La Presse Anarchiste

De Spartacus à la commune de Munich (1)

[(Au moment de mettre sous presse, nous avons la dou­leur d’apprendre qu’Adrien Turel, à qui nous devons les pages ci-des­sous, et que la mala­die avait ter­ras­sé tous ces der­niers mois, s’est éteint à Zurich le same­di 29 juin. Puisse cette trop frag­men­taire tra­duc­tion por­ter au moins un pre­mier témoi­gnage dans notre langue de l’homme éton­nant qu’il aura été. — C’est avec bien de l’émotion que nous expri­mons à Madame Adrien Turel, avec notre ami­cale afflic­tion, toute la part que nous pre­nons à son deuil.)]

De père suisse romand et de mère alle­mande, le poète, socio­logue et phi­lo­sophe Adrien Turel (il a lui-même défi­ni son domaine de recherches « phy­sique sociale ») est né à Saint-Péters­bourg en 1890. Il n’avait pas un an lorsque sa famille est reve­nue s’installer à Lau­sanne, puis dans les envi­rons de cette ville, et il en avait dix lorsqu’elle s’établit à Ber­lin. C’est à Ber­lin que Turel fit ses études secon­daires et supé­rieures. Il ne devait ren­trer défi­ni­ti­ve­ment en Suisse qu’en 1934.
Il a publié une ving­taine de volumes (romans, essais, poèmes), dont un en fran­çais, sur
Bacho­fe­ni (chez Alcan). Le der­nier en date s’intitule « Die dritte und letzte Stufe der Wel­tre­vo­lu­tion » (La troi­sième et der­nière phase de la Révo­lu­tion mon­diale), (Volks­ver­lag 1957). La pré­oc­cu­pa­tion cen­trale de Turel est de mon­trer que tous nos pro­blèmes ont chan­gé d’échelle depuis la consti­tu­tion des mathé­ma­tiques et de la phy­sique modernes. A ses yeux l’opposition Amé­rique-Rus­sie n’est qu’apparente ; par une vue de l’esprit que l’on peut dis­cu­ter, mais qu’il est inté­res­sant de connaître, il estime au contraire qu’il y a une conver­gence entre ces deux sys­tèmes, les seuls, pense-t-il, d’où puisse naître l’indispensable « trans­mu­ta­tion » de notre espèce. — Mal connu, sou­vent mécon­nu, Turel a appe­lé ses mémoires (publiés, chez l’auteur à Zurich en 1956, en édi­tion hec­to­gra­phiée), non sans sous-enten­du d’ironie d’ailleurs, « Mémoires d’un raté ». (Bilanz eines erfol­glo­sen Lebens). C’est à ce livre extra­or­di­nai­re­ment vivant et lucide que nous emprun­tons quelques extraits, très carac­té­ris­tiques, d’abord, de l’état d’esprit de l’Allemagne wil­hel­mi­nienne dans le cou­rant de la Pre­mière Guerre mon­diale, puis des luttes sociales aux­quelles l’auteur s’est trou­vé mêlé presque mal­gré lui.)

[|I|]


En 1900, nous avions, mon frère ma sœur et moi, débarqué
en vrais petits cro­quants à Ber­lin la grand’ville, et c’est
du même regard éton­né dont j’avais contemplé
les mai­sons de quatre étages et le métro aérien,
que je consi­dé­rai sans doute alors l’imposant édifice
de l’empire bis­mar­ckien. Mais Dieu sait si, en même temps, ne
s’était pas éveillé en moi quelque chose comme
une âme russe ori­gi­nelle, car, tout pauvre, infirme [[Dès sa pre­mière enfance Adrien Turel fut atteint de para­ly­sie infan­tile et res­ta infirme de la jambe et du bras droits.]] et
soli­taire que je fusse, je ne pou­vais pas faire autre­ment que de
regar­der quand même de haut l’État fon­dé par
Bis­marck, d’y voir un phé­no­mène, au fond, provincial,
et de me dire que tous ces gens-là sur­es­ti­maient infiniment
leur gran­deur. Tan­dis que l’empire bri­tan­nique, les Etats-Unis et
la Rus­sie connais­saient un déve­lop­pe­ment planétaire
encer­clant la petite Europe, les Alle­mands ne trou­vaient pas d’autre
passe-temps his­to­rique que de se pous­ser du col pour avoir annexé
l’Alsace-Lorraine, ce lopin, et de célé­brer à
plus soif leur triomphe sur des chefs de guerre aus­si médiocres
qu’un Bazaine ou un Mac-Mahon, comme si l’armée allemande
était appe­lée à être à jamais la
pre­mière du monde pour avoir bat­tu la française…

