La Presse Anarchiste

Les grèves

Dès les débuts
de l’As­so­cia­tion inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs, les grèves
furent l’ob­jet de vives dis­cus­sions. Il est cer­tain que l’appui
fra­ter­nel, trou­vé par des gré­vistes fran­çais en
Angle­terre, et réci­pro­que­ment, avait immensément
contri­bué aux pro­grès de l’As­so­cia­tion. L’empressement
avec lequel des métiers, jadis indif­fé­rents ou même
hos­tiles les uns aux autres, s’ap­puyaient dans leurs grèves,
don­nait à la grande Asso­cia­tion un carac­tère de réalité
qu’elle n’au­rait jamais eu, si elle se bor­nait à des
décla­ra­tions pla­to­niques de solidarité.

Mais on remarque aussi,
dès les débuts, que très sou­vent les grèves
étaient imbues d’un égoïsme étroit. En vue
d’une grève, les sec­tions gros­sis­saient à vue d’œil.
Mais, la grève une fois ter­mi­née, soit par une
vic­toire, soit par une défaite, les tra­vailleurs se retiraient
des sec­tions pour jouir des fruits de la vic­toire, ou bien par
découragement.

Peu à peu, on en
arri­va à trai­ter la grève comme une arme réactionnaire,
et cette manière de voir pré­va­lut, pen­dant un certain
temps, dans les milieux révo­lu­tion­naires, d’au­tant plus que
chaque grève plus ou moins impor­tante était exploitée
par des poli­ti­ciens en quête de candidatures.

O

Entre temps, la vie
conti­nuait à mar­cher dans les milieux ouvriers. Les grèves
conti­nuaient. D’an­née en année, elles pre­naient un
carac­tère de plus en plus gran­diose. Ce que l’on décrivait
autre­fois comme « une guerre des bras croisés »
pre­nait peu à peu le carac­tère d’émeutes
popu­laires contre le capi­tal et sou­vent contre l’État.
L’es­prit de soli­da­ri­té péné­trait les masses
ouvrières, et la soli­da­ri­té internationale
s’é­ta­blis­sait de plus en plus, spon­ta­né­ment, dans les
rap­ports entre tra­vailleurs de diverses nations.

Des grèves
écla­taient, englo­bant des cen­taines de mille tra­vailleurs à
la fois. À plu­sieurs reprises, on fut à deux doigts
d’une grève géné­rale. Et, avec l’ir­ri­ta­tion qui
nais­sait dans la lutte, la grève deve­nait émeute,
insur­rec­tion ouvrière.

Force est donc de
recon­naître aujourd’­hui que, mal­gré tous ses
incon­vé­nients, mal­gré son carac­tère sou­vent si
égoïste, la grève est encore une des armes les
plus puis­santes pour éta­blir, dans les faits aus­si bien que
dans les idées, un sen­ti­ment de soli­da­ri­té entre
tra­vailleurs de dif­fé­rentes branches de métier, de les
unir en une lutte com­mune contre les exploi­teurs, de réveiller
l’es­prit de révolte contre le capi­tal et contre l’État
qui, tou­jours, prend par­ti pour le capi­ta­liste contre le travailleur.

Enfin, l’idée
d’une grève géné­rale, englo­bant tous les métiers
vitaux d’une nation, et sou­te­nue inter­na­tio­na­le­ment par des grèves
immenses — cette idée que l’In­ter­na­tio­nale avait énoncée
dès ses débuts — com­mence à prendre corps et,
d’an­née en année, approche de sa réa­li­sa­tion. Un
tra­vail immense — d’au­tant plus puis­sant qu’il est spontané
 — se pro­duit dans cette direc­tion dans les milieux ouvriers du
monde entier.

O

Il est tout natu­rel que
les éco­no­mistes uni­ver­si­taires, sala­riés par la
bour­geoi­sie, se mettent en cam­pagne contre ce mou­ve­ment et
s’ef­forcent de l’en­rayer par tous les moyens.

