Les deux Espagne
Toute l’histoire de
l’Espagne tourne autour de ce fait : l’antagonisme de la côte
et du plateau.
La côte, bordée
de villes assises parmi les orangers et les fleurs, industrieuses,
riches, libérales, facilement ouvertes à
l’anticléricalisme et aux idées avancées. Et le
plateau, à demi-désert, où errent, poussant
devant eux leurs moutons transhumants, de farouches bergers, pauvres,
fiers, ignorants et belliqueux. Rudes descendants de ces montagnards
qui, par une lutte de huit siècles, ont reconquis pied à
pied le sol espagnol sur le Maure musulman ; ils ont gardé
pour l’Église
catholique, symbole de leur indépendance, une piété
filiale entretenue soigneusement par la superstition et l’ignorance.
Sur 100 Espagnols, 65 ne savent ni lire ni écrire ; ils
ne connaissent du monde extérieur et de la politique que ce
que veulent bien leur apprendre leur curé, presque aussi
inculte qu’eux, et le moine jésuite qui, de loin et de haut,
dirige cette foule ignare et fanatique.
Naturellement, l’homme
du plateau, drapé dans son fanatisme et sa pauvreté,
méprise et jalouse l’homme de la côte, riche et
libéral ; et c’est pourquoi les rois lancèrent
toujours le pâtre castillan sur le marchand de Catalogne.
Or, il se trouva, en
juillet dernier, que, pour une fois, ces deux adversaires séculaires
étaient d’accord. Paysans et ouvriers, radicaux et
conservateurs, cléricaux ou anticléricaux, dans toute
l’Espagne, de Gérone à Cadix, et de Grenade à
Bilbao, tout le peuple détestait également cette guerre
inutile et meurtrière. Pour la première fois,
peut-être, depuis l’expulsion des Maures, l’homme de la côte
et l’homme du plateau vibraient d’accord.
Pour mâter
l’insurrection barcelonaise, pour empêcher l’incendie de
s’étendre à toute l’Espagne, il ne suffisait pas
d’interdire les meetings et censurer les journaux, il fallait rompre
cette union intime des âmes qui dressait tout un peuple contre
son gouvernement. Il fallait aux moyens ordinaires de la police
adjoindre cette tactique supérieure où les jésuites
sont passés maîtres : diviser les foules pour les
dominer.
Comment on mit le feu aux couvents
Barcelone est une ville
de couvents et d’églises : elle en compte plus de 200. Ce
n’est pas qu’elle soit pieuse, au contraire. Grand port ouvert sur la
Méditerranée, en relations journalières avec
Marseille, Gênes, Londres, Hambourg et l’Amérique,
pleine de marins, de courtiers et d’industriels étrangers,
elle a vu pénétrer chez elle en même temps les
marchandises et les idées de l’Europe. Le peuple y est
républicain, socialiste et anticlérical.
Mais justement à
cause de cela, les moines se sont abattus sur elle. Sans doute, ils
ont été attirés vers la grande ville parce
qu’elle était riche ; mais surtout ils ont voulu
combattre un foyer d’irréligion qui menaçait d’infecter
l’Espagne entière, et c’est pourquoi ils ont dressé sur
les hauteurs leurs couvents sombres comme autant de Bastilles
destinées à surveiller et contenir la ville de
l’impiété.
Dans ces conditions, un
rien pouvait détourner sur ces couvents la colère
populaire.
Dès le 26, des
couvents brûlèrent. Et pendant si jours, Barcelone
s’éclaira, la nuit, à la lueur sinistre d’une
cinquantaine d’églises et de monastères incendiés.
Qui a mis le feu ?
D’après les
rapports de police, ce fut une bande d’une trentaine de personnes :
quelques hommes, des femmes et beaucoup d’adolescents. Ils sonnaient
à la porte des couvents et invitaient leurs habitants à
s’en aller ; ceux-ci obéissaient sans résistance [[Seuls les jésuites défendirent à
coups de fusils leur monastère qui ne fut pas envahi.]]
Puis, les locaux
évacués, on arrosait de pétrole quelques murs ;
on y mettait le feu, et la bande, remportant ses bidons, s’en allait
opérer ailleurs.
Dans ce formidable
incendie, un seul homme périt : un vieux moine qui
obstinément refusa de quitter sa cellule.
Jamais on ne vit
émeutiers plus paisibles, ni incendiaires aussi respectueux
des personnes.
Cependant la population,
hostile au clergé, laissait faire.
