La Presse Anarchiste

La grève des boutonniers de l’Oise (2)

La généralisation de la grève

On peut dire que la
révolte est dans l’air par­tout ; les bou­ton­niers des
com­munes voi­sines, même ceux des plus reculées,
s’in­ter­rogent pour savoir s’ils vont suivre l’exemple de leurs
cama­rades d’An­de­ville. Ils ont vite fait d’y répondre. La
grève s’é­tend rapidement.

Le mar­di 9, elle éclate
à Lor­mai­son, Saint-Cré­pin, Amblain­ville, Fresneaux,
Lar­dières, Mon­ther­lant. Le mer­cre­di, à Laboissière,
Petit-Fer­court, Lavilleneuve.

Le jeu­di à
Val­dam­pierre et Corbeil-Cerf.

Le ven­dre­di, à
Esches et au Déluge.

Le same­di, une tentative
est faite au Mes­nil-Thé­ri­bus. Avec Thuillier, de l’U­nion des
Syn­di­cats de la Seine, j’y vais faire une confé­rence. La
situa­tion dans cette com­mune est spé­ciale. Les ouvriers y ont
peur. Un an aupa­ra­vant, des mili­tants, comme For­tin, Dégrémont,
Legrand, etc., en furent chas­sés par l’i­nique patron
Lemaire-Val­lée. Depuis, il n’y a plus per­sonne pour donner
l’é­lan, pour rele­ver les cou­rages. Tout le monde a peur de
nou­velles représailles.

Pour les faire entrer à
la salle de réunion, les gré­vistes de Saint-Crépin
et de Fres­neaux sont obli­gés de bar­ri­ca­der les rues. La
réunion se tient, enfin. Elle est hou­leuse. Nous adju­rons ces
cama­rades de faire cause com­mune avec leurs frères. C’est en
vain.

Quel bagne pour­tant que
l’u­sine Lemaire-Val­lée ! Défense abso­lue de parler
pen­dant les heures de tra­vail. Mise à pied pour les ouvriers
qui arrivent en retard. Pour que leur atten­tion ne soit pas distraite
par la vue du dehors, on a entou­ré l’u­sine de murs aussi
éle­vés qu’elle ; pour que per­sonne ne puisse
prendre la fan­tai­sie d’es­ca­la­der ces murs, on y a piqué, au
som­met, des pointes de fer.

Mais cet insuccès
est sans impor­tance. Le mou­ve­ment géné­ral est bon. Les
cui­sines com­mu­nistes s’ins­tallent et fonc­tionnent avec entrain. Les
com­mis­sions d’a­chat reçoivent bon accueil auprès des
com­mer­çants, qui accordent des condi­tions avan­ta­geuses pour
les achats en gros. Déjà, l’on com­mence à
orga­ni­ser l’exode des enfants. Le syn­di­cat des caou­tchou­tiers de
Per­san a offert d’en prendre un cer­tain nombre dont il paie les frais
de voyage.

Pen­dant ce temps, les
patrons ne res­tent pas inac­tifs ; à Saint-Crépin,
Dou­delle fait pas­ser le tam­bour, le jeu­di, invi­tant ses ouvriers à
venir le trou­ver indi­vi­duel­le­ment. Pas un ne bouge.

Le bruit court que les
patrons d’An­de­ville pré­parent un nou­veau tarif qui ne
com­por­te­rait plus qu’une dimi­nu­tion de 10%. Le but de la
manœuvre, c’est de faire ren­trer Ande­ville et de cou­per le mouvement
dont on ne pré­voyait pas la vigueur. Mais, les ouvriers sont
una­nimes à décla­rer que le conflit est régional
main­te­nant, que les deux syn­di­cats, ouvrier et patro­nal, doivent
dis­cu­ter pour toutes les communes.