La
rue où nous habi­tions, la Kott­bu­sers­trasse, joux­tait le
fau­bourg émi­nem­ment pro­lé­ta­rien de Rix­dorf (aujourd’hui
Neuköln Dans la mesure même où je désespérais
de trans­muer en poé­sie ma crise inté­rieure (puber­té,
etc.), je me mis à déses­pé­rer aus­si de la
bour­geoi­sie culti­vée [[Turel est alors élève du lycée Leib­niz.]] et com­men­çai de fraterniser
avec les social-démo­crates du quar­tier. Mais ils me
conseillèrent de ne pas entrer tout de suite au par­ti, pour ne
pas don­ner aux auto­ri­tés sco­laires du lycée Leib­niz un
trop facile pré­texte pour me mettre à la porte.

Enfin,
enfin ! le 12 mars 1912, j’obtins mon bachot, saupoudré
des meilleurs vœux et de la béné­dic­tion de la
com­mis­sion d’examen me sou­hai­tant tout le suc­cès possible
dans mes futures études de droit. Je crois bien que je n’avais
décla­ré choi­sir le droit que parce que Heine et Gœthe,
eux aus­si, avaient été juristes — de misérables
juristes d’ailleurs. Ce sont de ces déci­sions comme en
peuvent prendre des êtres mar­qués au coin d’une
voca­tion exclu­sive pour un genre d’activité qui ne constitue
pas un métier : ils ne jettent leur dévo­lu que
pour la forme et ut ali­quid fie­ri videa­tur. Par la suite, mes
oncles et tantes m’ont ardem­ment inci­té à embrasser
l’étude de la théo­lo­gie pour me faire pas­teur… Car
c’est ain­si que l’on cal­cu­lait, à l’époque. On
exa­mi­nait les sta­tis­tiques de l’offre et de la demande pour les
méde­cins, les théo­lo­giens, les phi­lo­logues, les
juristes, les mathé­ma­ti­ciens, etc. Et si les­dites statistiques
vous avaient ame­né à consta­ter que, d’ici trois à
quatre ans, les pas­teurs seraient rares et donc fort demandés,
eh bien, on étu­diait la théo­lo­gie. Avec le Bon Dieu,
cela n’avait que bien peu à voir.

Com­bien
peu j’étais pré­dis­po­sé à devenir
pas­teur, c’est ce qui res­sort déjà du fait que, dès
que je me vis nan­ti de mon bachot, je n’eus rien de plus pressé
que de me mettre en rap­port avec le par­ti social-démocrate,
dans l’illusion, si par­fai­te­ment conforme à mon tempérament,
d’adhérer ain­si à un mou­ve­ment révolutionnaire
pour lequel on aurait peut-être la chance de devoir mou­rir en
mar­tyr. Ma décep­tion n’en fut que plus écra­sante. Dès
la pre­mière réunion régle­men­taire pour le
paie­ment des coti­sa­tions, j’eus une image exacte de ce par­ti si
par­fai­te­ment rai­son­nable et bureau­cra­ti­sé qu’on eût pu
croire qu’il avait déjà fait sa révo­lu­tion. Et
sans doute est-ce le pro­blème de toutes les grandes
révo­lu­tions, que l’on a besoin, pour les faire abou­tir à
leur crise, de gens a la Bakou­nine, qui, dès que le travail
admi­nis­tra­tif du nou­veau sys­tème com­mence à
fonc­tion­ner, conti­nuent à avoir le diable au corps, de sorte
que l’on peut s’estimer heu­reux quand on n’est pas dans la
néces­si­té de les fusiller. Mais cela, c’est pour la
période « après », tan­dis que
tout par­ti révo­lu­tion­naire com­met un véri­table suicide,
qui déca­pite ou met à la retraite ses Bakou­nine ou ses
Robes­pierre avant que la lutte pour la révo­lu­tion n’ait
com­men­cé. C’est ce genre de sui­cide qu’en dépit de
Frie­drich Engels et de quelques autres, la social-démocratie,
pour­tant mar­xiste à l’origine, a pra­ti­qué sur
elle-même en Allemagne.