Leur argu­ment favori,
c’est l’i­nu­ti­li­té des grèves. À croire les
chiffres de pertes subies par les tra­vailleurs pen­dant les grèves,
 — chiffres par les­quels les éco­no­mistes aiment à
frap­per l’i­ma­gi­na­tion de leurs lec­teurs, — le tra­vailleur perd
tou­jours plus qu’il ne gagne par une grève, alors même
qu’elle a réus­si. Chaque grève ruine l’industrie
natio­nale. Les salaires montent en ver­tu des « lois »
éco­no­miques, aux­quelles les patrons s’empressent, paraît-il,
d’o­béir, en offrant aux tra­vailleurs de par­ta­ger leurs
béné­fices, et les grèves n’y sont pour rien.
L’i­gno­rance seule des tra­vailleurs et l’am­bi­tion de leurs meneurs
amènent ces calamités.

O

Les tra­vailleurs savent,
heu­reu­se­ment, à quoi s’en tenir sur ces raisonnements
intéressés.

Ils savent que
lors­qu’une indus­trie est jetée dans le marasme par la cupidité
et l’i­gno­rance des patrons, la grève est condamnée
d’a­vance à la défaite ; mais que, presque
tou­jours, elle empêche, du moins, les salaires de tomber
jus­qu’au niveau de la misère sans phrases.

Quant aux moments de
pros­pé­ri­té rela­tive de l’in­dus­trie, mes­sieurs les
patrons obéissent si peu aux soi-disant « lois »
éco­no­miques, que c’est seule­ment en met­tant le cou­teau sur la
gorge du patron que le tra­vailleur obtient la moindre aug­men­ta­tion de
son salaire ou la moindre dimi­nu­tion de sa jour­née. Pour un
seul patron qui se décide à obéir « de
bon gré » aux « lois »
éco­no­miques, — c’est-à-dire sous la menace des
tra­vailleurs, il y en a tou­jours dix, au moins, qui espèrent,
avec l’aide de la police, de l’ar­mée et des juges, retarder
l’heure de l’o­béis­sance ; la grève seule les
décide à débour­ser quelques sous de leurs
bénéfices.

Chaque sou de salaire en
plus, chaque minute de tra­vail en moins, chaque liber­té dans
l’a­te­lier, si minimes qu’ils soient, ont été arrachés
aux requins de l’in­dus­trie par des conju­ra­tions de la faim, par des
mois de misère iné­nar­rable, sans comp­ter les grévistes
empri­son­nés, sabrés et fusillés par les
ser­vi­teurs du capi­tal — la jus­tice, la police et l’armée.

À part la révolte
et la grève, le tra­vailleur n’a pas d’autre arme pour empêcher
le patron d’a­vi­lir les salaires.

O

Quant aux chiffres, si
chers aux éco­no­mistes de la bour­geoi­sie, ceux que les Bureaux
du Tra­vail aux États-Unis ont publiés récemment
sont assez instructifs.

Les pertes des
tra­vailleurs dans les grèves, en effet, sont énormes.
Caroll Wright, dans un tra­vail très soi­gné concernant
les grèves des Etats-Unis de 1880 à 87 (un volume de
1200 pages, publié aux frais de l’É­tat), nous montre
que les pertes des tra­vailleurs se sont mon­tées, dans ces
années, à 299 862 200 francs ; ce qui fait une
moyenne de 200 francs par gré­viste. La mère ouvrière,
seule, sau­ra appré­cier ce que signi­fie ce tri­but énorme
de 200 francs par tête pré­le­vé par la bête
capitaliste.

Mais il résulte
de ce même tra­vail que, dans les grèves gagnées,
les pertes ont été com­pen­sées par l’augmentation
des salaires en une moyenne de 76 jours ; et que, dans les
grèves gagnées par­tiel­le­ment, les pertes ont été
cou­vertes en une moyenne de 361 jours ; après quoi il y a
eu gain net. 

Cela change déjà
un peu le tableau.