Le same­di, les patrons
d’An­de­ville sortent enfin leur fameux tarif inter­mé­diaire et
le dis­tri­buent, accom­pa­gné d’une cir­cu­laire. Ce n’est pas le
tarif du syn­di­cat patro­nal, mais c’est encore loin du tarif que les
ouvriers veulent main­te­nir. Cer­taines par­ties du métier, comme
l’en­car­tage, ne subi­raient pas de dimi­nu­tion. C’est que ce travail
est fait par les femmes et que dans la grève elles font preuve
d’une rare éner­gie. On espère ain­si les détacher
du bloc gré­viste. Elles ne s’y laissent pas prendre ;
elles sont trop clair­voyantes pour ne pas voir que si les ouvriers
étaient bat­tus, les patrons ne se gêne­raient pas pour
appli­quer, dans toute sa teneur, le tarif du syn­di­cat patronal. 

La cir­cu­laire qui
accom­pagne le tarif, et qui est sans doute des­ti­née à
le faire ava­ler, est un modèle de jésui­tisme et
d’in­co­hé­rence. Après avoir gémi, au début,
sur les bas salaires payés dans les autres centres et sur la
concur­rence étran­gère, ce qui les met en état
d’in­fé­rio­ri­té au point de vue de la vente, après
avoir recon­nu la néces­si­té d’u­ni­fier les prix de façon
dans toute la région, ne voi­là-t-il pas qu’ils écrivent
un peu plus loin que les prix d’An­de­ville doivent être
supé­rieurs vu la main-d’œuvre mieux soignée !

C’est à n’y rien
com­prendre. Les gré­vistes sont mis en gaî­té par
tant d’incohérence.

L’U­nion des Tabletiers
répond à cette manœuvre du tarif intermédiaire
en publiant, par affiches, les réduc­tions de salaires subies
depuis 10 ans et dont nous avons don­né plus haut le tableau
suggestif.

Puis, elle adresse la
lettre sui­vante à M. Mar­chand, pré­sident du syndicat
patronal :

L’Union
Syn­di­cale des ouvriers Table­tiers de l’Oise a l’hon­neur de vous
rap­pe­ler qu’elle n’a jamais refu­sé une entre­vue avec le
syn­di­cat patro­nal mais que, vu le mou­ve­ment géné­ral et
les déci­sions prises dans les dif­fé­rentes réunions
ouvrières, il est indis­pen­sable que cette entre­vue soit
ména­gée de façon à ce que tous les
patrons, syn­di­qués ou non, soient mis en pré­sence de
notre Com­mis­sion Exé­cu­tive, assis­tée de délégués
de toutes les Com­munes intéressées.

Pensant
que vous réser­ve­rez bon accueil à la présente
demande, dont vous vou­drez bien nous accu­ser récep­tion en nous
fixant le jour, l’heure et l’en­droit que vous aurez choi­sis pour
ladite entrevue.

Recevez,
etc.

Le
secré­taire général,

J.-B.
Platel

Une réponse vient
du Syn­di­cat patro­nal, nous deman­dant de pré­ci­ser ce que nous
voulons.

Nous y répondons
dans ces termes :

Pour
dis­si­per toute équi­voque, nous vous renou­ve­lons nos principaux
desi­de­ra­ta sur les­quels nous res­tons intransigeants :

1o
Uni­fi­ca­tion du tarif, basé sur celui d’An­de­ville — payé
jus­qu’au jour du conflit  — pour toutes les com­munes en grève
ou sur le point d’y être ;

2o
Ren­trée cer­taine de tous les ouvriers et employés en
conflit ;

3o
Les cama­rades scieurs de la région étant soli­daires de
tous les ouvriers en conflit, il est enten­du qu’une délégation
sera admise pour trans­mettre leurs reven­di­ca­tions aux patrons réunis,
syn­di­qués ou non. Ces reven­di­ca­tions seront adjointes aux
reven­di­ca­tions générales.

Le Syn­di­cat patro­nal est
convo­qué pour le mer­cre­di 17 mars, à deux heures de
l’a­près-midi, à l’hô­tel de ville de Méru.
Son pré­sident nous demande de convo­quer nous-mêmes pour
cette même heure, et au même lieu, les patrons
non-syn­di­qués et nos délégués. 