Vu
du fau­teuil d’un pré­sident du Conseil de Prusse, ce
phé­no­mène du réfor­misme était à
peine per­cep­tible, car, dans le cas de la social-démocratie,
la méta­mor­phose dans le sens du ramol­lis­se­ment et de la
sagesse sénile se dra­pait pom­peu­se­ment des phrases
pseu­do-mar­xistes d’un Kautz­ky ou d’un Dietz­gen, simple
trompe‑l’œil der­rière lequel le par­ti de Wil­helm Liebknecht
et du jeune August Bebel avait accom­pli la mue qui avait fait de lui
la très impé­ria­le­ment loya­liste social-démocratie
de Sude­kum et d’Ebert.

A
cet égard, ma pre­mière réunion de section —
celle dont je par­lais plus haut — ne s’est jamais effacée
de ma mémoire. Que la chose se pas­sât dans une salle nue
et sen­tant le moi­si, avec des murs badi­geon­nés gris bleu comme
dans une caserne ou une pri­son, cela n’eût guère eu
d’importance. Car tout débu­tant révo­lu­tion­naire vit,
presque exa­gé­ré­ment, dans l’idée que son
exis­tence se dérou­le­ra sous le signe de l’illégalité,
dans l’ambiance dénuée de confort d’une cel­lule ou,
dans le meilleur des cas, de quelque man­sarde. Mais les braves
phi­lis­tins ras­sem­blés ce soir-là n’en contrastaient
que davan­tage avec ce cadre « illégal ».
L’un des cama­rades avait, comme à l’habitude, une
confé­rence à tenir. L’excellent gar­çon ne
s’était abso­lu­ment pas pré­pa­ré et traînait,
si j’ose dire, comme en pan­toufles dans les plates-bandes (ô
com­bien plates !) d’un sujet abso­lu­ment sans intérêt,
que n’importe quel rédac­teur de « Je sais tout »
eût, sans doute aucun, trai­té avec plus de brillant et
de feu. C’était si scan­da­leux que le pré­sident de
notre sec­tion pas­sa un savon à l’orateur tout à fait
comme, dans l’armée, un adju­dant engueule un bleu qui n’a
pas régle­men­tai­re­ment bou­ton­né sa capote. « Tâche
moyen, lui dit-il en sub­stance, la pro­chaine fois, de te préparer
un peu mieux. » Autant qu’il me fut pos­sible d’en
juger, les autres ne s’étaient aper­çus de rien,
n’ayant pas écou­té, tout occu­pés qu’ils
étaient à suivre dans leur for inté­rieur la
médi­ta­tion diges­tive de leurs boyaux.

Et
il en était de même de presque tout le par­ti dans tout
Ber­lin et dans tout l’empire, ain­si qu’en Autriche et dans toute
la social-démo­cra­tie de l’Europe occi­den­tale. Pour recruter
des adhé­rents, on avait si long­temps pris soin de peindre le
socia­lisme mar­xiste sous des cou­leurs ano­dines qu’il avait fini par
deve­nir effec­ti­ve­ment « inno­cent ». Dans toutes
ces années-là, je n’ai jamais connu un seul dirigeant
socia­liste que j’eusse pu croire capable de plus d’irrespect et
de rébel­lion que n importe quel pro­fes­seur d’université
aux idées certes cri­tiques et libé­rales, mais calme et
réflé­chi et hon­nête fonc­tion­naire de sa majesté
l’empereur et roi. Dès que dans une réunion, ou dans
une dis­cus­sion je me per­met­tais de dire ce que je pen­sais, on avait
vite fait de me remettre à ma place, sans même y mettre
beau­coup de formes. J’avais tou­jours l’impression d’entendre
encore la voix du rédac­teur du « Berliner
Tag­blatt », le Dr Engel, s’adressant, il n’y avait pas
si long­temps, à l’aspirant jour­na­liste que je croyais être :
« Cher Mon­sieur Turel, pour com­men­cer, il nous fau­dra bien
vous consi­dé­rer comme un apprenti ! »

