La Presse Anarchiste

Être moi-même

Être moi-même. Réel­le­ment moi-même. Vrai­ment moi-même. Mon meilleur moi-même. Mais com­ment ? Pas en imi­tant autrui, bien sûr. L’i­mi­ta­tion d’au­trui, pour accom­pli que soit cet autrui, abou­tit, fata­le­ment à un échec. L’i­mi­ta­tion, après tout, n’est qu’un article fal­si­fié. Non, si je dois jamais réus­sir, il faut que ce soit en me pre­nant tel que je suis et en tirant de ce « moi » le meilleur par­ti. Mes défauts sont légion. Par­don, un ins­tant. N’est-il pas pos­sible que cer­taines des choses qui paraissent des défauts ne le soient nul­le­ment, que ce soit des qua­li­tés qui s’af­firment pau­vre­ment ? Peut-être à cause de l’en­vi­ron­ne­ment déplo­rable ? Peut-être parce que je n’ai pas encore appris à m’ex­pri­mer comme il le fau­drait ? Les autres qua­li­fient de défauts des choses qui leur déplaisent en moi. Peut-être, en effet, sont-ce des défauts, mais non pas parce que les autres les dénomment ain­si. Mes amis sont bien inten­tion­nés, mais ils ne sau­raient connaître ce que j’es­saie d’ex­pri­mer, sans y par­ve­nir. De sorte qu’il me faut décou­vrir par moi-même si ces choses désa­gréables me sont ou non de quelque uti­li­té. Si elles en sont dépour­vues, qu’elles aillent au diable. Mais si elles pos­sèdent quelque valeur me concer­nant, et que j’é­prouve le besoin de les expri­mer, il me doit être sûre­ment pos­sible de trou­ver une façon meilleure que celle dont je me sers. Une façon qui me per­mette de m’ex­pri­mer plus hon­nê­te­ment. Une façon qui pour­rait être aimable au lieu d’être détestable. 

Être vrai vis-à-vis de moi-même exige que je réflé­chisse. Je désire être franc et loyal, et abso­lu­ment sin­cère. Vrai vis-à-vis de moi, et par suite vrai quant à autrui. M’ef­for­cer hon­nê­te­ment de me déve­lop­per ne ferait pas de moi un égo­tiste. Ni un égoïste non plus. Un véri­table déve­lop­pe­ment de moi-même ban­ni­rait l’é­goïsme. Je ne puis par­ve­nir à être meilleur moi-même par l’é­goïsme. Je ne puis y arri­ver par l’al­truisme. Je pour­rais être un égoïste into­lé­rable à force d’in­sis­ter sur mon « altruisme ». L’al­truisme est une sorte d’é­go­tisme, si vous vou­lez. Il n’offre aucune chance réelle de se mani­fes­ter à l’autre per­sonne. En fait, il le charge d’un lourd far­deau. Cet autre fini­ra sûre­ment par être conscient de mon « altruisme », mais si sou­vent conscient qu’il fini­ra aus­si par en être incommodé. 

Grant Allen a écrit quelque part que « le déve­lop­pe­ment de soi vaut mieux que le sacri­fice de soi ». Je pense que cette fois-là, il a frap­pé la note juste, la note pure. Il convient que je vive ma vie à ma propre guise, mais à condi­tion que « vivre ma vie » ne com­porte pas empié­ter sur les droits de l’autre. Il convient que ma liber­té de vivre et de me déve­lop­per me soit garan­tie. mais il convient aus­si qu’il en soit de même le concer­nant. Je ne dois pas empié­ter sur ses droits. Il ne doit pas empié­ter sur les miens. Cha­cun de nous doit aver­tir l’autre et l’é­loi­gner en cas de trans­gres­sion. Si j’empiète sur ses droits ou si je m’im­misce dans son déve­lop­pe­ment, je ne joue pas franc jeu, S’il empiète sur mes droits ou s’im­misce dans mon déve­lop­pe­ment, il ne joue pas franc jeu. Cha­cun de nous doit lais­ser l’autre se débrouiller seul, afin que nous attei­gnions l’un et l’autre à notre crois­sance la meilleure, à notre déve­lop­pe­ment le meilleur. 

Cela porte loin quant à l’ac­tion. Pra­ti­que­ment c’est très satis­fai­sant. Ce prin­cipe empêche ceux qui s’aiment de se tyran­ni­ser, qu’il s’a­gisse du com­pa­gnon, de la com­pagne, des parents, des enfants, des amis, des fré­quen­ta­tions. Mon amie n’est pas « mienne ». Je ne suis pas « sien ». Cha­cun s’ap­par­tient à soi-même. mon enfant n’est pas « à moi ». Il s’ap­par­tient, et pos­sède le droit d’être soi. Aidé par moi, non pas gêné par moi. Il ne me doit rien. D’autre part, cepen­dant, j’ai vis-a-vis de lui un devoir, car je l’ai appe­lé dans ce monde sans lui deman­der s’il se sou­ciait d’y entrer. Je l’ai­de­rai de mon mieux a gran­dir et à croître. Je l’ai­de­rai, je ne l’en­tra­ve­rai pas. Puisse-je n’en­tra­ver personne ! 

Je veux donc gran­dir et croître, gran­dir et croître moi-même. À la clar­té du soleil d’une vie droite. À la chute du soleil d’une pen­sée juste. À la clar­té du soleil de l’ac­tion loyale. Et s’il arrive que par quelque heu­reux hasard la clar­té du soleil de ma vie se répande un peu sur une vie proche de la mienne, que j’en aurai de joie ! J’aime la clar­té du soleil qui me par­vient, émise par les vies de ceux qui m’en­tourent. Sem­blable clar­té est mer­veilleuse et réchauf­fante. Ce sont ceux qui vivent, ceux qui se déve­loppent qui sont envi­ron­nés de clar­té solaire ! Il vous faut être vous-même. Cha­cun de nous s’ef­for­çant de mettre au point son indi­vi­dua­li­té propre. Cha­cun de nous s’ef­for­çant de ne pas s’im­mis­cer dans le déve­lop­pe­ment d’au­trui. Cela pro­dui­ra-t-il de l’é­goïsme ? Je ne le crois pas. Au contraire, j’i­ma­gine qu’il en résul­te­ra un altruisme véri­table. Nous décou­vri­rons tous, et bien­tôt, que notre bon­heur dépend lar­ge­ment du bon­heur de ceux qui nous entourent. Nous ne pou­vons être heu­reux qu’en ren­dant les autres heu­reux. Mais reve­nons à notre déve­lop­pe­ment. Il dépend gran­de­ment de nous. Et la crois­sance s’o­père du dedans au dehors. Cette crois­sance-là com­porte une vie élar­gie, une vita­li­té inten­si­fiée. Donc, lais­sez-moi gran­dir, croître, me déve­lop­per. Lais­sez-moi être moi-même. Puisse-t-il en être de même vous concer­nant. Puis­siez-vous être vous-même.

Abby Hedge Coryell

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