Mal­gré notre
bonne volon­té, il nous est impos­sible de convo­quer tout le
monde pour le len­de­main même. Nous deman­dons le ren­voi de
l’en­tre­vue au len­de­main jeu­di. Le Syn­di­cat patro­nal nous répond
en la repor­tant au ven­dre­di. Nous acceptons.

Durant ces journées,
les cor­tèges de gré­vistes par­courent les villages ;
des démons­tra­tions sont faites devant les mai­sons des patrons.
Le jeu­di, il y a plus de 1.000 gré­vistes venus, à
Ande­ville, des com­munes de Labois­sière, Le Déluge,
Cor­beil-Cerf, Lor­mai­son. Cette foule, enthou­sias­mée, conspue
éner­gi­que­ment les affa­meurs. Un inci­dent faillit éclater.

Une patronne, Mme
Ausotte, fait le geste de me lan­cer un coup de poing à la
figure, en me trai­tant de sale révo­lu­tion­naire. Les
mani­fes­tants l’en­tourent. Bra­ve­ment, ma foi, elle leur tient tête :
« Tas de fai­néants », crie-t-elle. Mais
son mari l’en­traîne. Quant aux gré­vistes, ils ne veulent
pas répondre à ces pro­vo­ca­tions trop visibles.

Une série d’entrevues

Nous voi­ci au vendredi
19 mars. À 2 heures
de l’a­près-midi, délé­gués ouvriers de
tous les centres bou­ton­niers et patrons syn­di­qués ou non, nous
sommes réunis à l’hô­tel de ville de Méru.

Les fabri­cants déclarent
qu’en confor­mi­té des déci­sions prises l’avant-veille
par leur syn­di­cat, ils ne peuvent accep­ter les revendications
ouvrières. Tou­te­fois, ils offrent de dis­cu­ter sur un tarif
inter­mé­diaire entre celui d’An­de­ville et le tarif de famine.

La réponse des
délé­gués ouvriers est nette. Nan­tis d’un mandat
impé­ra­tif, ils ne peuvent accep­ter aucune dimi­nu­tion sur le
tarif d’Andeville.

De vives discussions
éclatent alors entre cer­tains petits fabri­cants et les gros.
Les pre­miers reprochent aux autres de vou­loir leur cas­ser les reins
par l’ar­rêt du tra­vail et de viser rien moins qu’à
for­mer un trust du bou­ton. Ils n’a­vaient pas tout à fait tort
les petits fabricants !

À
l’is­sue de l’en­tre­vue, quelques-uns de ces petits fabricants
demandent à dis­cu­ter avec les délégués
ouvriers ; ils se montrent dis­po­sés à accep­ter nos
conditions.

Un contrat provisoire
serait signé par eux, avec obli­ga­tion : de payer le tarif
d’An­de­ville ; puis de ver­ser une somme heb­do­ma­daire à la
caisse de grève ; d’o­pé­rer une rete­nue de 25%
sur le salaire de leurs ouvriers et de 12% sur celui des femmes
et des enfants pour ali­men­ter la caisse de grève. Enfin de
prendre l’en­ga­ge­ment for­mel de ne pas exé­cu­ter de commissions
pour les gros patrons.

Une entre­vue est décidée
avec eux pour le dimanche. Le jour venu, 17 d’entre eux viennent,
mais ils font comme les gros ; ils parlent de tarif
tran­sac­tion­nel ; fina­le­ment, deux fabri­cants seule­ment acceptent
les condi­tions de l’U­nion des Tabletiers.

À
la nou­velle que les gros fabri­cants ont été
intrai­tables, une effer­ves­cence se mani­feste. Le len­de­main, samedi,
1.000 gré­vistes des envi­rons rap­pliquent à Méru,
par­cou­rant les rues, conspuant patrons et rené­gats. Dès
ce moment, on a la sen­sa­tion que les gré­vistes sont las d’être
patients et calmes. L’o­rage gronde.

