Budapest
1954. Année étouffante et confuse : on venait de
ressentir les premières convulsions d’après la mort de
Staline.
L’été
53 avait éclaté chez nous comme une bombe, avec
l’accession au pouvoir d’Imre Nagy et son fameux discours de juin
déchirant pour la première fois le voile de mensonges
qui enveloppait les monstruosités connues de tous mais que
personne encore n’avait osé nommer.
Pourtant,
tout comme l’apparition de Malenkow en URSS ne devait être
qu’un épisode, les temps, en Hongrie, n’étaient pas
encore mûrs — ni pour réaliser les profonds
changements annoncés par Nagy ni pour provoquer un conflit
ouvert.
Nagy,
en fin de compte, fut éliminé, sinon — déjà —
physiquement, du moins politiquement. Bien que le cœur du colosse
eût cessé de battre, sa masse monstrueuse, énorme,
pesait encore de tout son poids. Et si l’on vit en effet déferler
une vague de répressions plus absurdes que jamais,
l’incertitude restait, pour ainsi dire, acquise et les mots prononcés
une fois, tout autant que l’espoir en la réapparition de Nagy,
formaient comme un point de cristallisation à partir duquel se
constituait peu à peu le début d’une fermentation dans
les esprits.
Je
m’excuse de l’évocation un peu longue de cette époque
lointaine aujourd’hui dépassée — mais ce fut
l’arrière-fond d’où allait émerger ma découverte
de Camus.
Donc,
c’était au cours de l’interminable hiver 1954, à la
bibliothèque de l’Institut français, dont, depuis
quelque temps, j’étais visiteuse assidue. Déjà
la seule existence de cet institut constituait en soi un phénomène
insolite ; ses pareils britannique et américain étant
rigoureusement fermés depuis le procès Rajk, on n’a
jamais su si la survivance de cet établissement d’allégeance
française représentait un oubli, une lacune, ou bien si
on l’avait laissé indemne à dessein dans le réseau
serré de l’omniprésent contrôle de tout et de
tous. En tout cas, il était peu connu, et aucune personne
revêtue d’une responsabilité quelconque ne se serait
avisée d’y jamais pénétrer, ne fût-ce que
par l’effet de la prudence la plus élémentaire.
Un
soir, à tout hasard, je pris un volume, un roman intitulé
« La Peste », d’un certain Albert Camus, dont jamais
auparavant je n’avais entendu le nom. Ce fut une illumination, et qui
n’a jamais faibli depuis lors.
Oui,
une illumination, il n’y a pas d’autre mot, et je lui donne ici tout
son sens littéral. Comme lorsqu’on est frappé par une
lumière soudaine qui vous révèle tout d’un coup
le visage pourtant déjà connu — que l’on croyait
connaître — du monde.
En
écoutant le narrateur raconter la peste à Oran, j’avais
le sentiment d’entendre monter en moi-même une voix grave et
simple suscitant l’image même, mais d’une intensité et
d’une justesse ignorées jusque-là, du monde où
je vivais. Cette réalité qui n’était que trop
notre lot quotidien, la voix de Camus l’évoquait avec une
telle pénétration tout ensemble angoissée et
souveraine, que je la reconnus nôtre, à part entière.
C’était une parole fraternelle, triste sans résignation,
une lumière, en même temps, dont la clarté
dépouillée dispersait les brumes des marécages
qui nous enveloppaient de toutes parts. Le premier pas de la
conscience dans un monde ignoble et fallacieux est d’oser reconnaître
et nommer les choses ; tout ce qui s’ensuit, tout « le reste »,
comme il est devenu de mode de s’exprimer, ne peut venir qu’après.
Tout régime totalitaire connaît bien cette règle
primordiale qui, contre la tyrannie, recèle la plus insidieuse
et vengeresse menace.
Et,
dans ce que disait, nommait la voix, il était impossible de ne
pas sentir la présence de l’homme ; on avait la certitude qu’il
était concerné, engagé par cette parole, autant
que nous.
J’ai
dévoré ensuite tout ce que l’on pouvait encore trouver
de lui à l’Institut : « L’Etranger », « Noces »,
« L’Été », « L’Homme révolté ».
Chacun de ces livres m’apporta la même joie profonde. Et je
sentis aussitôt le besoin de partager cette amitié avec
mes pareils ; je commençai à traduire, des fragments
bien sûr, tout au plus certains récits entiers.
Tous
ceux à qui je communiquai les manuscrits de ces versions — une
impression, naturellement, n’eût jamais été
permise — ressentirent un bouleversement identique au mien. Cet
inconnu, cet ami parlait la langue que nous-mêmes en étions
encore à seulement balbutier. Il nous tendait un miroir où
des traits de nous-mêmes ou du monde, de l’inframonde qui nous
enserrait, jusqu’alors inconnus de nous ou mal devinés, se
révélaient soudain.
« Le
jour, disait la voix divinatrice, où le crime se pare des
dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est
propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée
de fournir ses justifications… L’important n’est donc pas encore de
remonter à la racine des choses, mais, le monde étant
ce qu’il est, de savoir comment s’y conduire. » Combien chacun
de nous ne devait-il pas accueillir de tout son être cette
interrogation brûlante et en même temps modeste, et qui
allait par la suite avoir des conséquences d’une bien autre
envergure.
En
même temps qu’il nourrissait notre révolte, ce même
ami lointain et si proche savait maintenir aussi la joie, le
rayonnement d’un soleil puissant — comme l’était son soleil
d’Alger et aussi le nôtre. « Au milieu de l’hiver — chacun
l’eût pu désormais proclamer avec lui — il y avait en
moi, disait-il, un été invincible. »
Plus
tard, les jours de la révolution venus sa présence
intérieure prit une intensité plus grande encore. Il
serait difficile de dire comment il pouvait en aller ainsi, dans la
fièvre d’alors ; peut-être faut-il avoir connu soi-même
une peste pour entièrement mesurer la justesse de mots comme
ceux-ci : «… On ne félicite pas un instituteur
d’enseigner que deux et deux font quatre… Mais il vient toujours un
moment dans l’histoire où celui qui ose dire que deux et deux
font quatre est puni de mort… La question est de savoir si deux et
deux, oui ou non, font quatre. »
Jusque
dans l’agitation, souvent chaotique, du soulèvement de tout un
peuple, on retrouvait encore la résonance de sa voix : car
comme lui, avec lui nous apprenions que seule l’évidence,
l’évidence modeste, peut se transformer en grandeur, tout
comme nous apprenions aussi qu’ « on ne peut pas en même
temps guérir et savoir. Alors guérissons le plus vite
possible. C’est le plus pressé. » Sans pouvoir prétendre
au savoir d’une justice absolue, du moins pouvait-on essayer
d’atteindre à la justesse.
Ce
n’est pas à moi de juger « littérairement »
de son œuvre. Je ne peux dire que la valeur que nous, de Budapest,
nous lui reconnaissions dès alors, — comme la bouche sait
d’intuition l’authenticité du cri qui jaillit d’elle, ou du
pain qui la nourrit. C’est beaucoup ; c’est bien plus qu’un jugement :
un pacte.
Eva
Barna-Pauli