Le
bref volume de Bernard Winter, Berlin, enjeu et symbole
(Calman-Lévy) a le grand mérite de rendre présent
à l’esprit du lecteur occidental, qui n’est que trop
souvent enclin à l’oublier, tout ce que signifie la grande
métropole, non seulement pour nous autres gens de l’Ouest
mais pour les esclaves du totalitarisme oriental, à qui sa
seule existence encore partiellement libre apporte la preuve
permanente que, malgré son nom, le totalitarisme n’est pas
tout dans le monde. L’historique du « pont aérien »
qui sauva Berlin lors de la première crise, celle du blocus,
suffirait à lui seul à démontrer que rien ne
paye mieux et n’est plus « réaliste » que le
refus de céder au chantage d’une dictature (hitlérienne
hier, néostalinienne aujourd’hui).
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* * *
L’abondance
des romans, des recueils lyriques, des pièces de théâtre
n’empêche pas, et peut-être explique, la rareté
des œuvres authentiques, qu’il est presque devenu un lieu commun
de constater dans tous nos vieux pays depuis la guerre. Dans une
période de plus de six mois de lectures les plus
consciencieuses et les plus variées, il ne m’est arrivé
que deux fois — je regrette de le confesser — de pouvoir me dire : voici quelque chose qui vraiment existe. La première fois à
propos du dernier récit de Françoise Sagan, Aimez-vous
Brahms ? (Julliard), qui, soit dit en dépit du battage
fait autour de cette jeune femme si évidemment douée,
m’a confirmé dans le sentiment que j’avais toujours à
son égard depuis que l’on parle (beaucoup trop) d’elle et
qui faisait que j’avais toujours refusé de désespérer
de son cas ; à mon humble avis, ce petit livre a des chances
de rester comme l’exemple d’un chef‑d’œuvre à tous
égards. — Mais le deuxième cas heureux dépasse
de haut l’œuvrette de Françoise Sagan. Je veux parler du
grand et beau livre italien (hélas posthume) Il Gattopardo
(Le Guépard) (Feltrinelli), du prince Giuseppe Tomasi di
Lampedusa. Il sera temps d’y revenir lorsque l’ouvrage, dont la
traduction est annoncée, aura paru en français. Qu’il
nous suffise pour le moment de signaler que cette magistrale création
n’est pas seulement une vaste évocation de la Sicile la plus
secrète et un admirable roman, mais encore — peut-être
justement (n’en déplaise aux tenants actuels de l’antiroman)
parce que c’est un roman véritable — une réussite à
propos de laquelle on risque bien peu de se tromper en osant affirmer
qu’elle devra être comptée au nombre des œuvres
essentielles de la littérature européenne en général.
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Le
petit nombre des œuvres créées authentiques est
partiellement compensé par la richesse de ce que l’on
appellera la littérature rétrospective (ainsi les gens
qui vont se noyer évoquent-ils, dit-on, leur enfance et le
déroulement de toute leur vie), et qui nous assaille de toutes
parts sous forme de journaux intimes.
Plus
haut, Georges Belle a déjà rendu compte du dernier
volume du Journal de Julien Green. — Parmi les publications
de ce genre il convient de mentionner en premier lieu le tome I du
Journal de Michelet (Gallimard). D’abord en raison de
l’importance majeure de l’auteur. Mais aussi parce que nombre des
réflexions que l’ouvrage a suscitées sont un test de
l’état des esprits à l’heure actuelle. Nos Français
sont toujours si enchantés de pouvoir s’admirer dans une de
leurs gloires reconnues qu’ils en viennent bien vite à
perdre leur soi-disant indéfectible jugeotte. Si grande que
soit, en ce qui me concerne, ma reconnaissance envers Michelet
historien, je n’en crois pas moins regrettable l’admiration en
bloc dont en l’occurrence ont fait preuve la presque totalité
des critiques. Quand on se reporte par exemple à tel passage
où ce généreux poète empêtré
de mystique expose que la nation, désormais, doit nous tenir
lieu de la foi en Dieu, on ne peut s’empêcher de penser qu’il
est, pour une grande part, à l’origine de certaines idées
et politique de « grandeur » au jour d’aujourd’hui
particulièrement virulentes et que, s’il est assurément
équitable de rendre à un écrivain de ce rang
l’hommage qui lui est dû, l’«hygiène des
lettres », pour reprendre la formule d’Etiemble, exigerait,
ici plus encore qu’ailleurs, de distinguer.
