La Presse Anarchiste

L’action directe en pédagogie

I

Vou­lez-vous que je vous
parle comme à des cama­rades ? Je ne m’a­dresse pas qu’aux
ins­ti­tu­teurs qui pour­ront lire ceci : je m’a­dresse plus droit,
plus affec­tueu­se­ment aux tra­vailleurs. Sans doute je suis un
pro­fes­seur, mais mon père est un ouvrier : je me
consi­dé­re­rais comme un ingrat si je n’é­tais pas
révolutionnaire. 

Lisez cet article ainsi
qu’une lettre : c’en est une. J’ai cer­tai­ne­ment quelque chose à
vous dire de vos enfants. Et vous aurez quelque chose à me
dire, peut-être, de ma pédagogie.

II

À
l’é­cole pri­maire supé­rieure de Vosves, j’enseigne
l’al­le­mand, le fran­çais, la morale. De mon caractère,
vous n’a­vez besoin de connaître qu’un seul trait : je
tâche de faire attention.

J’ai une cinquantaine
d’é­lèves. Le plus jeune a douze ans, le plus âgé
dix-sept. Ain­si c’est moi qui les accom­pagne au long du difficile
che­min qu’ils se font de leur enfance à leur adolescence.
Tan­tôt je l’a­pla­nis, et tan­tôt je le barre. Au début,
ils sont éveillés et doux ; puis ils deviennent
hypo­crites. Mais ils m’é­meuvent tou­jours par leur effort à
com­prendre et à vivre. Ma pré­oc­cu­pa­tion la plus
constante est d’ai­der à se viri­li­ser ceux qui veulent ne pas
mentir.

III

La ville est une de ces
petites villes qui vivent sans qu’on sache pour­quoi. On y trouve une
petite pré­fec­ture, une petite caisse d’é­pargne, trois
petites banques, un petit monu­ment patrio­tique, une petite caserne,
un petit bor­del, trois petits mar­chés, deux petits bazars, une
petite école nor­male, un petit col­lège et une petite
école pri­maire supé­rieure, col­lège du pauvre.

Pas de commerce :
Paris est trop près pour le consom­ma­teur et trop loin pour le
pro­duc­teur. — Pas d’in­dus­trie. À
la suite des grèves de 1899, les maîtres du Creusot
avaient son­gé à éta­blir une usine électrique.
« Allez-vous-en ailleurs, leur a dit un puissant
per­son­nage, nous ne vou­lons pas d’ou­vriers ici. » — Quant à l’a­gri­cul­ture, les grands pro­prié­taires livrent
leurs mois­sons à des immi­grants belges.

Je reçois les
fils des bou­ti­quiers, des scribes, des ins­ti­tu­teurs, des pay­sans. À
quel métier, à quel milieu faut-il que je les adapte ?

IV

Les mau­vais élèves
m’é­coutent pour pas­ser le temps. C’est eux qui me l’ont dit,
je les ai remer­ciés de leur fran­chise. Ils bâillent un
an, ils bâillent deux ans ; puis ils retournent, ayant un
peu gran­di, aider leur père au comp­toir ou à la forge.

Les bons élèves
tra­vaillent avec ardeur et concourent pour le bre­vet simple, qui est
un bac­ca­lau­réat tout à fait pri­maire. Qu’ils
l’ob­tiennent ou non, ils sont mûrs déjà pour les
métiers « d’é­cri­tures », voilà
leur style, pour les bonnes places où l’on gagne de l’argent,
pour les fonc­tions « modestes, mais utiles » de
l’État. Et ils s’y
casent. 

Les très bons
élèves enfin se consultent à la fourche d’un
double che­min. Ils entrent alors, soit à l’école
nor­male, soit dans une école tech­nique : et quand ils en
sortent, ins­ti­tu­teurs accom­plis ou contre­maîtres à la
coule, « une vaste car­rière s’ouvre »,
c’est encore eux qui le disent, devant eux.

J’ap­pelle cela des
ouvrages domes­tiques. Ten­te­raient-ils un autre effort si j’a­vais su
les nour­rir d’un autre orgueil ?

Jadis je croyais qu’il
fal­lait faire d’eux des hommes. Mais cette tâche est bien
au-des­sus du pou­voir d’un maître. (Tant mieux, d’ailleurs.) Je
me conso­le­rais si j’en fai­sais seule­ment des domes­tiques critiques.
Par exemple (il y en a d’autres), des fonc­tion­naires syndicalistes.

V

On ne m’a pas enseigné
cela dans l’École
nor­male supé­rieure d’en­sei­gne­ment pri­maire, on ne m’y a pour
ain­si dire rien ensei­gné. Alors je m’a­dresse à ces
enfants mêmes.

Je me sou­viens d’un beau
matin : peu de temps après la ren­trée, une lumière
pen­chante d’au­tomne, des arbres dorés, le hâle des
vacances sur toutes ces petites figures, une affec­tueuse confiance
(me sem­blait-il) dans tous les yeux.

