[(Au moment de mettre sous presse, nous avons la douleur d’apprendre qu’Adrien Turel, à qui nous devons les pages ci-dessous, et que la maladie avait terrassé tous ces derniers mois, s’est éteint à Zurich le samedi 29 juin. Puisse cette trop fragmentaire traduction porter au moins un premier témoignage dans notre langue de l’homme étonnant qu’il aura été. — C’est avec bien de l’émotion que nous exprimons à Madame Adrien Turel, avec notre amicale affliction, toute la part que nous prenons à son deuil.)]
De père suisse romand et de mère allemande, le poète, sociologue et philosophe Adrien Turel (il a lui-même défini son domaine de recherches « physique sociale ») est né à Saint-Pétersbourg en 1890. Il n’avait pas un an lorsque sa famille est revenue s’installer à Lausanne, puis dans les environs de cette ville, et il en avait dix lorsqu’elle s’établit à Berlin. C’est à Berlin que Turel fit ses études secondaires et supérieures. Il ne devait rentrer définitivement en Suisse qu’en 1934.
Il a publié une vingtaine de volumes (romans, essais, poèmes), dont un en français, sur Bachofeni (chez Alcan). Le dernier en date s’intitule « Die dritte und letzte Stufe der Weltrevolution » (La troisième et dernière phase de la Révolution mondiale), (Volksverlag 1957). La préoccupation centrale de Turel est de montrer que tous nos problèmes ont changé d’échelle depuis la constitution des mathématiques et de la physique modernes. A ses yeux l’opposition Amérique-Russie n’est qu’apparente ; par une vue de l’esprit que l’on peut discuter, mais qu’il est intéressant de connaître, il estime au contraire qu’il y a une convergence entre ces deux systèmes, les seuls, pense-t-il, d’où puisse naître l’indispensable « transmutation » de notre espèce. — Mal connu, souvent méconnu, Turel a appelé ses mémoires (publiés, chez l’auteur à Zurich en 1956, en édition hectographiée), non sans sous-entendu d’ironie d’ailleurs, « Mémoires d’un raté ». (Bilanz eines erfolglosen Lebens). C’est à ce livre extraordinairement vivant et lucide que nous empruntons quelques extraits, très caractéristiques, d’abord, de l’état d’esprit de l’Allemagne wilhelminienne dans le courant de la Première Guerre mondiale, puis des luttes sociales auxquelles l’auteur s’est trouvé mêlé presque malgré lui.)
[|I|]
…
En 1900, nous avions, mon frère ma sœur et moi, débarqué
en vrais petits croquants à Berlin la grand’ville, et c’est
du même regard étonné dont j’avais contemplé
les maisons de quatre étages et le métro aérien,
que je considérai sans doute alors l’imposant édifice
de l’empire bismarckien. Mais Dieu sait si, en même temps, ne
s’était pas éveillé en moi quelque chose comme
une âme russe originelle, car, tout pauvre, infirme [[Dès sa première enfance Adrien Turel fut atteint de paralysie infantile et resta infirme de la jambe et du bras droits.]] et
solitaire que je fusse, je ne pouvais pas faire autrement que de
regarder quand même de haut l’État fondé par
Bismarck, d’y voir un phénomène, au fond, provincial,
et de me dire que tous ces gens-là surestimaient infiniment
leur grandeur. Tandis que l’empire britannique, les Etats-Unis et
la Russie connaissaient un développement planétaire
encerclant la petite Europe, les Allemands ne trouvaient pas d’autre
passe-temps historique que de se pousser du col pour avoir annexé
l’Alsace-Lorraine, ce lopin, et de célébrer à
plus soif leur triomphe sur des chefs de guerre aussi médiocres
qu’un Bazaine ou un Mac-Mahon, comme si l’armée allemande
était appelée à être à jamais la
première du monde pour avoir battu la française…
La
rue où nous habitions, la Kottbuserstrasse, jouxtait le
faubourg éminemment prolétarien de Rixdorf (aujourd’hui
Neuköln Dans la mesure même où je désespérais
de transmuer en poésie ma crise intérieure (puberté,
etc.), je me mis à désespérer aussi de la
bourgeoisie cultivée [[Turel est alors élève du lycée Leibniz.]] et commençai de fraterniser
avec les social-démocrates du quartier. Mais ils me
conseillèrent de ne pas entrer tout de suite au parti, pour ne
pas donner aux autorités scolaires du lycée Leibniz un
trop facile prétexte pour me mettre à la porte.