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La
réédition du Journal de Léon Bloy
(Mercure de France) n’est pas sans inspirer des réflexions
qui rejoignent les précédentes. Mais ici, le
nationalisme, encore naïf chez Michelet, atteint une forme
exacerbée qui, jointe à un catholicisme effrénément
clérical, préfigure les aberrations convulsionnaires
que l’histoire des dernières décennies nous a
habitués à définir sous le vocable de fascisme.
Reste le style, si prestigieux que l’on a presque toujours envie de
dire de Bloy, avec Silone : peu importe au fond ce qu’il dit, tant
la manière dont il le dit est éclatante.
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Doublement
rétrospectif, en ce sens que le volume est, je le crois,
épuisé, Déposition, de Léon Werth
(Grasset), constitue un irremplaçable témoignage sur
les années de l’Occupation et de la Résistance.
Réfugié quelque part dans le Jura, le prestigieux
essayiste et l’homme infiniment honnête que fut Léon
Werth y retrace au jour le jour les réactions empreintes du
doute du meilleur aloi et aussi de jobardise qui furent celles de
tant d’intellectuels de bonne foi pendant les années noires.
Grand livre à méditer, et à refuser tout
ensemble.
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Par
la sincérité de son « engagement » par la
verdeur de ses polémiques, par son souci de rester, en dépit
des entraînements de la plume, juste et équitable,
François Mauriac journaliste ne cesse d’étonner,
d’arracher l’admiration. Ses Mémoires intérieurs
(Flammarion), où se retrouvent des textes rédigés,
par contre, avec le souci de ne pas mettre les pieds dans le plat,
pour le « Figaro littéraire », ne nous donnent
malheureusement, exception faite, par exemple, des pages sur Gide,
que l’image la plus académique du vieil et si jeune
écrivain. On lira plus avantageusement, sans être
forcément d’accord, ses articles de l’«Express ».
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Les
deux livres que je tiens encore à signaler ne sont pas au sens
propre des journaux intimes, au moins dans la mesure des précédents.
Toutefois la Somme et le reste d’Henri Lefebvre (La Nef de
Paris éditions) s’en rapproche considérablement, ce
philosophe si longtemps marxiste orthodoxe nous envoyant par la
figure, dans les deux gros volumes qui forment cet ouvrage, toute la
succession, à peu près chronologiquement exposée
(voire en vers), des étapes de sa pensée et de sa vie
de militant plus docile que nature. Journal, avant tout, d’un
philosophe, mais, oserons-nous dire en dépit du respect
agenouillé avec lequel M. Maurice Blanchot nous en a
entretenus dans la NRF, d’un philosophe assez dépourvu
de philosophie. L’homme — et sa rupture (enfin!) avec l’appareil
communiste ne fait que le confirmer — est infiniment sympathique.
Mais comment ne pas regretter que tant d’intelligence, mal guérie
de la vérole hégélienne, aboutisse à
renvoyer dos à dos, dans les deux canulars de la fin, la
Russie de Khrouchtchev et le puritanisme, aussi naïf qu’on
voudra mais sans lequel nous n’existerions plus, de la démocratie
américaine ? — D’un « révisionnisme »,
moins profond peut-être mais autrement vertébré,
témoigne le livre d’Edgar Morin intitulé Autocritique
(Julliard). Analyse de la déstalinisation progressive d’un
jeune intellectuel à l’origine lié au « parti »
par les impératifs plus ou moins bien compris de la
Résistance. Il est seulement dommage que le directeur
d’Arguments, pourtant si avisé, se montre encore, à
la fin, préoccupé de la recherche d’un système,
au lieu, comme l’a dit excellemment Louis Mercier dans la R. P.,
de se résigner à vivre avec des doutes, comme tout le
monde. — Dans le même ordre d’idées, je devrais
aussi parler du Marxisme en question, de Pierre Fougeyrollas
(Éditions du Seuil), mais il me faut encore attendre d’en
avoir mieux pris connaissance qu’à l’heure où
j’écris ces lignes.