La police aussi ;
mais elle avait d’autres raisons.
Le rôle de la police
À
la nouvelle de l’incendie, le gouverneur de Barcelone donna ordre aux
pompiers, non pas d’éteindre le feu, mais seulement de
l’empêcher d’atteindre les maisons voisines. Cet ordre fut
fidèlement exécuté.
Pas un hôtel
particulier, pas une masure ne brûla ; mais les monastères
et églises flambèrent en toute liberté.
Le lendemain même,
M. La Cierva, ministre de l’Intérieur, lançait une
proclamation officielle ; il disait que les « anarchistes »
s’étaient emparés de Barcelone, qu’ils brûlaient
les églises et les couvents et qu’ils avaient même pillé
les « petites sœurs des pauvres ».
Cette nouvelle fut
aussitôt transmise dans toute l’Espagne, par les soins des
gouverneurs, reproduite par ordre dans tous les journaux, répandue
au fond des plus lointains villages par les curés. Comme la
liberté de la presse était suspendue et les réunions
interdites, il était impossible de nier ou d’expliquer le
fait. Et ainsi toute l’Espagne fut convaincue que Barcelone était
aux mains des « anarchistes ».
Dans ces conditions, le
paysan castillan ne pouvait pas hésiter. Il ne voyait plus en
face de lui des prolétaires comme lui, soulevés comme
lui contre une guerre absurde et refusant de verser leur sang pour
les dividendes de quelques spéculateurs étrangers, mais
des impies, des anarchistes, pilleurs de couvents et brûleurs
d’églises, hommes sans foi ni loi, et qu’il fallait à
tout prix anéantir.
À
pleins trains, les petits soldats castillans, portant des scapulaires
sous leurs tuniques, se laissèrent mener à Barcelone ;
les troupes qui, les premiers jours, refusaient de tirer sur la
foule, fusillèrent avec entrain.
Sept mille hommes furent
concentrés dans Barcelone : pendant quatre jours, on se
battit dans les rues, derrière les barricades, par les
fenêtres des maisons, sur les toits. Enfin l’artillerie, les
fusils à tir rapide, la discipline eurent raison de l’ardeur
révolutionnaire. En une semaine, on arrêta 1.200
personnes la dénonciation d’un voisin, d’un concierge
suffisait ; les vengeances particulières se donnaient une
ample carrière.
Puis les troupes se
mirent à parcourir la Catalogne, on arrêta aussi dans
les villages ; et partout, les petits soldats castillans
passaient, farouches, prêts à tirer sur le premier venu
dénoncé comme sacrilège. La terreur blanche
régna sur la province.
Et voilà le
danger des mouvements irréfléchis des foules. Il est
certain que parmi les femmes et les jeunes gens qui, sous la conduite
des agents en bourgeois de M. La Cierva, mirent le feu aux églises,
il y avait beaucoup de bons anticléricaux. Ils crurent
l’occasion bonne de se venger de l’étroite tutelle où
les tiennent les moines ; ils s’imaginèrent peut-être
naïvement, en brûlant quelques murailles, briser la
puissance formidable de Rome. Ils ne se doutaient pas qu’ils
faisaient le jeu même de cette Église
qu’ils voulaient détruire.
Avant de faire un geste
révolutionnaire, il faut en calculer l’effet sur la masse
amorphe et lâche qui, seule, par son acceptation ou son refus,
transforme l’émeute passagère en révolution
durable, ou réduit la révolution aux proportions d’une
émeute vite réprouvée.
Au mois de juillet
dernier, le peuple espagnol, dans son ensemble, était prêt
à approuver une grève militaire, il ne pouvait admettre
que l’on cassât le nez d’un saint de pierre.
M. Maura le savait bien.
L’homme d’État,
quelquefois, est obligé de faire comme le médecin
homéopathe. Au lieu de réprimer les passions
populaires, il s’efforce de les exalter jusqu’à la folie et
jusqu’à la faute qui provoquera dans tout l’organisme une
réaction salutaire. L’agent provocateur est ainsi plus
redoutable que le gendarme. Par lui, M. Maura avait transformé
un mouvement antimilitaire très puissant en un mouvement
anticlérical impopulaire.
À
l’aide de quelques bidons de benzine bien placés, M. Maura et
ses complices venaient de sauver la monarchie, l’armée, la
religion et les dividendes de M. Étienne. Cela valait bien les
sacrifices de quelques couvents brûlés.