Dans
la social-démo­cra­tie ber­li­noise, ce « parti »
qui, quelque deux ans plus tard, allait si fata­le­ment briller par sa
totale absence dès le début de la Première
Guerre mon­diale, je ne serais jamais res­té qu’un
« appren­ti », autre­ment dit un col­la­bo­ra­teur à
qui l’on per­met bien de se com­pro­mettre, mais non point de se
rendre utile.

Comme
en outre je me ren­dais par­fai­te­ment compte qu’en dépit de la
maxime : « Pro­lé­taires de tous les pays,
unis­sez-vous ! », les social-démocrates
alle­mands (oh com­bien teu­tons !) pen­saient exac­te­ment de leurs
« cama­rades » fran­çais, belges, italiens
ce que pou­vait pen­ser un sous-offi­cier prus­sien de l’armée
fran­çaise, je me reti­rai de ma sec­tion au bout de quelques
mois, donc en automne 1912. A plu­sieurs reprises, des camarades
vinrent encore me relan­cer pour essayer de m’amener à
rési­pis­cence, mais j’avais le même sen­ti­ment que si
l’empereur Guillaume en per­sonne avait ten­té de me
convaincre de me ral­lier au pas­teur Stö­cker [[Pré­di­ca­teur de la cour. Fon­da, pour faire pièce aux socia­listes, le par­ti chré­tien-social ; antisémite.
(a) Inutile de dire que nous lais­sons à Turel l’entière res­pon­sa­bi­li­té de cette appré­cia­tion. (S.)]] et à son
action sociale.

II

(Vient
la Pre­mière Guerre mon­diale. Pas un ins­tant, Turel, au reste
res­sor­tis­sant suisse, ne par­tage le confor­misme chau­vin des
Alle­mands. Au début de 1917, il fut char­gé de remplacer
au lycée fran­çais de Ber­lin — célèbre
ins­ti­tu­tion, dis­pa­rue aujourd’hui, remon­tant à l’émigration
hugue­note — un pro­fes­seur de lit­té­ra­ture française,
mobilisé.)

Au
lycée fran­çais sur­vi­vait encore un peu de l’esprit
non confor­miste des hugue­nots. Les élèves, quelque peu
mal pen­sants, se com­po­saient pour une part d’enfants de riches
familles juives (un Ull­stein — de la grande dynas­tie de l’édition
et de la presse — en fai­sait par­tie), et j’en ai connu plus tard
par la suite un cer­tain nombre mili­tant chez les com­mu­nistes. Ces
élèves-là me regar­daient d’un air enten­du et
m’interrogeaient par­fois, avec une expres­sion toute dia­bo­lique, sur
la situa­tion au front et la poli­tique mon­diale. Sans que je leur
eusse jamais rien dit de ma théo­rie de l’histoire, ils
avaient subo­do­ré en moi avec le flair le plus sûr un
homme reje­tant de fond en comble tout le sys­tème wilhelminien.

