[(
La
récente réédition, au Club des Editeurs, des
Mémoires d’un révolutionnaire de Victor Serge
accroît encore — si besoin est ! — la permanente
actualité de ce livre magistral. En cette heure où tant
de lugubres événements — dont la prolongation du
crime russe en Hongrie — jettent, comme dit plus haut Silone, un
doute sinistre sur le soi-disant dégel et la condamnation
officielle de la terreur stalinienne, et où bien des signes
semblent annoncer que nombre de gens, déjà confus
d’avoir eu des velléités de réveil de
conscience après la tragédie de Budapest, ne
demanderaient pas mieux que de reprendre leur attitude agenouillée
devant les idoles, il nous a paru utile, nécessaire même,
de faire place, ici, à l’analyse quasi clinique que Serge a
donnée du mécanisme totalitaire et de son déplorable
pendant, la paralysie, là-devant, de l’intelligentzia dite
de gauche. Bien sûr, les textes sont connus. Mais il en va de
la vérité comme des victimes : y penser le moins
possible est tellement plus confortable, l’oubli, l’aveuglement
étant apparemment, à en juger par le comportement du
plus grand nombre, les formes les plus insidieuses du moindre effort.
Editées — tant mieux — et rééditées —
tant mieux encore — ces pages de Serge (en vérité il
faudrait en donner bien davantage) ne seront jamais trop lues et
relues.
)]
L’énormité
du faux le plus impudent (Serge parle ici des délirants
procès de Moscou qui venaient de commencer) que l’on
puisse concevoir éclatait sous nos yeux de témoins à
peu près bâillonnés. Je lisais dans la Pravda
les comptes rendus — tous tronqués des procès.
J’y relevai par centaines les invraisemblances, les
contresens, les distorsions grossières de faits, les
affirmations simplement insensées. Mais ce délire était
aussi un déluge. A peine avais-je analysé un flot
d’impostures flagrantes qu’un autre flot plus violent emportait
le travail inutile de la veille. Cela débordait sans que l’on
eût la possibilité de fixer un point. L’Intelligence
Service se mêlait à la Gestapo, les accidents de chemin
de fer devenaient des crimes politiques, le Japon entrait en scène,
la grande famine de la collectivisation avait été
organisée par les « trotzkystes » (tous
emprisonnés à l’époque !), une foule
d’accusés dont on attendait les procès
disparaissaient à jamais dans les ténèbres, les
exécutions se suivaient par milliers sans procès
d’aucune sorte — et il se trouvait dans tous les pays civilisés
des juristes instruits et « avancés »
pour estimer ces procédures régulières et
convaincantes. Cela devenait une lamentable faillite de la conscience
moderne. La Ligue française des droits de l’homme, respectée
depuis l’affaire Dreyfus, trouva un juriste de cette sorte dans son
sein. Le Comité de la Ligue se divisait en majorité
hostile à toute enquête et en minorité écœurée
— et la minorité s’en allait. L’argument commun se
réduisait à ceci : « La Russie est
notre alliée… » C’était stupide :
une alliance d’États qui devient un asservissement politique
et moral tient du suicide ; mais c’était fort. J’eus
avec le président de la Ligue des droits de l’homme, Victor
Basch, un des hommes courageux du temps des luttes contre
l’état-major, un entretien de plusieurs heures, à la
fin duquel, anéanti de tristesse, il me promit la réunion
d’une commission — qui ne se réunit jamais …
…
Le mécanisme de l’extermination était si simple que
l’on pouvait en prévoir la marche. J’annonçai, des
mois à l’avance, la fin de Rykov, de Boukharine, de
Krestinsky, de Smilga, de Racovski, de Boubnov… Quand
Antonov-Ovséenko, le révolutionnaire qui avait en 1917
donné l’assaut au palais d’Hiver, le malheureux qui venait
de faire assassiner à Barcelone mon ami André Nín
et le philosophe anarchiste Camillo Berneri, fut rappelé de
son poste en Espagne pour prendre celui de commissaire du peuple à
la Justice, laissé vacant par Krylenko disparu dans les
ténèbres, j’annonçai qu’il était
perdu — et il l’était. Quand Yagoda, chef du Guépéou,
organisateur du procès Zinoviev, fut nommé commissaire
du peuple aux Postes et Télégraphes, j’annonçai
qu’il était perdu ; et il l’était… Prévoir
ne servait absolument à rien. L’effroyable machine
continuait sa marche, les intellectuels et les politiques se
détournaient de nous, l’opinion de gauche était
muette et aveugle. Un ouvrier communiste me criait du fond d’une
salle de réunion :
« Traître !