Réunions et
mani­fes­ta­tions se suc­cèdent. Les gen­darmes arrivent partout.
Les gros fabri­cants ont beau mul­ti­plier leurs manœuvres. Malgré
des menaces, Dou­delle ne voit aucun de ses ouvriers réintégrer
l’usine.

Les petits fabricants
font dis­tri­buer un nou­veau tarif, encore infé­rieur à
celui d’An­de­ville ; il est repous­sé comme les deux
pré­cé­dents. Alors quelques mai­sons rouvrent, le
mer­cre­di 24, aux condi­tions de l’U­nion des Table­tiers : Cotelle,
à Méru ; Miron, à Fresneaux ;
Can­gnies, Bel­le­mère et Mau­bert, à Andeville. 

Le pré­fet de
l’Oise, convoque une entre­vue pour le same­di 27 au matin, à
Méru. L’ef­fer­ves­cence n’est point cal­mée par la vue des
gen­darmes. Tout au contraire. À
Ande­ville, les gré­vistes font signer une demande de retrait
immé­diat des gen­darmes à 10 conseillers muni­ci­paux sur
16. Le ven­dre­di, un cor­tège de gré­vistes d’Andeville,
Méru, Saint-Cré­pin, tra­verse Lor­mai­son en chantant
l’In­ter­na­tio­nale. Est-ce puis­sance du souffle des grévistes
ou bien ver­tu magique des cou­plets révolutionnaires ?
Tou­jours est-il que, mal­gré la pré­sence des gendarmes,
les usines Troi­sœufs et Lignez, impres­sion­nées sans doute,
laissent entendre un fra­cas de vitres brisées.

Le len­de­main a lieu la
deuxième entre­vue. Cette fois, c’est le pré­fet qui
dirige la comé­die. D’ac­cord avec les patrons, il ne voit pas
d’autre ter­rain d’en­tente que la ren­trée immé­diate aux
tarifs payés avant le mou­ve­ment. Une com­mis­sion mixte serait
char­gée d’é­la­bo­rer de nou­veaux tarifs et les ouvriers
devraient s’en­ga­ger d’a­vance à se sou­mettre à ces
déci­sions quelles qu’elles soient. Natu­rel­le­ment, la
délé­ga­tion ouvrière refuse de se lais­ser prendre
à un piège aus­si gros­sier, et déclare qu’elle
n’a d’autre man­dat que d’exi­ger le tarif d’Andeville.

Une foule énorme
de gré­vistes s’é­tait concen­trée à Méru,
autant pour connaître les résul­tats de l’en­tre­vue que
pour faire escorte à une ving­taine d’en­fants par­tant chez les
allu­met­tiers de Sain­tines. À 1 h. 16, ces pauvres petits
montent dans les wagons ; ils s’empressent aux portières.
Le quai de la gare et les envi­rons sont noirs de monde ; le
train part ; tout le monde crie : Vive la grève !

Au retour de la gare, le
cor­tège par­court Méru. Salle Ango­nin, nous rendons
compte de l’in­suc­cès de l’en­tre­vue. Les gré­vistes sont
indi­gnés de la comé­die jouée par le préfet
et les patrons. Exas­pé­rés, ils se répandent par
la ville. Il y a pas mal de vitres cas­sées aux usines et aux
habi­ta­tions des patrons les plus réfrac­taires. De même à
Ande­ville, aux usines Ausotte, Mar­chand et Leprince.