La
mi-mars 1917, sur ces entre­faites, était venue. Ayant, à
la fin d’une leçon, quit­té ma classe — la quatrième
 — j’avais gagné la salle des maîtres. Sou­dain la
porte s’ouvrit. Ester­neaux, notre direc­teur, entra, vint à
nous et nous dit : « Mes­sieurs le tsar a abdiqué. »
Je demeu­rai par­fai­te­ment impas­sible, ne fût-ce que parce qu’au
fond je m’attendais à cet évé­ne­ment, mais, me
tour­nant ensuite vers un jeune col­lègue du nom de Krüger,
avec qui je m’entendais mieux qu’avec les vieilles per­ruques, je
lui dis : « C’est la révo­lu­tion de notre
époque ! »

La
leçon que j’eus à don­ner ensuite représente
très cer­tai­ne­ment le plus grand effort péda­go­gique que
j’aie eu à déployer de ma vie, car c’était
pour moi une ques­tion d’honneur que d’y tenir mon rôle de
pro­fes­seur exac­te­ment comme à l’habitude, bien que,
natu­rel­le­ment, tout en moi bouillait comme à l’intérieur
d’un vol­can avant une érup­tion… Une fois recon­nue cette
véri­té fla­grante que la révo­lu­tion russe
consti­tuait, je le répète, la révo­lu­tion de
notre époque, la tâche qui s’imposait ne pou­vait être
que de tra­vailler à empê­cher, à longue échéance,
que cette neuve révo­lu­tion ne vînt à connaître
les mêmes contra­dic­tions que la grande révolution
fran­çaise, ses alter­nances d’action et de réaction,
autre­ment dit le bona­par­tisme, puis la restauration.

En
ces jour­nées de mars 1917, les grandes lignes de la politique
mon­diale telles qu’elle m’apparut alors et dont, objectivement,
les der­nières phases ne sont pas encore closes aujourd’hui
(1942), ne pou­vaient être esquis­sées que d’une façon
toute géné­rale et vague, pour ain­si dire de loin. Car
après tout, ce n’était qu’une hypo­thèse de
ma part (d’ailleurs on ne peut plus juste) que l’abdication du
tsar mar­quait le seuil d’une crise fon­da­men­tale, non seule­ment pour
la Rus­sie, mais pour le monde contem­po­rain dans son entier. Tout
d’abord, les Russes, exac­te­ment comme les Fran­çais pendant
la période de Mira­beau, s’efforcèrent de ne réaliser
qu’une révo­lu­tion à l’eau de rose, sous le signe de
la récon­ci­lia­tion géné­rale de l’ancienne
noblesse avec le nou­veau régime. Les événements
de Rus­sie sem­blaient de façon inquié­tante suivre la
même courbe que, jadis, ceux de France… Kerens­ki succédait
à Lwow comme la Gironde à Mira­beau, et l’intervention
de Kor­ni­low per­met­tait aux bol­che­viks de liqui­der Kerens­ki, tout
comme la guerre étran­gère avait obli­gé les
jaco­bins à balayer la Gironde, de sorte que l’esprit, qui
même en poli­tique et en his­toire cherche tou­jours volon­tiers à
pen­ser par ana­lo­gie,­ se voyait mal­gré lui tenté,
dès 1917, 1918, de pré­dire au grand bouleversement
russe son ther­mi­dor, son 18 bru­maire, son consu­lat sui­vi des guerres
impé­riales, en un mot le sort d’une révolution —
cette fois la révo­lu­tion mon­diale du 20e siècle —
déjà grosse de tous ses contraires napoléoniens…


Je tra­ver­sai péni­ble­ment toute l’année 1918, vivant
men­ta­le­ment pour ain­si dire au jour le jour, tout en continuant
d’enseigner au lycée fran­çais comme titu­laire, non
plus de la chaire de qua­trième, mais de troi­sième. Le
pro­fes­seur Weber, que j’avais rem­pla­cé (ou plutôt,
selon lui, dont j’avais usur­pé le poste) avait été
entre-temps démo­bi­li­sé, et Ester­neaux, notre directeur,
me signi­fia mon congé pour le 1er jan­vier 1919, non sans me
dire le plus cor­dia­le­ment du monde que je ne m’étais pas du
tout si mal que cela tiré d’affaire et qu’il ne manquerait
pas de me tenir au cou­rant dès qu’il aurait la possibilité
de me rede­man­der ma collaboration…

