La Presse Anarchiste

Encore des précisions

Je me sou­viens de cer­taines réflexions qu’é­met­tait, à pro­pos de la vul­ga­ri­sa­tion des idées anar­chistes, l’a­ni­ma­teur d’une petite revue heb­do­ma­daire, publiée en pro­vince, assez bien rédi­gée d’ailleurs, réflexions que le hasard me met sous les yeux. Cela date de 1912. 

« Com­men­cer par rui­ner dans l’es­prit de la mul­ti­tude — écri­vait-il — le pres­tige de la loi écrite, avant de pré­pa­rer des consciences qui affirment et appliquent natu­rel­le­ment l’é­qui­té, c’est faire de la civi­li­sa­tion à l’en­vers et col­la­bo­rer à l’o­bli­té­ra­tion des consciences ; c’est tra­vailler à faire des inadaptés. » 

Il admet­tait que cer­tains êtres peuvent se pas­ser de « loi, écrite ». Ce sont « les per­sonnes culti­vées » chez les­quelles il y a « un ensemble de notions com­munes qui leur per­mettent d’être justes des unes envers les autres sans recou­rir à l’ap­pli­ca­tion des lois écrites ». 

« Ces per­sonnes sont sus­cep­tibles d’a­gir le mieux pos­sible, dans la plu­part des cas, sans invo­quer le moins du monde l’au­to­ri­té. Elles sont donc déjà des anar­chistes. Pour­quoi ? Parce qu’elles savent exac­te­ment ce qu’il convient de faire pour être res­pec­ti­ve­ment et réci­pro­que­ment justes. Elles ont la loi dans la conscience ». 

« La loi exté­rieure avec tous les moyens sociaux de la faire res­pec­ter (police, tri­bu­naux, etc.) est inutile pour ces per­sonnes : non point parce qu’elles méprisent les lois, mais bien au contraire parce qu’elles ont dans leurs consciences la com­pré­hen­sion vive des prin­cipes qui ont déter­mi­né les lois écrites. » 

En fin de compte, concluait-il, on ne vul­ga­rise pas des idées de synthèse.

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Je vou­drais répli­quer ici à ces obser­va­tions qui sont tou­jours d’actualité. 

D’a­bord nous, indi­vi­dua­listes, nous n’en­tre­voyons nul­le­ment « dans un ave­nir indé­fi­ni, une huma­ni­té par­faite, deve­nue abso­lu­ment juste par l’é­qui­va­lence de toutes les consciences ». 

Rien, au contraire, ne nous ferait davan­tage hor­reur, qu’un milieu où toutes les consciences s’é­qui­vau­draient ; la varié­té dans les expé­riences indi­vi­duelles esthé­tiques ― l’es­thé­tique étant consi­dé­rée comme une caté­go­rie de l’é­thique — ris­que­rait fort d’y être absente, puisque tous les com­po­sants de ce milieu se répé­te­raient moralement. 

Nous ne disons pas non plus que tous ceux que nous croi­sons sur notre route soient aptes à vivre sans lois écrites. Ce que nous pré­ten­dons et affir­mons, c’est que l’ap­ti­tude à la « vie libre » n’est pas uni­que­ment l’a­pa­nage des classes culti­vées. Celles-ci, d’ailleurs, si elles se passent de loi écrite pour régler leurs dif­fé­rends — et la lec­ture de la chro­nique des tri­bu­naux suf­fit à démon­trer le contraire — ne se font point faute d’y avoir recours à l’é­gard de ceux qu’elles n’es­timent pas de leur bord. Nous affir­mons et main­te­nons qu’i­ci et là som­meillent, igno­rantes, nombre d’in­di­vi­dua­li­tés capables de s’a­dap­ter à une exis­tence libé­rée de l’en­trave des men­songes conven­tion­nels, des pré­ju­gés sociaux, des contrats impo­sés, — indi­vi­dua­li­tés qu’il ne s’a­git que de réveiller — par le verbe ou la plume — pour qu’elles se révèlent à elles-mêmes. 

Une fois sélec­tion­nés, ces indi­vi­dua­listes qui s’i­gno­raient — tout « gens du com­mun et incultes » qu’on les cata­logue — sont aus­si capables, dans leur vie de tous les jours, de se pas­ser de codes et de juges que les « culti­vés ». Et même mieux, car ils ne font pas de la ques­tion éco­no­mique leur exclu­sif sou­ci, leur pré­oc­cu­pa­tion de la liber­té reje­tant au second plan celle du bien-être. 

Nous affir­mons que l’in­di­vi­dua­lisme à notre façon n’est pas un concept uni­que­ment réser­vé à l’u­sage des sur­hommes. Il est pour tous ceux que leur tem­pé­ra­ment ou leurs conclu­sions ou leur concep­tion de la vie amènent ou incitent à être de « notre monde ». 

Nous savons bien que par la suite, un tri se pro­duit ; les inadap­tés à l’in­di­vi­dua­lisme, tel que nous le conce­vons, font fausse route, ou s’en vont ailleurs. Les adap­tés demeurent. 

Adap­tés, bien enten­du, à notre concep­tion indi­vi­dua­liste. Inadap­tés pour le reste ; autre­ment dit des êtres qui, for­cés de demeu­rer dans la socié­té, n’y appar­tiennent par aucune fibre de leur cœur, aucune cel­lule de leur cerveau. 

Pour que ce soit faire de la « civi­li­sa­tion à rebours » il fau­drait que nous fus­sions convain­cus que la civi­li­sa­tion actuelle est « morale », ce contre quoi nous pro­tes­tons de toute notre force. Est notre adver­saire toute civi­li­sa­tion qui, pour gar­der l’é­qui­libre, a recours au contrat social impo­sé, à la coer­ci­tion morale, à l’hy­po­cri­sie légale, à la fic­tion majo­ri­taire ou gré­gaire, à la vio­lence sous une forme quelconque. 

Et notre pro­pa­gande de sélec­tion, nous ne l’a­vons jamais pour­sui­vie mus par un inté­rêt sor­dide. Parce que nous espé­rions une place en vue, une situa­tion maté­rielle pri­vi­lé­giée, des hon­neurs ou de la gloire. Mais bien parce que, natu­rel­le­ment, nous nous y sen­tions pous­sés, donc par plai­sir ; ou bien parce que nous consi­dé­rions comme nor­mal de nous repro­duire psy­cho­lo­gi­que­ment, c’est-à-dire de conti­nuer « l’es­pèce indi­vi­dua­liste anar­chiste » ; ou encore parce qu’es­ti­mant la connais­sance de nos idées bonnes pour nous, nous nous ima­gi­nions qu’elles pour­raient être éga­le­ment bonnes pour d’autres ― pour quelques autres. 

Pour ter­mi­ner, il ne nous est jamais venu à l’es­prit de consi­dé­rer l’in­di­vi­dua­lisme à notre façon comme une « syn­thèse » mais bien comme une méthode de vie per­son­nelle ou plu­rale, comme une atti­tude indi­vi­duelle de cri­tique et de néga­tion par rap­port au fonc­tion­ne­ment du milieu constric­tif et res­tric­tif, comme un sys­tème de culture inté­rieure du moi ten­dant à le main­te­nir indé­pen­dant de toutes les influences du non-moi.

E. Armand

La Presse Anarchiste