Le len­de­main, dimanche,
la colère n’a fait que mon­ter. À
Amblain­ville, un cor­tège d’un mil­lier de grévistes
arri­vant devant l’u­sine Dela­motte-Médard se voit bar­rer la
route par des gen­darmes à che­val. Il veut pas­ser. Une charge
sau­vage se pro­duit. Une ving­taine de per­sonnes, dont plusieurs
femmes, sont griè­ve­ment bles­sées. L’exaspération
des gré­vistes, alors, ne se contient plus. Une grêle de
pierres et de briques s’a­bat sur les gen­darmes qui sont forcés
de battre en retraite. Furieuse, la colonne des mani­fes­tants entre
dans la cour de l’u­sine et, pour se ven­ger des bles­sés, la
sac­cage de fond en comble. Le patron, Médard, a beau menacer
les gré­vistes d’un fusil, sa femme bran­dir un revol­ver. Leur
résis­tance ne fait pas long feu : ils sont rondement
désar­més et ros­sés d’im­por­tance. On les force à
s’a­ge­nouiller et à deman­der pardon.

Sa ven­geance calmée,
la colonne reprend le che­min de Méru. Arri­vant devant la villa
de Dou­delle père, vice-pré­sident du syn­di­cat patronal,
un des prin­ci­paux meneurs patro­naux, la foule crie vengeance :
Voi­là l’un des vrais res­pon­sables du sang qui a coulé
tout à l’heure. La grille est arra­chée, la maison
enva­hie, et la plu­part des meubles luxueux — un pia­no entre autres  sont réduits en
miettes. La maî­tresse du logis est là toute seule. Elle
n’a à subir aucune bru­ta­li­té de la part des grévistes.

Coup de police — Assaut du panier à
salade

Des ren­forts de
gen­dar­me­rie arrivent, le lun­di matin, de tous les coins du
dépar­te­ment. Il s’a­git de ter­ro­ri­ser les grévistes.
Ceux-ci, comme de cou­tume cepen­dant, font les cor­tèges et
leurs mani­fes­ta­tions d’une com­mune à l’autre.

Une réunion doit
être faite à Lor­mai­son. Les gen­darmes qui pul­lulent dans
ce coin, veulent en inter­dire l’en­trée aux gré­vistes de
Méru et des envi­rons. Les mili­tants par­le­mentent, expliquant
qu’ils se rendent à la réunion, et cela sans intentions
vio­lentes. Les gré­vistes réus­sissent à passer ;
mais, arri­vés devant la fameuse usine Troi­sœufs, nouveau
bar­rage. Là un employé de ce fabri­cant remet
l’ac­cep­ta­tion de son patron aux condi­tions de l’U­nion des Tabletiers.
Le cor­tège, joyeu­se­ment, conti­nue sa marche vers la salle de
réunion ; en che­min, quelques vitres de la mai­son du
patron Ligne ont volé en éclats. Mais on est arrivé,
on tient la réunion, expo­sant la situation.

Au beau milieu, les
patrons Ligne et Caron font deman­der les délégués
de l’U­nion et font dire qu’ils sont prêts à signer le
contrat provisoire.

Nous sommes à
Lor­mai­son ; on y garde très vif le sou­ve­nir du traquenard
ten­du, en 1907, à un cer­tain nombre de mili­tants. — C’est un
guet-apens ! crie-t-on. N’y allez pas. Si les patrons veulent
signer, qu’ils viennent ici. — Vingt cama­rades partent cher­cher les
patrons et leur assu­rer toute sécu­ri­té et liberté ;
ils les ramènent et la signa­ture est donnée.

Les deux gros patrons,
Troi­sœufs et Taba­ry, sont man­dés à la réunion ;
ils arrivent, escor­tés de gen­darmes, qui, bien enten­du, sont
priés de res­ter dehors. Ils font la pro­messe de convo­quer le
Syn­di­cat patro­nal pour le mer­cre­di 31 mars, à 3 heures de
l’après-midi.

Tout va pour le mieux ;
les craintes de la foule sont à peu près tombées.
Mais voi­ci qu’au moment de quit­ter la salle de réunion, on
annonce qu’un omni­bus, devant ser­vir de voi­ture cel­lu­laire, stationne
sur une place voisine.

Pour qui le panier à
salade ? On se le demande avec anxié­té. Les
auto­ri­tés vont-elles recom­men­cer leur coup de 1907 ?