VI

Qu’est-ce que nous
allons faire en alle­mand ? — demandai-je.

Pivert ne savait pas où
l’on par­lait alle­mand, ni pour­quoi Alle­mands ne par­laient pas
fran­çais : il fal­lut expli­quer cela.

Ensuite silence, long
silence. Je l’in­ter­pré­te­rai : il paraît inutile à
ces enfants qu’on leur enseigne l’al­le­mand ; car, après
tout, ils vivront en France.

Puis pour­tant, quelques
voix s’é­le­vèrent pour défendre les programmes :
 — On fait de l’al­le­mand à l’é­cole nor­male, dit Tain,
qui veut y aller. — Et l’al­le­mand, c’est utile à un voyageur
de com­merce, ajoute Piche­not, qui rêve de le devenir.

Je les regarde, l’un
dodu. l’autre maigre avec des traits faits à grands coups de
sabre. Après tout, je n’ai pas le droit d’op­pri­mer Tain ni
Piche­not. (Mais les autres?) Je reprends donc : — Et
com­ment ferons-nous ?

Ils réfléchissent
là-des­sus, et ils répondent. — L’un vou­drait qu’on
lise un jour­nal amu­sant ; l’autre que je leur enseigne en
alle­mand quelque beau savoir que per­sonne ne leur enseigne en
fran­çais, par exemple l’as­tro­no­mie ; l’autre que nous
expli­quions des images.

Là-des­sus, j’ai
repris la parole. J’ai fait ce que j’ai pu : ça regarde
l’ins­pec­teur. Mais vous voyez que j’a­vais du choix.

VII

Je leur enseigne aus­si à
lire. Enten­dez, à com­prendre et qu’ils lisent, à faire
atten­tion. — Ils m’a­vaient récla­mé ce tour depuis
long­temps : un mer­cre­di, nous lûmes le journal.

D’a­bord, plusieurs
jour­naux. — Valen­tin, gar­çon rouge et sub­til, m’ap­por­ta le
Matin ; je tirai l’Hu­ma­ni­té de ma poche et
Ray­nouard, qua­torze ans et un grand front lui­sant qui lui donnait
l’air chauve, pré­sen­ta le Petit Pari­sien. — C’était
au temps de la seconde grève des postes, ce fut une belle
séance.

Au bout de dix lignes,
le Petit Pari­sien fut exclu à l’u­na­ni­mi­té, comme
trop dra­ma­tique. — Une demi-colonne du Matin et un quart de
colonne de l’Hu­ma­ni­té com­pa­rurent. Hélas !
il fal­lut conclure que l’Hu­ma­ni­té était moins
hon­nête que le Matin ce jour-là. Car elle voulait
nous cacher qu’on eût, à Bel­le­ville, inju­rié pour
leurs quinze mille francs des dépu­tés socialistes.

VIII

Si l’ins­pec­teur était
entré, il m’au­rait trou­vé mau­vais esprit. — Pourtant
j’a­vais rai­son, je me tenais au plein de la vie ; je distribuais
à ces enfants, les pro­grammes me le recom­mandent, des notions
essen­tiel­le­ment pratiques.

 — Que lisez-vous ?
Com­ment lisez-vous ? Et faut-il lire ? — C’est un de mes
métiers que de lire : j’ai­me­rais vous rendre ser­vice en
ceci. — J’es­time qu’un jour­nal vrai ferait en France une admirable
force révolutionnaire.

Or, en lisant bien le
jour­nal le plus infâme, on lui arrache la vérité.

IX

Il y a des livres aussi.
Un soir sur deux, nous pou­vons invi­ter chez nous, vêtus de vert
ou de jaune, les plus grands hommes qui aient vécu, et nous
entre­te­nir avec eux. J’ai­de­rai mes enfants à se choi­sir ces
amis sévères.

Nous lisons bien. Deux
heures par semaine, dit le pro­gramme. Seule­ment, en guise de livre,
il nous four­nit un « recueil de mor­ceaux choisis ».
Un de ces bou­quins bavards, où les juge­ments sont établis
pour la vie, et les idées les plus pro­fondes exécutées
en deux para­graphes. Les notes y four­millent sur les textes, et les
dates ou je ne sais quels numé­ros, au milieu des plus nobles
poèmes, imitent le trou de la ver­mou­lure. — Le nôtre,
étant meilleur que les autres, est pire : il est plus
« lit­té­raire ». Je revois tou­jours mon
pauvre Gode­froy, un maigre nabot au visage blême et ridé,
écar­quiller des yeux ter­ribles en ânon­nant : — L’homme est un roseau pensant… 

Quelles œuvres acheter,
pour les lire entières, pour les aimer dans leur pas­sion et
dans leur style ? Faut-il que je sois seul à en faire la
liste ?

X

Au moins, vous ne vous
trom­pe­rez pas à ce dis­cours ? ― Si je parle ain­si de l’é­cole de Vosves, c’est que j’y
vis. Mais je ne la pro­pose pas comme une école modèle,
ni comme une école réno­vée. J’y fais ce que je
peux, et je suis le pre­mier à dire que ce n’est pas grand
chose. 

