La Presse Anarchiste

Berlin

Par­ve­nez-vous
à ima­gi­ner une vaste pri­son dont toute une aile serait habitée
par des citoyens libres ? Telle est cepen­dant la situation
para­doxale, unique dans l’histoire, des sec­teurs occi­den­taux de
Ber­lin encer­clés de tous côtés par le sec­teur et
la zone assu­jet­tis à la domi­na­tion russe. La grise uniformité
qui attriste la vie à Alexan­der­platz, Pan­kow, Treptow,
Weis­sen­see, se rompt sou­dain dans les rues toutes voi­sines de
Char­lot­ten­burg, Ste­glitz, Wit­te­nau. Rem­pla­cez ces noms, qui ne vous
disent rien, par ceux d’autant de quar­tiers de votre ville
(cher­chez à vous repré­sen­ter Auteuil, Pas­sy, les
Champs-Ely­sées, les Bati­gnolles et Mont­martre en régime
démo­cra­tique, et le reste de Paris, le dépar­te­ment de
la Seine et toute l’lle-de-France, plus la Nor­man­die, la Picardie,
l’Artois, la Flandre, la Cham­pagne et la Lor­raine sous un
gou­ver­ne­ment tota­li­taire), et vous aurez une image approxi­ma­tive de
la situa­tion excep­tion­nelle de l’ex-capitale alle­mande. En passant
à pied d’un quar­tier à l’autre, vous aurez, après
quelques pas, l’impression d’avoir sau­té d’un continent
à un autre, car la dif­fé­rence ne concerne pas seulement
les cou­leurs des dra­peaux et les uni­formes des agents de police, mais
presque tous les aspects de l’existence quo­ti­dienne, à
com­men­cer par les objets les plus visibles : bâtiments,
trans­ports, vête­ments, maga­sins, kiosques à journaux,
sans par­ler de l’expression des gens croi­sés dans la rue.

Bien
mieux qu’à Genève, c’est à Ber­lin que l’on
peut com­prendre l’obstination de la diplo­ma­tie sovié­tique à
récla­mer pour la ville un nou­veau sta­tut et un arrangement,
fût-il tran­si­toire et remît-il à plus tard le
règle­ment des ques­tions de sou­ve­rai­ne­té, qui, du moins
d’ici-là, éta­bli­rait un modus viven­di en
com­men­çant par sup­pri­mer le scan­dale des libertés
poli­tiques et cultu­relles (cela même que M. Gro­my­ko a l’ironie
de bap­ti­ser la « pro­pa­gande ») des sec­teurs occidentaux.
Qu’il s’agisse avant tout d’un plan contre la liber­té de
pen­sée et d’expression à Ber­lin-Ouest, en rai­son du
défi per­ma­nent qu’une telle liber­té représente
au cœur du monde sous cen­sure com­mu­niste, cela, à bien y
réflé­chir, ne peut faire aucun doute. Et il est
vrai­ment déplo­rable que l’attention des journalistes
d’Occident venus à Genève à l’occasion de la
ren­contre des ministres des Affaires étran­gères, ait
été acca­pa­rée par les côtés
mili­taires de la contro­verse, comme si en dépen­dait la
supré­ma­tie des armées russes sur le conti­nent européen,
et que cette atten­tion se soit ain­si lais­sé détourner
du pro­blème majeur, qui est celui de la liber­té de deux
mil­lions de Ber­li­nois, liber­té dont il n’est pas exagéré
de dire qu’elle est le talon d’Achille de la domination
sovié­tique en Europe centrale.

En
fait, le soi-disant rideau de fer qui pro­tège encore tant bien
que mal la « zone » com­mu­niste, est deve­nu, au cours de
ces der­nières années, pour toute une série de
causes, inopé­rant en ce qui concerne les rap­ports entre les
divers sec­teurs de la ville, de sorte que, chaque jour, pour des
rai­sons de famille, de négoce, de tra­vail, d’études,
ou bien par simple curio­si­té, ce sont des dizaines de milliers
de per­sonnes qui passent d’un sec­teur à l’autre —
au­trement dit d’un régime à l’autre — sans
subir aucun contrôle (que l’on songe, par exemple, que le
quart des étu­diants de l’«Uni­versité
libre » de Ber­lin-Ouest habitent le sec­teur orien­tal). Dans de
telles condi­tions, le mono­pole com­mu­niste sur les jour­naux, sur les
livres, sur les spec­tacles, sur la radio, sur l’enseignement, ce
mono­pole qui est pour toute dic­ta­ture comme la pru­nelle de ses yeux,
subit chaque jour une mor­ti­fiante vio­la­tion, dont les répercussions
se font sou­vent sen­tir très loin, jusque dans les pays
satel­lites et en Rus­sie même (qui­conque a la moindre
expé­rience de la vie en pays de dic­ta­ture sait combien
impré­vi­sibles et fou­droyants peuvent être les
che­mi­ne­ments de l’esprit).

En
somme, Ber­lin-Ouest consti­tue une dan­ge­reuse brèche dans la
muraille de l’orthodoxie sovié­tique, une invitation
per­ma­nente à la confron­ta­tion et au dia­logue aux­quels les
maîtres du Krem­lin et leurs gens de plume ne peuvent se
ris­quer, mais que n’ont aucune rai­son de refu­ser les esprits de
bonne foi. C’est bien pour­quoi il me semble que les étalages
des librai­ries de Ber­lin-Ouest gênent beau­coup plus les
hié­rarques com­mu­nistes que les petites gar­ni­sons américaines
déta­chées sur les bords de la Sprée, si même,
à l’heure actuelle, les pre­miers ne sont pas concevables
sans les secondes. Comme on sait, depuis un cer­tain temps la
di­plomatie sovié­tique pour­suit opiniâtrement
l’objectif de sépa­rer ces deux faits actuellement
soli­daires, encore qu’évidemment dis­tincts. Aus­si le sort de
la liber­té à Ber­lin-Ouest devrait-il rete­nir au moins
autant l’intérêt des intel­lec­tuels de tous les pays
que les pré­oc­cu­pa­tions des ministres des Affaires étrangères
et de leurs généraux.

Igna­zio
Silone

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