Le procès Ferrer
Pourtant il ne suffisait
pas d’écraser la révolte. Il est dangereux pour un
gouvernement de s’abandonner à l’instinct des représailles.
Elles laissent souvent des souvenirs fâcheux pour la réputation
d’un parti ou d’un régime. L’Empire, chez nous, a beaucoup
souffert des récits des forçats de Lambessa.
C’est pourquoi après
avoir réprimé le soulèvement, on résolut
de le déconsidérer. Pour cela, rien de meilleur qu’un
bon procès politique bien conduit.
Une insurrection qui
réussit est un acte glorieux ; mais une insurrection qui
échoue est un crime, et tout crime suppose un coupable. Or, la
foule, qui est simpliste, aime à attribuer la responsabilité
d’un mouvement à un seul homme, à un chef. Elle se fera
une idée du mouvement d’après la personnalité de
ce « chef ». Il s’agit donc de bien choisir ce
chef, afin de donner à l’insurrection sa couleur. Et c’est le
gouvernement qui a le choix, puisque c’est lui qui, par ses
tribunaux, est chargé de découvrir le « coupable ».
Le cabinet Maura hésita
d’abord. Les conservateurs qui le composaient ne manquent pas
d’ennemis à Barcelone. Il y a des « autonomistes »
qui veulent faire de la Catalogne un État
indépendant ; il y a des républicains et des
socialistes. Quelle belle occasion de perdre des adversaires
politiques en leur attribuant la responsabilité des troubles !
On menaça donc tour à tour les leaders de ces trois
partis. Mais les autonomistes, dès le début, s’étaient
tenus à l’écart du mouvement, les républicains
aussi ; les chefs socialistes avaient déclaré
qu’ils désavoueraient l’émeute si l’on employait la
violence. Sans doute, M. Lerroux, le grand tribun barcelonais exilé
en Argentine depuis deux ans, avait pris le bateau à la
première nouvelle des événements, mais il
s’était arrêté… à Londres, où il
restait prudemment. Le sénateur Sol y Ortega était
protégé par le comte de Romanones, à qui il
devait son siège. Iglesias avait été mis en
prison avant le commencement de l’émeute. On se contenta
d’obtenir d’eux, par la menace, la promesse d’être bien sages
et désavouer l’insurrection.
Puis on se rabattit sur
Ferrer.
Chose curieuse ! on
n’y avait pas songé tout d’abord. C’est le 6 août
seulement que l’on fit chez lui la première perquisition sans
rien trouver d’ailleurs. C’est encore aujourd’hui une question de
savoir s’il a été activement mêlé au
mouvement. Les pièces du procès, — publiées
depuis par le gouvernement, — ne l’établissent pas d’une
façon certaine.
Mais il ne s’agissait
pas ici, on le comprend bien, d’un procès ordinaire, mais d’un
procès politique. C’est pourquoi il fallait appliquer à
Ferrer non pas les règles de la procédure civile, mais
les principes tout différents de la raison d’État.
Or Ferrer, pour le
gouvernement espagnol, n’était pas un conspirateur, ni un
agitateur révolutionnaire, ni un chef de parti. Il était
un SYMBOLE.
Il y a ainsi, à
certaines heures troubles, des hommes « représentatifs »
qui, bon gré mal gré, admirés ou haïs,
incarnent aux yeux de la foule une idée. Ainsi Gambetta, chez
nous, personnifia longtemps la République, Déroulède,
la Revanche ; Dreyfus, le Traître, et Hervé,
l’Antipatriotisme. De même Ferrer, dans l’Espagne catholique
et cléricale, représentait cet être éminemment
dangereux : le maître d’école laïque.
Ancien ingénieur,
né en Espagne, mais très pénétré
des idées françaises et profondément imbu du
rationalisme universitaire de chez nous, il avait rêvé
d’opposer à l’enseignement purement religieux des curés
de son pays, un enseignement laïque fondé sur la Raison.
Un legs que lui laissa
une vieille dame française lui permit de mettre son projet à
exécution.
Rentré à
Barcelone, il y fonda l’École
moderne sur le modèle de ces écoles laïques de
chez nous où, dans aucun livre de classe, le mot Dieu ne
devait être écrit.
Le gouvernement fit
fermer l’établissement et dispersa les élèves.
Alors Ferrer fonda une librairie où il vendait et même
donnait les livres qui exprimaient ses idées ; puis il
créa une ligue chargée de répandre partout son
enseignement.
Faible embryon d’une
œuvre immense !
Pourtant l’Église
d’Espagne avait depuis longtemps l’œil sur lui.