Quelques minutes après,
on en a la convic­tion. Un ouvrier s’a­mène disant qu’un
capi­taine de gen­dar­me­rie demande le secré­taire de la section
de Lor­mai­son. — Mer­ci bien de l’in­vi­ta­tion, répond le
cama­rade Tavaux ; qu’il vienne lui-même, ce citoyen, s’il
a à me causer.

Les grévistes
sortent de la salle en bon ordre ; sur la recom­man­da­tion des
mili­tants, ils se serrent les coudes. Ne voi­là-t-il pas qu’à
ce moment le capi­taine de gen­dar­me­rie, en veine d’invitations
pro­ba­ble­ment me fait deman­der. Trop aimable, le pan­dore ! je
suis sourd, comme Tavaux.

Tout cela ne fai­sait pas
l’af­faire de la cen­taine de gen­darmes pos­tés en face de la
salle de réunion ou de la mai­rie. Tout de même, ils
n’osent pas. Ils doivent se dire que leur coup est raté.

Le cor­tège des
gré­vistes se dirige vers Méru, en bon ordre, sans
pous­ser le moindre cri.

Mais, à mi-chemin
de Méru, voi­là que l’on aper­çoit le fameux
omni­bus, flan­qué d’une qua­ran­taine de gen­darmes. Ses premières
manœuvres ayant échoué, le chef des pan­dores s’est dit
sans doute qu’il pour­rait se rat­tra­per en fai­sant pas­ser sa voiture
cel­lu­laire sous le nez des gré­vistes. Cette fois, la
pro­vo­ca­tion dépasse les bornes. 

Le panier à
salade approche. Trente gen­darmes se détachent : ils
poussent une charge, ventre à terre. Ah ! ils l’auraient
balayée, la route ! Mais les gré­vistes parent le
coup en se reje­tant des deux côtés de la route. La
trombe pas­sée, ils s’é­lancent à la tête
des che­vaux du panier à salade et les détellent.
D’autres tiennent, en res­pect, à coups de pierres, le groupe
des gen­darmes. Ces der­niers dégainent et chargent. 

Le cama­rade Dubus,
d’I­vry, est ren­ver­sé et sérieu­se­ment bles­sé au
visage par le che­val du capi­taine. Il reste éten­du sans
connais­sance sur la route. Des gré­vistes le ramassent, tout
ensan­glan­té et cou­vert de boue ; une mare de sang marque
l’en­droit où il est tom­bé. Un cama­rade le tient sous
les bras et, invec­ti­vant les gen­darmes, leur crache son dégoût.

D’autres cama­rades, en
dépit des charges réité­rées, font
l’im­pos­sible pour déli­vrer les deux pri­son­niers — car il y
en a deux dans la voi­ture. Enfin, après avoir bri­sé les
vitres, ils par­viennent à les en tirer. Comme le soir tombe,
les gen­darmes fuient à Méru où ils sont
accueillis à coups de pierres, en arri­vant, car la nou­velle du
coup de police s’est répandue.

Les grévistes
rentrent à Méru. Devant la caserne de gen­dar­me­rie, une
foule indi­gnée pousse les cris de : Assassins !
Assas­sins ! La popu­la­tion ne peut plus main­te­nir sa colère.
Com­ment, ce n’est pas assez de vou­loir la for­cer à cre­ver de
faim ! Il faut encore que la gen­dar­me­rie, aux ordres des
affa­meurs, sabre des femmes et des pères de famille !

Cet état
d’es­prit, ce n’est pas l’ar­ri­vée, à Méru, de 200
dra­gons qui le modi­fie­ra. Non plus que l’in­ter­dic­tion des
attrou­pe­ments par le pré­fet. Lefèvre, de la C.G.T.,
et Tesche, rédac­teur de l’Hu­ma­ni­té, sont
délé­gués par l’U­nion des Table­tiers, pour
deman­der au pré­fet de dis­si­mu­ler tout au moins ses dragons,
dont la vue ne peut que sur­ex­ci­ter encore les colères. Ils ne
sont pas reçus.