Ain­si
est-ce une fois de plus comme chô­meur que je fran­chis le seuil
de l’an 1919. C’est avec une sorte de déses­poir que je
sui­vais toutes les demi-mesures, erreurs et pré­ci­pi­ta­tions mal
réflé­chies aux­quelles se lais­saient aller les
spar­ta­kistes. Déjà cette seule appel­la­tion me
parais­sait fatale. Jamais je n’aurais bap­ti­sé un parti
révo­lu­tion­naire orien­té vers l’avenir du nom d’une
révolte d’esclaves qui fut non seule­ment écrasée,
mais en outre, à en juger d’après nos critères
scien­ti­fiques actuels en ce qui concerne une révolution
néces­saire et, de plus, féconde, n’avait pas eu la
moindre jus­ti­fi­ca­tion his­to­rique. (a)

J’entretenais
alors des rela­tions d’amitié avec de nom­breux com­mu­nistes et
socia­listes de gauche. Un beau jour, autant que je peux me le
rap­pe­ler le 9 jan­vier 1919, Adolf Stein­sch­nei­der [[Ami per­son­nel de Turel, qui vécut chez lui un cer­tain temps à Franc­fort, où Stein­sch­nei­der, juriste de son métier, était l’avocat habi­tuel du PC.]] vint chez moi,
beau­coup diraient pour m’éprouver, tout comme Satan éprouva
le bon jésus.

Nous
par­lâmes entiè­re­ment à cœur ouvert, constatant
d’un com­mun accord que les choses allaient mal, à Berlin,
pour les révo­lu­tion­naires. Stein­sch­nei­der se plai­gnit que tous
les intel­lec­tuels dans mon genre se conten­tassent d’avoir de grands
mots à la bouche, alors qu’il exis­tait bel et bien quelque
chose comme un front où l’on se bat­tait. En toute
sim­pli­ci­té, j’endossai mon man­teau et, en com­pa­gnie de mon
ami, des­cen­dis dans le réseau des rues, au propre comme au
figu­ré, lit­té­ra­le­ment gla­ciales, que nous parcourûmes
jusqu’au quar­tier des jour­naux, et là nous pénétrâmes
dans l’immeuble du Vorwärts, alors occu­pé par
les spar­ta­kistes. Dans une froide cour de pri­son (car en cette saison
et dans de telles cir­cons­tances, la cour d’une usine ressemble
tou­jours à celle d’un bagne) pas­saient des sil­houettes à
la Mase­reel, en capotes mili­taires. On me condui­sit à l’une
des pyra­mides de fusils qui étaient là et l’on me
remit un flin­got. J’examinai l’objet. Il avait l’air neuf —
pro­bable qu’on l’avait tout fraî­che­ment fau­ché à
la manu­fac­ture d’armes — mais la bre­telle man­quait. Au gars mal
rasé qui veillait sur l’arsenal, je deman­dai si l’on
allait aus­si me don­ner des car­touches ? Non, des car­touches, on
n’en avait pas. Tout en le consi­dé­rant d’un œil de chien
fidèle, je lui dis : « Dois-je alors me faire
fusiller pour avoir por­té un fusil avec lequel je ne peux même
pas tirer ? » Boufre ! il n’en fal­lut pas plus
pour que l’homme, tout de suite, me regar­dât de travers :
un rous­pé­teur comme moi ne pou­vait évi­dem­ment être
qu’un espion, un garde-blanc, un enne­mi de la révolution
allemande.