On sait, au delà
des Pyrénées, tout le mal qu’a fait en France l’école
laïque à l’Église
catholique. On sait que c’est elle qui a produit cette génération
d’anticléricaux qui a permis sinon appelé la séparation
de l’Église et de
l’État.
Aussi le timide essai de
Ferrer excitait-il les plus vives craintes. Et le maître
d’école de Barcelone apparaissait aux évêques
infiniment plus dangereux que le plus audacieux lanceur de bombes.
Pour le discréditer,
on accola son nom à celui de l’anarchiste Morral, qui lança
un engin sur le cortège nuptial d’Alphonse XIII.
Sans l’intervention de
l’opinion européenne, Ferrer passait au garrot avec le
« propagandiste par le fait ». En attendant, il
fut dit, répété et convenu dans toute l’Espagne
que l’« École
moderne » était une pépinière de
sacrilèges et d’assassins.
Et c’est ainsi que
Ferrer devint — un peu malgré lui, sans doute — un « homme
représentatif », le personnage symbolique en qui se
confondaient ces deux choses abhorrées : l’irréligion
et l’anarchie.
Son nom était
partout connu, et partout impopulaire. Or, le gouvernement avait
besoin de déconsidérer l’insurrection barcelonaise. Il
voulait faire oublier au peuple qu’elle avait été
essentiellement un mouvement de révolte contre une guerre
absurde ; il s’efforçait, en montrant les ruines fumantes
des couvents, de faire croire que ç’avait été un
soulèvement antireligieux. Quel meilleur moyen pour y réussir
que d’attribuer la responsabilité de tant de désastres
à un maître d’école anticlérical !
On décida donc
d’arrêter Ferrer. Aussitôt les évêques
exultèrent, les conservateurs se réjouirent, les
libéraux ne soufflèrent mot ; les chefs
républicains et socialistes qui avaient eu peur d’être
accusés eux-mêmes, s’empressèrent de crier haro !
On perquisitionna une
première fois chez Ferrer, en sa présence ; on ne
trouva rien. On perquisitionna une seconde fois en son absence :
on trouva tout ce qu’on voulut. Les témoins qui le chargèrent
le plus furent des politiciens républicains.
Enfin on le traduisit
devant le conseil de guerre. Et la tragi-comédie judiciaire
commença.
La foule attache en
général un grand respect aux tribunaux :
l’appareil compliqué des enquêtes, des interrogatoires,
des témoignages contradictoires et de plaidoiries, le mystère
qui entoure les jugements et la personne même des juges, lui
donnent l’idée d’une justice impartiale. Et en fait, cet
appareil, si boiteux qu’il soit en réalité, offre
pourtant un minimum de garanties à l’accusé. Les
gouvernements le respectent donc, quand il s’agit des affaires
privées.
Mais ils s’en
débarrassent quand. il faut faire un procès politique.
Car alors, il ne s’agit plus de découvrir un coupable, puisque
le ministère a choisi d’avance la victime. Il s’agit
simplement de la présenter au peuple sous l’aspect d’un
criminel. Ecce homo !
C’est pourquoi, en temps
de troubles, les juridictions ordinaires sont toujours suspendues ;
les prévenus passent devant des tribunaux d’exception, hautes
cours ou conseils de guerre, plus rapides, plus souples, et où
l’accusé est toujours condamné par ordre.
Ferrer fut donc traduit
devant un conseil de guerre. Des officiers furent chargés de
juger un homme prévenu d’antimilitarisme ; on leur lut
tous les témoignages hostiles recueillis à
l’instruction ; aucun témoin à décharge ne
fut cité. Et, de très bonne foi, sans nul doute, ils
condamnèrent Ferrer.
Le lendemain, au petit
jour, sur la haute colline de Montjuich, qui a vu tant de martyrs, il
était fusillé.
Comme le nom de Ferrer
était très connu, cette exécution fit un bruit
énorme. Toute l’Europe s’indigna ; mais presque toute
l’Espagne se réjouit. En tout cas, partout on discuta sur la
liberté de la pensée, sur les garanties judiciaires,
sur les mérites ou les dangers de certaines doctrines, sur
l’anticléricalisme. Mais, dans ce fracas, on oublia M. Étienne
et son groupe, la grève militaire et la guerre de Melilla.
Comme les bidons de
benzine avaient sauvé la monarchie, le sang de Ferrer sauvait
l’affaire marocaine, ses suppôts et ses dividendes.