Le len­de­main, mercredi
31, deux esca­drons des hus­sards de Sen­lis arrivent ren­for­cer les
dra­gons à Méru. Qu’es­père donc le préfet
de l’en­tre­vue qui doit avoir lieu l’après-midi ?

Les patrons signent le contrat ouvrier

À
3 heures, délé­gués ouvriers et patrons sont
assem­blés. Le pré­fet Meu­nier préside.
Immé­dia­te­ment, nous pro­tes­tons contre l’ar­ri­vée des
troupes qui ne peuvent qu’ex­ci­ter les gré­vistes et nous nous
plai­gnons de la non-récep­tion des délégués
Lefèvre et Tesche.

Le pré­fet nous
répond qu’il n’a pas vou­lu les entendre parce qu’ils sont
étran­gers à la cor­po­ra­tion. Mais, vous, lui répliquent
les délé­gués ouvriers, n’êtes-vous pas
étran­ger à la cor­po­ra­tion ? MM. Dou­delle père,
Troi­sœufs père et Dal­le­ré, ne sont plus fabricants
puis­qu’ils ont cédé leurs usines à leur fils ;
ils n’ont donc aucun droit à prendre part à la
discussion.

Devant ces argu­ments, le
pré­fet se penche, dit quelques mots à voix basse à
l’o­reille de ces mes­sieurs qui quittent la salle.

La dis­cus­sion se
pour­suit pen­dant trois heures, les patrons cher­chant à
démon­trer la logique de leurs agis­se­ments. Nous voyons M.
Mar­chand qui, de tout temps, s’est plaint de la concur­rence de ses
confrères des envi­rons, M. Mar­chand qui, en 1907, encourageait
les gré­vistes de Lor­mai­son, pré­tendre main­te­nant que
les salaires de Lor­mai­son et d’ailleurs doivent être inférieurs
à ceux d’An­de­ville où la main-d’œuvre est plus
soi­gnée. Il a la mémoire courte, cet homme ! 

Mais il faut sor­tir de
la situa­tion. Le pré­fet pose alors ces ques­tions à M.
Marchand :


Vous avez de la main-d’œuvre supé­rieure ? Vous payez des
tarifs supé­rieurs ? Et bien ; ven­dez-vous à
des prix plus élevés.


Non ! répond le pré­sident du syn­di­cat patronal.

 — Eh bien !
réplique le pré­fet, puisque mal­gré la
supé­rio­ri­té de vos tarifs, vous ne ven­dez pas plus cher
que les autres, il n’y a pas de rai­son pour que tous ne paient pas le
même prix que vous à leurs ouvriers.

Puis, sau­tant sur sa
chaise en signe de satis­fac­tion, il invite tous les patrons à
signer le contrat ouvrier, en décla­rant par trois fois
l’ac­cord conclu.

Tous les patrons, sans
la moindre pro­tes­ta­tion, signent alors le contrat et le tarif qu’ils
avaient dis­cu­té au début : 

Entre
les soussignés : 

L’Union
Syn­di­cale des ouvriers Table­tiers de l’Oise, représentée
par MM. Coa­tan­nay, Alfred, secré­taire adjoint ;
Dela­chaus­sé, Hen­ri, tré­so­rier ; Bizet, Victor,
contrô­leur ; Pla­tel, Jean-Bap­tiste, secré­taire de
ladite Union, ouvrier table­tier, domi­ci­lié à Andeville
(Oise).

D’une
part.

Et
la Chambre syn­di­cale des fabri­cants de bou­tons de nacre de l’Oise,
repré­sen­tée par MM. Mar­chand-Hébert, président ;
Jules Potelle, secré­taire ; Dumas, Paul, trésorier ;
For­tin-Car­bon, Lignez Ernest, membres.

D’autre
part.

Et,
troi­siè­me­ment, les patrons non syn­di­qués, MM. Gay
Félix, et Dour­dain Antoine.