On
ne classera pas au même titre dans la « littérature
rétrospective » un livre d’histoire et de témoignage
comme Expériences de ma vie, — I. Péguy, par
Jules Isaac (Calman-Lévy). Octogénaire, Jules Isaac
nous prouve de façon tout ensemble juvénile, modeste et
souveraine que la justesse du jugement commande à la justesse
du style, et je ne sache pas d’œuvre sur Péguy qui fasse
mieux justice des interprétations tendancieuses dont
l’inquiétant homme de génie qui présida à
la publication des Cahiers de la Quinzaine ne fut que trop
souvent l’objet de la part, entre autres, des thuriféraires
du régime de Vichy.
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* * *
Sans
vouloir, faute de temps, consacrer un article aux périodiques,
nous nous en voudrions de ne pas mentionner, à la fin de ces
trop brèves notules, deux « faits de presse »,
dont l’un est aussi réjouissant que l’autre propre à
justifier toutes nos méfiances. Le premier n’est autre que
la publication par la revue le Pont de l’épée (mai
1959, Dijon) d’un beau numéro d’hommage à Marcel
Martinet rassemblant, avec des textes du poète, de
précieuses contributions de P. Bouju, R. Martin du Gard, André
Spire, Trotzki, etc. — Quant au second périodique,
infiniment moins édifiant, dont il nous faut parler, c’est
la feuille qui, bien qu’objet de l’ire de Jacques Soustelle et
des ultras, ne semble guère mériter pour autant le
préjugé favorable que ces inimitiés paraîtraient
devoir lui faire accorder. L’Express — c’est de lui
qu’il s’agit — mériterait une longue analyse, car ce
journal qui pourrait être si utile, gâche, par ses partis
pris, l’idée même d’opposition. Mais au fond
qu’attendre de cette drôle de boîte ? [[On
mettra à part, outre naturellement les articles si peu « expressistes » de François Mauriac, les remarquables
reportages de Jean Daniel et de Jean Cau.]] Penser qu’une
Mme Françoise Giroud (comme elle se fait nommer) en est la
directrice suffit à rendre rêveur… Toutefois, ne
généralisons pas. Ce que nous tenons à relever,
c’est la bassesse et la mauvaise foi avec lesquelles cette dame,
dans le numéro du mois de mai (nous retardons, soit, mais
qu’importe : les écrits dit le proverbe, restent), rendit
compte (si l’on peut dire) de l’intervention de Camus à la
télévision. Camus ayant osé dire qu’il aime le
théâtre et y trouve une sorte de bonheur, notre
journaliste turco-suisse (Jeanson dixit) s’en autorisait pour
présenter notre ami comme le plus inconscient des endormeurs.
« Si, ajoutait-elle avec la légèreté, la
finesse qui la caractérisent, les téléspectateurs
ont retenu ces conseils (trouver une activité que l’on
exerce si possible en communauté, etc.), le garagiste est
retourné à ses moteurs, le mineur à sa mine et
la dactylo à sa machine avec le cœur léger et l’idée
de fonder sur-le-champ une chorale. » Parce que Madame
Françoise Giroud, elle, n’a pas le cœur léger et
gagne son bifteck à pleurer du matin au soir sur les malheurs
du genre humain et la nécessité de couvrir de son
patronage les grâces hebdomadaires de Madame Express.
J.