É
pilogue
La Révolution
étant ainsi écrasée et discréditée,
il n’y avait plus qu’à changer de ministère. C’est
l’usage. Lorsqu’un parti a été contraint à une
répression sanglante, il doit passer la main. Trop de
souvenirs atroces, en effet, restent liés à son nom ;
le régime pourrait en souffrir. La Catalogne était
encore toute frémissante de ses morts sous la terreur et
l’état de siège ; l’Europe entière
manifestait, ternissant le renom de l’Espagne, ce qui peut nuire aux
emprunts futurs. Il importait de calmer les colères
intérieures et extérieures par un semblant de désaveu.
Libéraux,
républicains et socialistes s’entendirent pour renverser le
ministère. Les Cortés furent réunis et on se
livra au petit jeu des interpellations. Naturellement on ne parla ni
du mouvement de Barcelone, ni du jugement de Ferrer ; on
reprocha seulement à M. Maura d’avoir suspendu les garanties
constitutionnelles : reproche bien injuste, d’ailleurs, puisque
c’est ce qui lui avait permis d’enrayer la révolution.
Mais si l’attaque fut
molle, les discours furent violents : on tapa sur les pupitres,
on fit de l’obstruction. Au bout de deux jours, M. Maura
démissionnait. Et M. Moret prenait le pouvoir avec des mains
sans tache.
Admirable souplesse du
système parlementaire ! Les ministres de l’Ancien Régime,
justement parce qu’ils duraient, finissaient par accumuler sur leur
nom, d’année en année, un tel total de rancunes et de
haines, qu’ils discréditaient la dynastie, même quand
ils l’avaient bien servie : ainsi Colbert. Dans un État
parlementaire, au contraire, chaque ministère hérite de
la besogne faite par son prédécesseur, mais non des
haines qu’elle a soulevées. Ainsi un changement de
gouvernement équivaut à une absolution.
M. Moret trouvait de
nouveau l’Espagne tranquille. Il n’en était que plus à
son aise pour continuer la guerre du Maroc. Avec lui, en effet,
c’était toute la « coterie marocaine »
qui arrivait au pouvoir. M. de Romanones, n’osant devenir ministre,
fut fait « grand d’Espagne» ; son cousin,
le duc de Tovar, autre gros actionnaire des mines du Riff, fut nommé
gouverneur de Madrid. M. Moret lui-même, d’ailleurs, n’était-il
pas avocat-conseil de MM. Mannesmann, également
concessionnaires des mines marocaines.
Quant aux républicains,
qui promettaient leur concours au nouveau ministère, ils
reçurent leur récompense. M. Sol y Ortega, que les
conservateurs voulaient poursuivre, garda son siège de
sénateur, que lui avait accordé la munificence de M. de
Romanones ; M. A. Lerroux, le grand tribun exilé, qui
était devenu gros actionnaire en Argentine, reçut
l’autorisation de rentrer au Parlement et dans sa bonne ville de
Barcelone. Une alliance électorale fut conclue entre eux et le
pouvoir qui leur fera gagner quelques sièges aux prochaines
élections. En échange, tous s’engagent à prêcher
la croisade anticléricale et à ne plus parler du Maroc,
ni de la grève militaire. Enfin, comme il ne serait pas juste
que l’homme qui a été à la peine ne fût
pas aussi à l’honneur, M. Maura va recevoir aussi sa
récompense. Il a eu la main lourde à Barcelone, c’est
pourquoi on lui a, pour un moment, retiré le pouvoir ;
mais on ne peut oublier qu’il a sauvé la dynastie. Et puis,
s’il a brûlé quelques couvents, il a rendu, en ce
faisant, un grand service à l’Église.
Le Vatican n’est pas ingrat. Le pape, en personne, a demandé
pour lui un titre de noblesse : M. Maura serait fait « Grand
d’Espagne » au 1er janvier. En attendant,
50.000 soldats — dont beaucoup sont pères de famille —
grelottent la fièvre à Melilla, en maudissant Ferrer et
criant : Vive le Roi.
Ainsi finit la comédie.
Conclusion
En somme, deux syndicats
de financiers : l’un français, l’autre espagnol, servis
par des politiciens à gage, décident des généraux
à engager le drapeau espagnol pour sauver leurs mines au
Maroc.
Le peuple ne comprend
pas cette guerre, qui n’a aucun rapport avec la défense de la
patrie ; comme en vertu d’une loi unique, la charge retombe tout
entière sur les classes pauvres, elles se révoltent.