Enfin,
enfin ! le 12 mars 1912, j’obtins mon bachot, saupoudré
des meilleurs vœux et de la bénédiction de la
commission d’examen me souhaitant tout le succès possible
dans mes futures études de droit. Je crois bien que je n’avais
déclaré choisir le droit que parce que Heine et Gœthe,
eux aussi, avaient été juristes — de misérables
juristes d’ailleurs. Ce sont de ces décisions comme en
peuvent prendre des êtres marqués au coin d’une
vocation exclusive pour un genre d’activité qui ne constitue
pas un métier : ils ne jettent leur dévolu que
pour la forme et ut aliquid fieri videatur. Par la suite, mes
oncles et tantes m’ont ardemment incité à embrasser
l’étude de la théologie pour me faire pasteur… Car
c’est ainsi que l’on calculait, à l’époque. On
examinait les statistiques de l’offre et de la demande pour les
médecins, les théologiens, les philologues, les
juristes, les mathématiciens, etc. Et si lesdites statistiques
vous avaient amené à constater que, d’ici trois à
quatre ans, les pasteurs seraient rares et donc fort demandés,
eh bien, on étudiait la théologie. Avec le Bon Dieu,
cela n’avait que bien peu à voir.
Combien
peu j’étais prédisposé à devenir
pasteur, c’est ce qui ressort déjà du fait que, dès
que je me vis nanti de mon bachot, je n’eus rien de plus pressé
que de me mettre en rapport avec le parti social-démocrate,
dans l’illusion, si parfaitement conforme à mon tempérament,
d’adhérer ainsi à un mouvement révolutionnaire
pour lequel on aurait peut-être la chance de devoir mourir en
martyr. Ma déception n’en fut que plus écrasante. Dès
la première réunion réglementaire pour le
paiement des cotisations, j’eus une image exacte de ce parti si
parfaitement raisonnable et bureaucratisé qu’on eût pu
croire qu’il avait déjà fait sa révolution. Et
sans doute est-ce le problème de toutes les grandes
révolutions, que l’on a besoin, pour les faire aboutir à
leur crise, de gens a la Bakounine, qui, dès que le travail
administratif du nouveau système commence à
fonctionner, continuent à avoir le diable au corps, de sorte
que l’on peut s’estimer heureux quand on n’est pas dans la
nécessité de les fusiller. Mais cela, c’est pour la
période « après », tandis que
tout parti révolutionnaire commet un véritable suicide,
qui décapite ou met à la retraite ses Bakounine ou ses
Robespierre avant que la lutte pour la révolution n’ait
commencé. C’est ce genre de suicide qu’en dépit de
Friedrich Engels et de quelques autres, la social-démocratie,
pourtant marxiste à l’origine, a pratiqué sur
elle-même en Allemagne.
Vu
du fauteuil d’un président du Conseil de Prusse, ce
phénomène du réformisme était à
peine perceptible, car, dans le cas de la social-démocratie,
la métamorphose dans le sens du ramollissement et de la
sagesse sénile se drapait pompeusement des phrases
pseudo-marxistes d’un Kautzky ou d’un Dietzgen, simple
trompe‑l’œil derrière lequel le parti de Wilhelm Liebknecht
et du jeune August Bebel avait accompli la mue qui avait fait de lui
la très impérialement loyaliste social-démocratie
de Sudekum et d’Ebert.