Fasciste ! Vous n’empêcherez pas l’URSS de rester la
patrie des opprimés ! » Je parlais partout où
je le pouvais, dans des sections socialistes, dans des assemblées
syndicales, à la Ligue des droits de l’homme, dans des loges
maçonniques, aux soirées du groupe Esprit. J’emportais
facilement la conviction, je ne rencontrais jamais la contradiction,
je rencontrais souvent l’injure et la menace. Des chefs de la
police parisienne me conseillaient de changer de logement, de prendre
des précautions… (je n’en faisais rien, faute d’argent.)
Partout,
des hommes de bonne foi, troublés jusqu’au fond de l’âme,
me demandaient : « Mais expliquez-nous le mystère
des aveux », et quand je leur donnais la triple
explication russe, par la sélection des accusés, le
dévouement au parti, la terreur, ils hochaient la tête
en invoquant « la conscience individuelle qui… ».
Ils ne pouvaient pas comprendre que les révolutions et les
régimes totalitaires forment une autre conscience individuelle
et que nous sommes à l’âge du bouleversement de la
conscience humaine. Je leur criais parfois, exaspéré à
mon tour : « Expliquez-moi, vous autres, la
conscience des grands intellectuels et des chefs de parti occidentaux
qui avalent tout ça, le sang, l’absurdité, le culte
du chef, une constitution démocratique dont on fusille
aussitôt les auteurs ! » Romain Rolland avait
pris naguère, à mon propos, l’engagement d’intervenir
si la peine de mort était à craindre. Je lui écrivis :
« Aujourd’hui s’ouvre à Moscou un procès…
Assez de sang, assez de sang sur cette pauvre révolution
massacrée… Vous êtes seul à posséder en
URSS une autorité morale qui vous permet d’intervenir et
vous oblige à intervenir… » Romain Rolland garda
le silence et treize exécutions suivirent …
…
Tous ces crimes s’entouraient d’épais nuages asphyxiants
répandus par la presse communiste… Nous assistions à
la naissance de psychoses collectives comme le moyen âge en
connut ; et à la formation d’une technique
d’étouffement du sens critique si laborieusement acquis par
l’intelligence moderne. Il y a quelque part dans Mein Kampf
vingt lignes d’un parfait cynisme sur l’utilité de la
calomnie employée avec force. Les nouvelles méthodes
totalitaires de domination de l’esprit des masses reprennent les
procédés de la grande publicité commerciale en y
ajoutant, sur un fond irrationnel, une violence forcenée. Le
défi à l’intelligence l’humilie et préfigure
sa défaite. L’affirmation énorme et inattendue
surprend l’homme moyen, qui ne conçoit pas que l’on puisse
mentir ainsi. La brutalité l’intimide et rachète en
quelque sorte l’imposture ; l’homme moyen, défaillant
sous le choc, est tenté de se dire qu’après tout
cette frénésie doit avoir une justification supérieure
dépassant son entendement. Le succès de ces techniques
n’est évidemment possible qu’en des époques
troublées et à la condition que les minorités
courageuses incarnant le sens critique soient ou bien bâillonnées
ou réduites à l’impuissance par la raison d’État
et le manque de ressources matérielles.
En
aucun cas il ne s’agit de convaincre ; il s’agit en
définitive de tuer. Une des fins poursuivies par le
déchaînement d’insanités des procès de
Moscou fut de rendre la discussion impossible entre communistes
officiels et communistes d’opposition. Le totalitarisme n’a pas
d’ennemi plus dangereux que le sens critique ; il s’acharne
à l’exterminer. Les clameurs emportent l’objection
raisonnable et, s’il persiste, une civière emporte
l’objecteur vers la morgue.
Victor
Serge
Mémoires
d’un révolutionnaire