La Presse Anarchiste

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Il faut bien le dire nous n’avons pas été gâtés
en grands exemples. Je ne parle même pas de l’affaiblissement
géné­ral du carac­tère et de l’intelligence
par­mi ceux dont la fonc­tion était de nous gou­ver­ner ou de nous
repré­sen­ter. Mais pour en res­ter au seul domaine de la pensée,
les hommes de ma géné­ra­tion, nés à la vie
his­to­rique avec la prise du pou­voir par Hit­ler et les procès
de Mos­cou, ont vu d’abord les phi­lo­sophes de droite, par haine
d’une par­tie de la nation, jus­ti­fier l’asservissement de toute
cette nation sous une armée et une police étrangères.
Il fal­lut alors que l’intelligence, elle aus­si, prenne les armes
pour rec­ti­fier ce regret­table raisonnement.

A
peine avions-nous retrou­vé la paix et l’honneur qu’une
nou­velle conspi­ra­tion, encore plus dou­lou­reuse pour nous,
s’établissait contre l’intelligence et ses libertés.
Nous avons vu, nous voyons encore des pen­seurs de gauche, par haine
d’une autre par­tie de la nation, jus­ti­fier dans de beaux
rai­son­ne­ments la sup­pres­sion du droit de grève et des
conquêtes ouvrières, le régime
concen­tra­tion­naire, l’abolition de toutes les liber­tés de
pen­sée et d’expression et même l’antisémitisme,
à la seule condi­tion qu’il soit pro­fes­sé et exercé
sous des éti­quettes huma­nistes. Un froid délire
d’auto-punition a fait ain­si à dix ans d’intervalle, de
nos théo­ri­ciens de la nation ou de la liber­té, les
ser­vi­teurs pas­sion­nés des pires tyran­nies qui se soient
éten­dues sur le monde et, pour tout dire en un mot, les
ado­ra­teurs du fait accom­pli. Trop de nos intel­lec­tuels et de nos
artistes, sai­sis de ces délires, ont fini par res­sem­bler à
ces filles qui, devant l’auberge de Pei­re­beilhe, chan­taient de
toute leur gorge pour cou­vrir les cris des voya­geurs égorgés
par leurs ver­tueux parents…

(Le
Par­ti de la Liber­té
— dis­cours pro­non­cé par
Albert Camus, en hom­mage à Sal­va­dor de Mada­ria­ga, le 30
octobre 1956)

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« La terre tourne tou­jours », a dit le ministre
des affaires étran­gères Che­pi­lov après avoir
ren­du compte de la sau­vage inter­ven­tion des troupes russes. Elle
tourne en effet et… le men­songe long­temps triom­phant décline,
la véri­té long­temps obs­cur­cie com­mence de nous
éclai­rer. Des mondes arti­fi­ciels, dont le seul ciment était
le sang et la ter­reur, s’écroulent, dans le désarroi
et le silence de ceux qui en chan­taient les ver­tus. La liberté
dont on nous avait annon­cé et démon­tré la vanité
et la dis­pa­ri­tion néces­saire dis­perse en un jour les milliers
de doctes volumes et les armées sous les­quelles on la tenait
enter­rée. Elle marche à nou­veau, et des millions
d’hommes savent, de nou­veau, qu’elle est le seul levain de
l’histoire, leur seule rai­son de vivre, et le seul pain dont on ne
se ras­sa­sie pas.

(Idem)

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Ce
que fut l’Espagne pour nous il y a vingt ans, la Hon­grie le sera
aujourd’hui. Les nuances sub­tiles, les arti­fices de lan­gage et les
consi­dé­ra­tions savantes dont on essaie encore de maquiller la
véri­té ne nous inté­ressent pas. La concurrence
dont on nous entre­tient entre Rako­si et Kadar est sans importance.
Les deux sont de la même race. Ils dif­fèrent seulement
par leur tableau de chasse et, si celui de Rako­si est le plus
san­glant, ce n’est pas pour longtemps.

Dans
tous les cas, que ce soit le tueur chauve ou le persécuté
per­sé­cu­teur qui dirige, la Hon­grie ne fait pas de différence
quant à la liber­té de ce pays. Je regrette à cet
égard de devoir encore jouer les Cas­sandre, et de décevoir
les nou­veaux espoirs de cer­tains confrères infa­ti­gables, mais
il n’y a pas d’évolution pos­sible dans une société
tota­li­taire. La ter­reur n’évolue pas, sinon vers le pire,
l’échafaud ne se libé­ra­lise pas, la potence n’est
pas tolé­rante. Nulle part au monde on n’a pu voir un parti
ou un homme dis­po­sant du pou­voir abso­lu ne pas en user absolument.