A
cet égard, ma première réunion de section —
celle dont je parlais plus haut — ne s’est jamais effacée
de ma mémoire. Que la chose se passât dans une salle nue
et sentant le moisi, avec des murs badigeonnés gris bleu comme
dans une caserne ou une prison, cela n’eût guère eu
d’importance. Car tout débutant révolutionnaire vit,
presque exagérément, dans l’idée que son
existence se déroulera sous le signe de l’illégalité,
dans l’ambiance dénuée de confort d’une cellule ou,
dans le meilleur des cas, de quelque mansarde. Mais les braves
philistins rassemblés ce soir-là n’en contrastaient
que davantage avec ce cadre « illégal ».
L’un des camarades avait, comme à l’habitude, une
conférence à tenir. L’excellent garçon ne
s’était absolument pas préparé et traînait,
si j’ose dire, comme en pantoufles dans les plates-bandes (ô
combien plates !) d’un sujet absolument sans intérêt,
que n’importe quel rédacteur de « Je sais tout »
eût, sans doute aucun, traité avec plus de brillant et
de feu. C’était si scandaleux que le président de
notre section passa un savon à l’orateur tout à fait
comme, dans l’armée, un adjudant engueule un bleu qui n’a
pas réglementairement boutonné sa capote. « Tâche
moyen, lui dit-il en substance, la prochaine fois, de te préparer
un peu mieux. » Autant qu’il me fut possible d’en
juger, les autres ne s’étaient aperçus de rien,
n’ayant pas écouté, tout occupés qu’ils
étaient à suivre dans leur for intérieur la
méditation digestive de leurs boyaux.
Et
il en était de même de presque tout le parti dans tout
Berlin et dans tout l’empire, ainsi qu’en Autriche et dans toute
la social-démocratie de l’Europe occidentale. Pour recruter
des adhérents, on avait si longtemps pris soin de peindre le
socialisme marxiste sous des couleurs anodines qu’il avait fini par
devenir effectivement « innocent ». Dans toutes
ces années-là, je n’ai jamais connu un seul dirigeant
socialiste que j’eusse pu croire capable de plus d’irrespect et
de rébellion que n importe quel professeur d’université
aux idées certes critiques et libérales, mais calme et
réfléchi et honnête fonctionnaire de sa majesté
l’empereur et roi. Dès que dans une réunion, ou dans
une discussion je me permettais de dire ce que je pensais, on avait
vite fait de me remettre à ma place, sans même y mettre
beaucoup de formes. J’avais toujours l’impression d’entendre
encore la voix du rédacteur du « Berliner
Tagblatt », le Dr Engel, s’adressant, il n’y avait pas
si longtemps, à l’aspirant journaliste que je croyais être :
« Cher Monsieur Turel, pour commencer, il nous faudra bien
vous considérer comme un apprenti ! »
Dans
la social-démocratie berlinoise, ce « parti »
qui, quelque deux ans plus tard, allait si fatalement briller par sa
totale absence dès le début de la Première
Guerre mondiale, je ne serais jamais resté qu’un
« apprenti », autrement dit un collaborateur à
qui l’on permet bien de se compromettre, mais non point de se
rendre utile.
Comme
en outre je me rendais parfaitement compte qu’en dépit de la
maxime : « Prolétaires de tous les pays,
unissez-vous ! », les social-démocrates
allemands (oh combien teutons !) pensaient exactement de leurs
« camarades » français, belges, italiens
ce que pouvait penser un sous-officier prussien de l’armée
française, je me retirai de ma section au bout de quelques
mois, donc en automne 1912. A plusieurs reprises, des camarades
vinrent encore me relancer pour essayer de m’amener à
résipiscence, mais j’avais le même sentiment que si
l’empereur Guillaume en personne avait tenté de me
convaincre de me rallier au pasteur Stöcker [[Prédicateur de la cour. Fonda, pour faire pièce aux socialistes, le parti chrétien-social ; antisémite.
(a) Inutile de dire que nous laissons à Turel l’entière responsabilité de cette appréciation. (S.)]] et à son
action sociale.