P. S.
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Deux
films
L’agitation
(surtout publicitaire) faite autour de la soi-disant nouvelle vague
ne paraît guère être justifiée par des
œuvres résolument neuves. Rien d’aussi affligeant, même,
que cet Orfeu Negro dont on a tant vanté les prétendues
vertus. Aussi ne s’impose-t-il que davantage de signaler deux films
qui, sans avoir en rien bénéficié des
combinaisons conjointes du commerce et du snobisme, ne doivent à
aucun prix être négligés par tous ceux qui aiment
le vrai cinéma. Il s’agit, d’une part, du film polonais
Cendre et diamant, d’André Vajda, devant lequel on se
demande si la liberté critique dont il témoigne serait
(le film a été tourné l’an dernier) encore
aussi largement tolérée à l’heure actuelle. Et
d’autre part, hommage soit rendu à l’œuvre de François
Truffaut les Quatre cents coups, d’une qualité
humaine et d’une poésie inoubliables.
Le
colloque de Bruxelles
Les
24 et 25 octobre, l’Institut Imre Nagy organisa à Bruxelles
une rencontre internationale destinée à rechercher
quelles leçons peuvent se dégager de la Révolution
hongroise au point de vue de la pensée socialiste. Rarement
nous aura-t-il été donné d’assister à
des débats plus sérieux et plus dignes, en grande
partie grâce à l’excellente préparation de
l’ensemble par les soins de Georges Heltai, ancien collaborateur
d’Imre Nagy et directeur de l’Institut. En particulier, les
interventions de la plupart des amis venus de Paris (Manès
Sperber, Pierre Fougeyrollas, Michel Collinet, Jean Duvignaud et bien
d’autres encore — la pensée de Pierre Naville, en
revanche, parut un peu moins claire) témoignèrent du
fait réjouissant que le « gauchisme » mal compris
commence à ne plus obséder, comme il y a si peu de
temps, encore, l’intelligentsia française. — Nous nous
réservons de revenir sur cette remarquable confrontation
lorsque les matériaux la concernant (procès-verbaux,
etc.) nous seront parvenus. Mais dès maintenant l’on peut
tenir pour certain que la tragédie hongroise contient, malgré
tant de souffrances, la promesse d’un grand renouvellement de la
pensée libre dans le monde.
S.
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Pour
ceux de nos lecteurs qui résisteraient mal à la
tentation de penser que nous sommes bien bons de continuer à
nous en faire pour Berlin en l’actuelle période d’offensive
généralisée du sourire entre grands et
supergrands, nous croyons ne pouvoir faire que de les adjurer
de méditer ceci :
« Négocier signifie rechercher des compromis. Tant qu’une
revendication aussi inopinée qu’arbitraire des Russes suffit
à imposer des négociations ayant précisément
cette revendication pour objet, les Occidentaux n’auront que
l’alternative soit de se voir une fois de plus accusés de
manquer d’élasticité et de bon vouloir, soit — pour
reprendre la formule d’Henry Kissinger — « de renoncer à
une partie de leurs droits tandis que la Russie se contente de mettre
en sourdine une partie de ses menaces. » Cette route tracée
à coup sûr peut se poursuivre de conférence en
conférence, à intervalles plus ou moins longs. Mais la
fin est marquée par un écriteau sur lequel on lit déjà : « Capitulation ».
La visite de MacMillan en URSS, le voyage de
Khrouchtchev en Amérique et l’invention de l’«esprit de Camp David », la venue annoncée du chef du
gouvernement moscovite auprès du général
de Gaulle et la perspective d’une plus ou moins prochaine
conférence « au sommet » sont autant d’étapes
sur la voie des abandons. Sur le terrain de la guerre froide, la
diplomatie russe s’est dès à présent
emparée des points stratégiques essentiels, sans
s’être, pour autant, démunie de son moyen de
pression à tout instant le plus efficace : l’étau
dont elle ne cesse d’étrangler Berlin »
Alphonse
Dalma (dans
« Forum » , Vienne, novembre 1959)