Ce
qui défi­nit la socié­té tota­li­taire, de droite ou
de gauche, c’est d’abord le par­ti unique, et le par­ti unique n’a
aucune rai­son de se détruire lui-même. C’est pourquoi
la seule socié­té capable d’évolution et
libé­ra­li­sa­tion, la seule qui doive gar­der notre sym­pa­thie à
la fois cri­tique et agis­sante, est celle où la pluralité
des par­tis est d’institution. Elle seule per­met de dénoncer
l’injustice et le crime, donc de les cor­ri­ger. Elle seule
aujourd’hui per­met de dénon­cer la tor­ture, l’ignoble
tor­ture, aus­si mépri­sable à Alger qu’à
Budapest…

Les
tares de l’Occident sont innom­brables, ses crimes et ses fautes
réels. Mais, fina­le­ment, n’oublions pas que nous sommes les
seuls à déte­nir ce pou­voir de per­fec­tion­ne­ment et
d’émancipation qui réside dans le libre génie.
N’oublions pas que lorsque la socié­té totalitaire,
par ses prin­cipes mêmes, oblige l’ami à livrer l’ami,
la socié­té d’Occident, mal­gré tous ses
éga­re­ments, pro­duit tou­jours cette race d’hommes qui
main­tiennent l’honneur de vivre, je veux dire la race de ceux qui
tendent la main à l’ennemi lui-même pour le sau­ver du
mal­heur ou de la mort.

Lorsque
le ministre Che­pi­lov, reve­nant de Paris, ose écrire que
l’« art occi­den­tal est des­ti­né à écarteler
l’âme humaine et à for­mer des mas­sa­creurs de toute
espèce », il est temps de lui répondre que
nos écri­vains et nos artistes, eux du moins, n’ont jamais
mas­sa­cré per­sonne et qu’ils ont cepen­dant assez de
géné­ro­si­té pour ne pas accu­ser la théorie
du réa­lisme socia­liste des mas­sacres cou­verts ou ordonnés
par Che­pi­lov et ceux qui lui ressemblent.

La
véri­té est qu’il y a place pour tout par­mi nous, même
pour le mal, et même pour les écri­vains de Chepilov,
mais aus­si pour l’honneur, pour la vie libre du désir, pour
l’aventure de l’intelligence. Tan­dis qu’il n’y a place pour
rien dans la culture sta­li­nienne, sinon pour les ser­mons de
patro­nage, la vie grise et le caté­chisme de la pro­pa­gande. A
ceux qui pou­vaient encore en dou­ter, les écri­vains hongrois
viennent de le crier, avant de mani­fes­ter leur choix définitif
puisqu’ils pré­fèrent se taire aujourd’hui plutôt
que de men­tir sur ordre.

Nous
aurons bien du mal à être dignes de tant de sacrifices.
Mais nous devons l’essayer, dans une Europe enfin unie, en oubliant
nos que­relles, en fai­sant jus­tice de nos propres fautes, en
mul­ti­pliant nos créa­tions et notre soli­da­ri­té. A ceux
enfin qui ont vou­lu nous abais­ser et nous faire croire que l’histoire
pou­vait jus­ti­fier la ter­reur, nous répon­drons par notre vraie
foi, celle que nous par­ta­geons, nous le savons main­te­nant, avec les
écri­vains hon­grois, polo­nais et même, oui, avec les
écri­vains russes, bâillon­nés eux aussi.

Notre
foi est qu’il y a en marche dans le monde paral­lè­le­ment à
la force de contrainte et de mort qui obs­cur­cit l’histoire, une
force de per­sua­sion et de vie, un immense mou­ve­ment d’émancipation
qui s’appelle la culture et qui se fait en même temps par la
créa­tion libre et le tra­vail libre.

Notre
tâche quo­ti­dienne, notre longue voca­tion est d’ajouter par
nos tra­vaux à cette culture, et non d’y retran­cher quoi que
ce soit, même pro­vi­soi­re­ment. Mais notre devoir le plus fier
est de défendre per­son­nel­le­ment et jusqu’au bout, contre la
force de contrainte et de mort, d’où qu’elle
vienne, la liber­té de cette culture, c’est-à-dire la
liber­té du tra­vail et de la création.

Ces
ouvriers et ces intel­lec­tuels hon­grois, auprès des­quels nous
nous tenons aujourd’hui avec tant de cha­grin impuis­sant, ont
com­pris cela et nous l’ont fait mieux com­prendre. C’est pourquoi
si leur mal­heur est le nôtre, leur espoir nous appartient
aus­si. Mal­gré leur misère, leur exil, leurs chaînes,
ils nous ont lais­sé un royal héri­tage que nous avons à
méri­ter : la liber­té qu’ils n’ont pas choisie,
mais qu’en un seul jour ils nous ont rendue !

Albert
Camus

(Dis­cours
pro­non­cé à la salle Wagram, le ven­dre­di 15 mars 1957)

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