II
(Vient
la Première Guerre mondiale. Pas un instant, Turel, au reste
ressortissant suisse, ne partage le conformisme chauvin des
Allemands. Au début de 1917, il fut chargé de remplacer
au lycée français de Berlin — célèbre
institution, disparue aujourd’hui, remontant à l’émigration
huguenote — un professeur de littérature française,
mobilisé.)
Au
lycée français survivait encore un peu de l’esprit
non conformiste des huguenots. Les élèves, quelque peu
mal pensants, se composaient pour une part d’enfants de riches
familles juives (un Ullstein — de la grande dynastie de l’édition
et de la presse — en faisait partie), et j’en ai connu plus tard
par la suite un certain nombre militant chez les communistes. Ces
élèves-là me regardaient d’un air entendu et
m’interrogeaient parfois, avec une expression toute diabolique, sur
la situation au front et la politique mondiale. Sans que je leur
eusse jamais rien dit de ma théorie de l’histoire, ils
avaient subodoré en moi avec le flair le plus sûr un
homme rejetant de fond en comble tout le système wilhelminien.
La
mi-mars 1917, sur ces entrefaites, était venue. Ayant, à
la fin d’une leçon, quitté ma classe — la quatrième
— j’avais gagné la salle des maîtres. Soudain la
porte s’ouvrit. Esterneaux, notre directeur, entra, vint à
nous et nous dit : « Messieurs le tsar a abdiqué. »
Je demeurai parfaitement impassible, ne fût-ce que parce qu’au
fond je m’attendais à cet événement, mais, me
tournant ensuite vers un jeune collègue du nom de Krüger,
avec qui je m’entendais mieux qu’avec les vieilles perruques, je
lui dis : « C’est la révolution de notre
époque ! »
La
leçon que j’eus à donner ensuite représente
très certainement le plus grand effort pédagogique que
j’aie eu à déployer de ma vie, car c’était
pour moi une question d’honneur que d’y tenir mon rôle de
professeur exactement comme à l’habitude, bien que,
naturellement, tout en moi bouillait comme à l’intérieur
d’un volcan avant une éruption… Une fois reconnue cette
vérité flagrante que la révolution russe
constituait, je le répète, la révolution de
notre époque, la tâche qui s’imposait ne pouvait être
que de travailler à empêcher, à longue échéance,
que cette neuve révolution ne vînt à connaître
les mêmes contradictions que la grande révolution
française, ses alternances d’action et de réaction,
autrement dit le bonapartisme, puis la restauration.
En
ces journées de mars 1917, les grandes lignes de la politique
mondiale telles qu’elle m’apparut alors et dont, objectivement,
les dernières phases ne sont pas encore closes aujourd’hui
(1942), ne pouvaient être esquissées que d’une façon
toute générale et vague, pour ainsi dire de loin. Car
après tout, ce n’était qu’une hypothèse de
ma part (d’ailleurs on ne peut plus juste) que l’abdication du
tsar marquait le seuil d’une crise fondamentale, non seulement pour
la Russie, mais pour le monde contemporain dans son entier. Tout
d’abord, les Russes, exactement comme les Français pendant
la période de Mirabeau, s’efforcèrent de ne réaliser
qu’une révolution à l’eau de rose, sous le signe de
la réconciliation générale de l’ancienne
noblesse avec le nouveau régime. Les événements
de Russie semblaient de façon inquiétante suivre la
même courbe que, jadis, ceux de France… Kerenski succédait
à Lwow comme la Gironde à Mirabeau, et l’intervention
de Kornilow permettait aux bolcheviks de liquider Kerenski, tout
comme la guerre étrangère avait obligé les
jacobins à balayer la Gironde, de sorte que l’esprit, qui
même en politique et en histoire cherche toujours volontiers à
penser par analogie, se voyait malgré lui tenté,