Stein­sch­nei­der
et un autre cama­rade inter­vinrent et l’on finit par trou­ver un
solu­tion. Au Mosse-Haus [[Fameux immeuble de presse et de publi­ci­té ; plus tard, centre nazi.]], la lourde mitrailleuse mise en place
au-des­sus de l’entrée s’était enrayée, et il
fal­lait donc la rem­pla­cer par une autre. On me deman­da si je voulais
aider au trans­port. Pour­quoi ai-je tout de suite accepté ?
Peut-être parce que je dési­rais aller voir quelle
atmo­sphère régnait sur le « front »,
peut-être aus­si parce que tout jour­na­liste ou historien
dési­reux de décrire exac­te­ment les événements
ne peut se dis­pen­ser d’accompagner à l’occasion les
éclai­reurs jusque sur la ligne de feu ; peut-être
aus­si tout sim­ple­ment parce que je vou­lais un peu mou­rir, car mes
contem­po­rains se font très cer­tai­ne­ment des illu­sions sur
leurs charmes s’ils s’imaginent que c’est tou­jours un plaisir
de vivre avec eux. Ces éter­nels cafouillages de civilisés
fati­gués qui, dans leur soif de faire enfin de grandes
choses, abou­tissent seule­ment à se faire mas­sa­crer, peuvent
don­ner la nau­sée à quelqu’un qui a fixé à
toute sa vie la tâche de ne pas étu­dier seule­ment chez
Leo­pold von Ranke [[Grand his­to­rien.]], mais pour ain­si dire sur sa propre carcasse,
com­ment se fait l’histoire.

Donc,
nous his­sâmes à quatre sur nos épaules le support
de la lourde mitrailleuse. Pla­cé devant et à droite,
j’avais tout le poids à por­ter, étant donné
que mon coéqui­pier était si petit que son épaule
n’atteignait pas le sup­port. De la cour du Vorwärts, nous
sor­tîmes dans la rue. Bien que des coups de feu éclatassent
çà et là, je me sen­tais par­fai­te­ment calme,
ayant consta­té que mar­chait devant nous un spartakiste
sio­niste en qui j’avais une confiance abso­lue, le sachant l’ami
per­son­nel de Liebk­necht et de Rosa Luxemburg.

A
la place de Belle-Alliance, nous tour­nâmes dans la
Frie­drichs­trasse. La nuit n’était pas très froide,
presque sans neige, plu­tôt gri­saille et déprimante.
La Frie­drichs­trasse était pleine de monde ; à
gauche, un café-concert dont j’ai oublié le nom
brillait de tous ses feux. Les gens s’effaçaient sur notre
pas­sage. De temps en temps, on enten­dait tirer.

Ensuite,
nous nous enga­geâmes dans la Kochs­trasse, complètement
déserte. On conti­nuait à tirer et, vu que j’étais
seul à sou­te­nir tout le sup­port de la mitrailleuse, je me
deman­dais ce qui se pro­dui­rait si je rece­vais une balle dans le
ventre. Evi­dem­ment je m’effondrerais, et la mitrailleuse, tombant
en avant, subi­rait un choc qui la ren­drait très probablement
inutilisable.

Par
la suite, j’ai sou­vent son­gé de quel éloignement
astro­no­mique j’observe ma propre situa­tion dans ce genre de
cir­cons­tances. Fina­le­ment, nous arri­vâmes au Mosse-Haus… La
mitrailleuse hors d’usage était encore en posi­tion au-dessus
de la porte cochère. Nous l’en éloi­gnâmes et
ins­tal­lâmes la nôtre. Puis, on tira quelques coups, à
titre d’essai. Quelqu’un tour­nait la mani­velle, et huit à
dix rafales défer­lèrent, les balles rico­chant sur le
pavé et contre les murs des mai­sons plon­gées dans
l’ombre et tota­le­ment abandonnées…

Une
aube grise se leva enfin — la même aube grise qui, en
jan­vier, est celle de tous les matins ber­li­nois. Non seule­ment notre
Mosse-Haus, mais tout le quar­tier des jour­naux, occu­pé par les
spar­ta­kistes, était comme mort… Sim­ple­ment, comme par
blague, de temps en temps, on tirait du haut des toits.

Je
dis­cu­tai le coup avec Stein­sch­nei­der. Lui vou­lait res­ter et il a
effec­ti­ve­ment très habi­le­ment diri­gé la capi­tu­la­tion et
la retraite de la gar­ni­son. J’étais déjà parti
aupa­ra­vant par des arrière-cours, non sans avoir été
contrô­lé. Une fois dehors, je rega­gnai ma chambre. A
peine quelques heures plus tard, j’en res­sor­tais pour vaquer à
mes affaires comme si de rien n’était.

([A
suivre>http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?action=redirect&id_article=1034].)

Adrien
Turel

La Presse Anarchiste