À
été conve­nu ce qui suit :


Les fabri­cants sus­nom­més s’en­gagent à payer les prix du
tarif d’An­de­ville annexé au pré­sent contrat et proposé
par l’U­nion Syn­di­cale des ouvriers Table­tiers de l’Oise et déclarent
accep­ter les condi­tions qui suivent :

3o
Les patrons s’en­gagent à reprendre tous les ouvriers et
employés qu’ils occu­paient avant la grève, et à
ne faire aucun ren­voi pour faits de grèves, faits connexes et
faits syndicalistes.

Le
tarif ci-annexé sera affi­ché dans tous les ate­liers et
bureaux par les soins des patrons.

CONDITIONS
DU TRAVAIL

La
durée du tra­vail est fixée à dix heures par jour
au maximum.

Les
bou­tons doivent être comp­tés par trente-sept comptes.

Le
tra­vail de la nacre franche et autres coquillages déjà
en usage avant la grève béné­fi­cie­ra du tarif qui
était appli­qué à Ande­ville comme tarif minimum.

Les
fraises au delà de six lignes conti­nue­ront comme par le passé
à être four­nies par les patrons.

La
durée du contrat est fixée à un an à
dater du 31 mars 1909 au 31 mars 1910.

Le
pré­sent contrat a été éla­bo­ré sous
la média­tion de M. Meu­nier, pré­fet de l’Oise, à
qui patrons et ouvriers adressent l’ex­pres­sion de leur
reconnaissance.

Fait
en double et de bonne foi à Méru, le 31 mars 1909.

Le secré­taire du
Syn­di­cat patro­nal, M. Potelle, nous demande un exem­plaire du tarif,
qui lui est remis aus­si­tôt, en pré­sence du préfet.
C’est pour le faire impri­mer aux frais du syn­di­cat patro­nal et le
dis­tri­buer à tous les ouvriers.

Tout per­met de croire
que le conflit est solu­tion­né. Les patrons ont donné
leur signa­ture : l’un d’eux, M. Dumas, tré­so­rier du
syn­di­cat patro­nal, demande au pré­fet d’of­frir, lui, les
cigares. Le pré­fet s’exé­cute et fait appor­ter une boîte
de cigares à deux sous.

Ouvriers et patrons
fument le cigare de la paix, et cha­cun s’en va. Non sans que nous
ayons encore une minute de plai­sir. Ne voyons-nous pas le patron
Médard, qui a, sans doute, l’ha­bi­tude de ne rien laisser
traî­ner, ratis­ser la boîte où il reste encore une
ving­taine de cigares, la mettre sous son bras et par­tir. C’est comme
ça pro­ba­ble­ment qu’on fait les bonnes maisons

Pen­dant toute la durée
des pour­par­lers, des gen­darmes cernent l’hô­tel de ville ;
des hus­sards sont dis­si­mu­lés non loin de là.

Il y a foule. Plus de
2.000 per­sonnes sont venues accom­pa­gner un nou­vel exode d’enfants
par­tant à Per­san par le train de 5 h. 50.

À
sept heures et demie, la salle Ango­nin est comble. Dubus, blessé
par les gen­darmes à Lor­mai­son, est accla­mé président.
Il a la tête entou­rée de bandelettes.

Les résul­tats de
l’en­tre­vue sont com­mu­ni­qués à l’as­sem­blée qui
mani­feste sa satis­fac­tion. Puis Lefèvre fait d’utiles
recom­man­da­tions : « Obte­nir des avan­tages, c’est très
bien, et vous pou­vez être fiers de votre vic­toire. Mais ça
n’est pas tout. Il faut savoir conser­ver ce que vous avez obtenu.
S’il venait à l’es­prit de quelques patrons de vous les
reti­rer, il faut qu’ils se trouvent devant un bloc inat­ta­quable. Il
faut pour cela que tout le monde soit syndiqué. »

(À
suivre.)

J.-B. Pla­tel

La Presse Anarchiste