dès 1917, 1918, de prédire au grand bouleversement
russe son thermidor, son 18 brumaire, son consulat suivi des guerres
impériales, en un mot le sort d’une révolution —
cette fois la révolution mondiale du 20e siècle —
déjà grosse de tous ses contraires napoléoniens…
…
Je traversai péniblement toute l’année 1918, vivant
mentalement pour ainsi dire au jour le jour, tout en continuant
d’enseigner au lycée français comme titulaire, non
plus de la chaire de quatrième, mais de troisième. Le
professeur Weber, que j’avais remplacé (ou plutôt,
selon lui, dont j’avais usurpé le poste) avait été
entre-temps démobilisé, et Esterneaux, notre directeur,
me signifia mon congé pour le 1er janvier 1919, non sans me
dire le plus cordialement du monde que je ne m’étais pas du
tout si mal que cela tiré d’affaire et qu’il ne manquerait
pas de me tenir au courant dès qu’il aurait la possibilité
de me redemander ma collaboration…
Ainsi
est-ce une fois de plus comme chômeur que je franchis le seuil
de l’an 1919. C’est avec une sorte de désespoir que je
suivais toutes les demi-mesures, erreurs et précipitations mal
réfléchies auxquelles se laissaient aller les
spartakistes. Déjà cette seule appellation me
paraissait fatale. Jamais je n’aurais baptisé un parti
révolutionnaire orienté vers l’avenir du nom d’une
révolte d’esclaves qui fut non seulement écrasée,
mais en outre, à en juger d’après nos critères
scientifiques actuels en ce qui concerne une révolution
nécessaire et, de plus, féconde, n’avait pas eu la
moindre justification historique. (a)
J’entretenais
alors des relations d’amitié avec de nombreux communistes et
socialistes de gauche. Un beau jour, autant que je peux me le
rappeler le 9 janvier 1919, Adolf Steinschneider [[Ami personnel de Turel, qui vécut chez lui un certain temps à Francfort, où Steinschneider, juriste de son métier, était l’avocat habituel du PC.]] vint chez moi,
beaucoup diraient pour m’éprouver, tout comme Satan éprouva
le bon jésus.
Nous
parlâmes entièrement à cœur ouvert, constatant
d’un commun accord que les choses allaient mal, à Berlin,
pour les révolutionnaires. Steinschneider se plaignit que tous
les intellectuels dans mon genre se contentassent d’avoir de grands
mots à la bouche, alors qu’il existait bel et bien quelque
chose comme un front où l’on se battait. En toute
simplicité, j’endossai mon manteau et, en compagnie de mon
ami, descendis dans le réseau des rues, au propre comme au
figuré, littéralement glaciales, que nous parcourûmes
jusqu’au quartier des journaux, et là nous pénétrâmes
dans l’immeuble du Vorwärts, alors occupé par
les spartakistes. Dans une froide cour de prison (car en cette saison
et dans de telles circonstances, la cour d’une usine ressemble
toujours à celle d’un bagne) passaient des silhouettes à
la Masereel, en capotes militaires. On me conduisit à l’une
des pyramides de fusils qui étaient là et l’on me
remit un flingot. J’examinai l’objet. Il avait l’air neuf —
probable qu’on l’avait tout fraîchement fauché à
la manufacture d’armes — mais la bretelle manquait. Au gars mal
rasé qui veillait sur l’arsenal, je demandai si l’on
allait aussi me donner des cartouches ? Non, des cartouches, on
n’en avait pas. Tout en le considérant d’un œil de chien
fidèle, je lui dis : « Dois-je alors me faire
fusiller pour avoir porté un fusil avec lequel je ne peux même
pas tirer ? » Boufre ! il n’en fallut pas plus
pour que l’homme, tout de suite, me regardât de travers :
un rouspéteur comme moi ne pouvait évidemment être
qu’un espion, un garde-blanc, un ennemi de la révolution
allemande.