Quant au nombre de
grèves gagnées et per­dues, tout dépend (dans des
condi­tions moyennes d’in­dus­trie) de l’en­tente préa­lable entre
tra­vailleurs. Si cette entente existe, comme elle exis­tait aux
États-Unis, où l’on a vu en une seule année
(1890) une grève sur huit écla­ter pour sou­te­nir des
cama­rades en grève (732 grèves « de
soli­da­ri­té » sur un total de 6199), — alors les
grèves per­dues sont rares. Sur 6199 grèves et 3711
menaces de grève, aux­quelles les patrons ont cédé,
il n’y a eu, cette année, que 446 grèves perdues.

O

Nous ferons donc bien de
nous tenir sur nos gardes en par­cou­rant les gros chiffres de pertes
qui font si sou­vent le tour de la presse bourgeoise.

Et, quant aux grèves
per­dues, nous ferons encore bien de consul­ter leurs résultats
secondaires.

Ain­si, rare­ment une
grève s’est ter­mi­née par une défaite aussi
ter­rible que la grande grève de Homes­tead, aux États-Unis
(celle où le direc­teur Frick fut frap­pé par Berckmann
et où les gré­vistes mas­sa­crèrent la soldatesque
mer­ce­naire du capi­tal — les sol­dats de Pin­cker­ton). Cette grève
se ter­mi­na par une déroute com­plète. Elle coûta
plus de sept mil­lions aux tra­vailleurs et, après la défaite,
trois mille ouvriers durent quit­ter le pays. Les unions ouvrières
per­dirent, en outre, le contrôle qu’elles possédaient
aupa­ra­vant sur la pro­duc­tion à Homestead.

Mais puisque, dans cette
bataille per­due, les ouvriers ont fait preuve d’une immense énergie,
puis­qu’ils ont com­bat­tu les sol­dats de Pin­cker­ton les armes à
la main, — c’est encore les Bureaux du Tra­vail qui nous le disent —
même cette grève per­due a plus fait pour mettre la
ques­tion sociale au pre­mier plan que toutes les grèves des
États-Unis, prises ensemble.

La bataille sanglante
contre les Pin­cker­ton, — nous dit la presse américaine —
les pro­cès qui sui­virent la grève, les calomnies
ignobles que les patrons firent cir­cu­ler dans des pro­cès sans
nombre inten­tés à des tra­vailleurs connus sur les lieux
de longue date, l’at­ti­tude arro­gante et lâche à la fois
des capi­ta­listes, ont mis toutes les sym­pa­thies du côté
des ouvriers.

On a com­pris, dans les
milieux jadis indif­fé­rents, qu’il ne peut pas y avoir de
conci­lia­tion pos­sible entre le capi­tal et le tra­vail ; que ce
sont deux forces oppo­sées dont l’une doit détruire
l’autre ; et que, sou­te­nir le capi­tal, c’est pré­pa­rer la
guerre sociale avec toutes ses consé­quences ter­ribles et
imprévues.

Et c’est pour­quoi cette
idée de pro­cla­mer la guerre au capi­tal dans un ter­ri­toire de
l’Ouest — idée qui sera riche en consé­quence — a
ger­mé par­mi les tra­vailleurs et même par­mi des hommes
d’es­prit indé­pen­dant au sein de la bour­geoi­sie, pen­dant la
der­nière grève des che­mins de fer (ate­liers Pulmann).

O

Telle est la leçon
don­née aux États-Unis par cette grève perdue,
mais per­due en com­bat­tant, comme la Com­mune de 1871.

C’est que le progrès
ne se mesure pas par des francs et des dol­lars. Il se mesure par
l’éner­gie, la force des convic­tions, l’es­prit de solidarité
que la bataille a réveillés. Et l’on sait de quel côté
sont ces moteurs du progrès.

Per­dant foi dans sa
propre cause, le capi­ta­liste ne se sent cou­ra­geux que sous la
pro­tec­tion des baïon­nettes de l’É­tat. Et chaque grève
creuse davan­tage le fos­sé entre le tra­vailleur qui marche vers
le pro­grès et le capi­ta­liste et son seul sup­pôt, l’État.

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Vin­dex

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