Une émeute locale paralyse un instant la gendarmerie ;
cela suffit pour amener une grève militaire générale ;
même des paysans catholiques refusent de répondre à
l’appel. Tout le peuple est contre la guerre : le gouvernement
se trouve d’un côté, la nation de l’autre : état
d’esprit extrêmement favorable à une révolution.
Un petit groupe d’hommes
audacieux veut saisir l’occasion ; mais il leur faut des cadres.
Les organisations politiques ne marchent pas : les syndicats
ouvriers sont dans l’enfance. Les villes de province demandent huit
jours pour organiser la grève générale. Mais
Barcelone, sans attendre, se met immédiatement en
insurrection.
Conséquence :
le gouvernement, mieux outillé, agit aussitôt : 1° il supprime les télégrammes, les lettres, les journaux,
les meetings, et rend la mobilisation ouvrière impossible ;
2° il isole Barcelone pour l’écraser.
Mais pour cela, il lui
faut retourner l’opinion qui est contre lui. L’Espagne est
foncièrement catholique ; on brûle quelques
couvents ; on pille les petites soeurs des pauvres. Aussitôt
le mouvement, qui était antimilitaire, prend l’aspect
antireligieux. Les petits soldats qui refusaient de partir tuer des
Maures consentent à fusiller les anarchistes. Barcelone est
écrasée… Pour justifier les représailles, on
traduit devant un tribunal d’exception un maître d’école
anticlérical ; on déclare qu’il est le chef et la
cause de la rébellion ; on le fusille.
Enfin, quand la besogne
est terminée et l’insurrection noyée dans le sang,
comme le régime pourrait en rester impopulaire, on renverse le
ministère. Des « libéraux »
montent au pouvoir ; moyennant quelques sièges de
députés, ils obtiennent le concours des politiciens
républicains et socialistes. Tous ensemble sont aussi asservis
que leurs adversaires aux financiers marocains. Leur premier soin est
d’envoyer des renforts à Melilla.
C’est une révolution
pour rien !
― O ―
De cette expérience,
faite au prix de leur sang par les ouvriers espagnols, le prolétariat
français doit tirer quelques enseignements.
Les guerres modernes
sont provoquées par des syndicats financiers pour la conquête
de débouchés commerciaux, de mines, de concessions,
etc. Ces gens se servent des politiciens et des généraux
à leurs gages pour « engager le drapeau »
et contraindre le peuple à marcher.
Mais le peuple ne
comprend pas. Le peuple en général est patriote ;
il veut bien défendre le « sol sacré »,
les biens et la liberté des citoyens : il n’entend pas
verser son sang pour des dividendes que, d’ailleurs, il ne touchera
pas.
Les guerres
d’affaires tendent donc à séparer la nation en
deux : le gouvernement d’un côté, le peuple de
l’autre. Elles sont ainsi merveilleusement aptes à déchaîner
un mouvement révolutionnaire. C’est pourquoi la guerre de
Mandchourie provoqua la révolution russe, la guerre de
Melilla, l’insurrection de Barcelone…;l’avenir fournira
d’autres exemples.
Mais pour que le
mouvement réussisse, il faut aux mécontents des cadres.
Les organisations politiques ne valent rien : en tous pays,
leurs chefs sont dans la main des financiers.
Les syndicats ouvriers
peuvent servir, mais il faut qu’ils soient nombreux, actifs,
disciplinés, répandus sur tout le pays, et non
concentrés en quelques foyers puissants mais isolés,
comme à Barcelone. Leur mobilisation doit être rapide
(la victoire est à celui qui attaque), soudaine et générale,
réalisée d’un coup dans tout le pays. Elle doit être
dès l’abord maîtresse des télégraphes et
des chemins de fer, sans lesquels aucun mouvement d’ensemble n’est
possible.
Surtout elle doit éviter
toute déviation. Il ne faut pas perdre de vue qu’une
révolution est faite par des révolutionnaires au profit
de gens qui ne le sont pas. Il faut donc que son but soit simple,
compris d’emblée par elle et acceptable par la majorité.
Il est évident,
par exemple, que le mouvement barcelonais n’aurait pu aboutir à
l’abolition de la propriété individuelle dans toute
l’Espagne et à l’établissement du collectivisme, parce
que les esprits n’y sont pas préparés. Il aurait pu
seulement faire cesser la guerre et détrôner le groupe
Étienne-Romanones.
Et ç’aurait déjà
été quelque chose.
Cratès