Steinschneider
et un autre camarade intervinrent et l’on finit par trouver un
solution. Au Mosse-Haus [[Fameux immeuble de presse et de publicité ; plus tard, centre nazi.]], la lourde mitrailleuse mise en place
au-dessus de l’entrée s’était enrayée, et il
fallait donc la remplacer par une autre. On me demanda si je voulais
aider au transport. Pourquoi ai-je tout de suite accepté ?
Peut-être parce que je désirais aller voir quelle
atmosphère régnait sur le « front »,
peut-être aussi parce que tout journaliste ou historien
désireux de décrire exactement les événements
ne peut se dispenser d’accompagner à l’occasion les
éclaireurs jusque sur la ligne de feu ; peut-être
aussi tout simplement parce que je voulais un peu mourir, car mes
contemporains se font très certainement des illusions sur
leurs charmes s’ils s’imaginent que c’est toujours un plaisir
de vivre avec eux. Ces éternels cafouillages de civilisés
fatigués qui, dans leur soif de faire enfin de grandes
choses, aboutissent seulement à se faire massacrer, peuvent
donner la nausée à quelqu’un qui a fixé à
toute sa vie la tâche de ne pas étudier seulement chez
Leopold von Ranke [[Grand historien.]], mais pour ainsi dire sur sa propre carcasse,
comment se fait l’histoire.
Donc,
nous hissâmes à quatre sur nos épaules le support
de la lourde mitrailleuse. Placé devant et à droite,
j’avais tout le poids à porter, étant donné
que mon coéquipier était si petit que son épaule
n’atteignait pas le support. De la cour du Vorwärts, nous
sortîmes dans la rue. Bien que des coups de feu éclatassent
çà et là, je me sentais parfaitement calme,
ayant constaté que marchait devant nous un spartakiste
sioniste en qui j’avais une confiance absolue, le sachant l’ami
personnel de Liebknecht et de Rosa Luxemburg.
A
la place de Belle-Alliance, nous tournâmes dans la
Friedrichstrasse. La nuit n’était pas très froide,
presque sans neige, plutôt grisaille et déprimante.
La Friedrichstrasse était pleine de monde ; à
gauche, un café-concert dont j’ai oublié le nom
brillait de tous ses feux. Les gens s’effaçaient sur notre
passage. De temps en temps, on entendait tirer.
Ensuite,
nous nous engageâmes dans la Kochstrasse, complètement
déserte. On continuait à tirer et, vu que j’étais
seul à soutenir tout le support de la mitrailleuse, je me
demandais ce qui se produirait si je recevais une balle dans le
ventre. Evidemment je m’effondrerais, et la mitrailleuse, tombant
en avant, subirait un choc qui la rendrait très probablement
inutilisable.
Par
la suite, j’ai souvent songé de quel éloignement
astronomique j’observe ma propre situation dans ce genre de
circonstances. Finalement, nous arrivâmes au Mosse-Haus… La
mitrailleuse hors d’usage était encore en position au-dessus
de la porte cochère. Nous l’en éloignâmes et
installâmes la nôtre. Puis, on tira quelques coups, à
titre d’essai. Quelqu’un tournait la manivelle, et huit à
dix rafales déferlèrent, les balles ricochant sur le
pavé et contre les murs des maisons plongées dans
l’ombre et totalement abandonnées…
Une
aube grise se leva enfin — la même aube grise qui, en
janvier, est celle de tous les matins berlinois. Non seulement notre
Mosse-Haus, mais tout le quartier des journaux, occupé par les
spartakistes, était comme mort… Simplement, comme par
blague, de temps en temps, on tirait du haut des toits.
Je
discutai le coup avec Steinschneider. Lui voulait rester et il a
effectivement très habilement dirigé la capitulation et
la retraite de la garnison. J’étais déjà parti
auparavant par des arrière-cours, non sans avoir été
contrôlé. Une fois dehors, je regagnai ma chambre. A
peine quelques heures plus tard, j’en ressortais pour vaquer à
mes affaires comme si de rien n’était.
([A
suivre>http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?action=redirect&id_article=1034].)
Adrien
Turel