Un ins­ti­tu­teur aurait
plus à dire que moi, parce que les enfants qu’il a sont plus
igno­rants que les miens. Je vou­drais seule­ment qu’il lais­sât la
théo­rie pour s’ap­pli­quer à une obser­va­tion patiente et
humble.

XI

Peut-être vous
faites-vous de fausses idées sur la morale. Vous y voyez la
doc­trine, c’est la néces­si­té qu’il faut y voir.

Pour­quoi nie­rais-je la
patrie, puis­qu’elle existe ? — Légalement,
éco­no­mi­que­ment, humai­ne­ment. J’ai vécu deux ans en pays
ger­ma­niques, et j’y ai sur­tout appris quelles propriétés
pré­cieuses c’est que l’his­toire de France, que la langue et la
lit­té­ra­ture fran­çaises, que la méthode française
de penser.

Dirai-je qu’il ne faut
pas voter ? — Qui vote n’est pas pour cela une brute, qui ne
vote pas n’est pas pour cela un mal­hon­nête homme : il me
suf­fi­ra de rap­pe­ler cette véri­té. Je ne veux pas
sub­sti­tuer un devoir contre-élec­to­ral au devoir électoral.

Une des leçons
qui m’a coû­té le plus de tra­vail est jus­te­ment celle que
j’ai faite sur les par­tis poli­tiques, leurs jour­naux, leurs livres,
leurs doc­trines, leurs adhé­rents. Je n’ai pas dit qu’il y
avait dix mil­lions de syn­di­ca­listes en France.

Si nous étions
tous d’ac­cord pour faire la Révo­lu­tion, nous ne la ferions
pas.

XII

J’aime la morale :
elle contient toute la vie. Et lorsque j’en parle, tou­jours je me
laisse interrompre. 

Parce qu’un de ces
enfants en avait souf­fert, j’ai par­lé du divorce. Parce que
tous en souf­fraient, j’ai par­lé de ce qu’on appelle amour. Je
ne sais pas encore si c’est la plus cou­ra­geuse ten­ta­tive ou la plus
forte sot­tise que j’aie faites. Je me suis adres­sé à
ces jeunes gar­çons comme un père sérieux à
son fils sage.

Je n’ai pas men­ti. J’ai
dit sim­ple­ment : — Voi­là ce qui existe.

XIII

Mais j’ai ajouté :
 — Ça peut changer.

XIV

Ain­si je ne consulte pas
les pro­grammes : cette cause est entendue.

Je n’in­ter­roge pas les
auto­ri­tés. Je n’au­rais pas une répu­gnance abso­lue à
le faire, car je n’ai pas de prin­cipes. J’ai trou­vé en
arri­vant un ins­pec­teur tolé­rant, intel­li­gent et bon.

Il a pris sa retraite,
il ne lira sûre­ment pas ceci : je puis donc le dire. 

Je n’a­gis pas même
d’a­près mon savoir. Alle­mand, gram­maire, philosophie,
his­toire, j’ai appris à tout désap­prendre. À
quoi bon fati­guer sous l’abs­trac­tion ces petits esprits débiles ?
D’ailleurs, ils auraient dormi.

C’est de mes élèves
que je vou­drais tirer toute ma péda­go­gie. Leur désir,
je l’é­pie ; leur volon­té m’in­dique leurs besoins,
leur expé­rience me four­nit mes exemples, leur curiosité
dirige ma méthode, leur fatigue com­mande mes inventions…
Vou­lez-vous, pro­por­tions gar­dées, que nous appe­lions cela de
l’action-directe ?

XV

C’est trois petites
salles mal­propres, tristes, puantes. Les murs sont peints en marron
et en rose. Il n’y a ni cartes ni images. Le tableau noir creuse la
cloi­son comme la gueule d’un four sinistre. Du pla­fond pendent des
lampes élec­triques, dont plu­sieurs ont per­du leurs ampoules.
Le poêle répand une fumée lugubre. Aux fenêtres,
on voit l’au­tomne plu­vieux pour­rir les arbres. Les tables, longues en
pre­mière année, étroites et petites en deuxième
et en troi­sième, font un bric-brac pous­sié­reux et
misérable.

Les enfants là,
comme tout se ranime ! Je n’a­per­çois plus les murs ni les
fenêtres. Je regarde ces yeux, ces lèvres, ces visages
vagues et secrets, cette pauvre chair à vie. Ils s’efforcent,
ils ont peur, ils s’a­musent, ils s’en­dorment. Son­gez que leurs
ancêtres ont pei­né dix mille ans pour découvrir
quelques-unes des véri­tés que je leur pro­cure. Songez
que s’il me plaît, s’ils le veulent, je puis leur faire
entendre la voix sévère de Pas­cal, la voix orgueilleuse
d’Hu­go, la voix jus­ti­cière de Danton.

Albert Thier­ry (Novembre
1909)

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