La Presse Anarchiste

La liberté de la personnalité

[/​Sur la porte de notre temps sont écrits ces mots :

Réa­lise ta per­son­na­li­té.
(Max Stirner)/]
 

La liber­té de la per­son­na­li­té, cette expres­sion est deve­nue presque un mot d’ordre, bien que très peu de gens en com­prennent le sens. Com­bien savent ce qu’il faut d’heures, de jours, d’an­nées, pour en faire une réa­li­té quand il s’a­git de soi-même ? Com­bien ont pas­sé leurs veilles à médi­ter sur ce qu’est leur moi, leur propre moi, et sur la pos­si­bi­li­té de trou­ver leur expression ? 

Libé­rer sa per­son­na­li­té, c’est écou­ter avec per­sé­vé­rance les sons que rend son âme pour arri­ver à dis­tin­guer la note prin­ci­pale. C’est quand on l’a enten­due, cher­cher ce dont on a besoin et s’en empa­rer ; se nour­rir comme le réclame notre culture, aller au devant de nos propres sur­vi­vances, for­mer nos propres habi­tudes et for­ti­fier par là notre per­son­na­li­té. C’est aus­si repous­ser les sur­vi­vances, les études et les habi­tudes qui ne servent pas à for­mer notre carac­tère propre. Le talent de l’in­di­vi­dua­liste, c’est, connue toute autre espèce de talent, le pou­voir de le défendre contre ce qui le dimi­nue. L’in­di­vi­dua­liste né a, dès son enfance, choi­si ins­tinc­ti­ve­ment ses jeux, ses livres, sa manière de tra­vailler, ses amis. De bonne heure, il a eu le cou­rage de mani­fes­ter sa propre peine et ses propres goûts, de com­mettre ses propres fautes. Il ne s’est pas lais­sé apla­tir, ni polir. 

Dans les pre­mières années de la jeu­nesse, on a rare­ment l’oc­ca­sion de révé­ler sa per­son­na­li­té par des actes. Aus­si, l’in­di­vi­dua­liste de nais­sance se mani­feste-t-il sur­tout par la résis­tance et n’est il géné­ra­le­ment pas un aimable jeune homme ni une aimable jeune fille. Mais, à l’heure de l’ac­tion, il sait quand il faut s’a­ven­tu­rer et quand il faut demeu­rer, quand il faut défier et quand il faut s’in­cli­ner, quand il faut attendre et quand il faut prendre des réso­lu­tions, quand il faut suivre les autres et quand il faut se l’in­ter­dire, parce que ce serait une dimi­nu­tion de la per­son­na­li­té. Ce ne sont pour­tant là que des exer­cices pré­pa­rant à la grande bataille qui doit faire triom­pher la liber­té de la per­son­na­li­té. Le com­bat a lieu dans notre monde inté­rieur ; l’ob­jet du débat est l’hon­nê­te­té vis-à-vis de nos pen­sées et de nos rêves, de nos doutes et de nos sen­ti­ments, de nos pres­sen­ti­ments et de nos impul­sions. Il faut alors une vue excel­lente pour per­ce­voir, dans le gouffre obs­cur qu’on appelle l’âme, tout ce qui, au sens propre, est à nous, une ouïe très fine pour entendre les accords dis­per­sés qui décèlent ce qu’il y a en nous de plus inté­rieur, ce qui tant de fois est étouf­fé par les sen­ti­ments héri­tés, appris ou pas­sa­gers. Notre moi conscient domine si sou­vent notre moi impul­sif et supé­rieur, nous confon­dons si sou­vent le cri de la pas­sion avec le sou­pir qui révèle nos aspi­ra­tions à l’exis­tence, nous pre­nons si sou­vent les mou­ve­ments réflexes de nos sen­ti­ments morts pour des signes de vie, nous men­tons si sou­vent à nous-mêmes et nous appe­lons cela avoir des égards pour telle ou telle chose, pour telle ou telle per­sonne. Nous gar­dons en nous tant de pen­sées hors l’u­sage, et nous nous qua­li­fions pour cela de fidèles. 

En véri­té, toutes les liber­tés du monde signi­fient peu de chose en regard de l’é­man­ci­pa­tion de la per­son­na­li­té ; toute l’op­pres­sion du monde n’est abso­lu­ment rien au prix de cette cap­ti­vi­té. Si l’in­di­vi­dua­li­té, et le pas est déci­sif, a la force de rompre ses chaînes, elle aura la force de domi­ner tous les autres obstacles. 

Un homme que rem­plit la pas­sion d’être tout entier soi-même, de vivre toutes les pul­sa­tions de son coeur, de don­ner une expres­sion com­plète à son moi inté­rieur, n’a pas une exis­tence calme, mais une exis­tence riche. Pour lui, la vie chante, car il la trans­forme en un poème, dans l’ac­ti­vi­té quo­ti­dienne et dans l’i­vresse des grandes heures, dans les années d’af­flic­tion et dans les moments de joie. Il sait qu’en fai­sant ce qu’il peut faire de plus éle­vé pour lui-même, il donne aux hommes ce qu’il peut leur don­ner de supé­rieur. Har­di­ment, il rem­plit l’exis­tence de pures et, s’il est pos­sible, de fortes et belles expres­sions de sa per­son­na­li­té. Il découvre ain­si de nou­velles valeurs de la vie. Il élar­git, selon la mesure de ses forces, sa part d’exis­tence ; il sur­monte, à sa manière, les obs­tacles que le mou­rant. oppose au vivant. Un être qui a une pro­fonde conscience de soi-même ne demande aux autres que la liber­té pour sa per­son­na­li­té. C’est, pour­quoi aucune haine, aucune moque­rie, aucune mécon­nais­sance ne le détourne de sa voie, ni ne trouble son har­mo­nie inté­rieure, tant qu’il se sent fidèle à lui-même. Cette fidé­li­té est toute sa reli­gion et toute sa morale. Une pareille hon­nê­te­té com­porte entre autres le cou­rage de regar­der dans les pro­fon­deurs de son être et de sup­por­ter les consé­quences des décou­vertes que l’on y peut faire, même si l’on ne conquiert la conti­nui­té inté­rieure de la vie qu’en sacri­fiant quel­que­fois celle des pen­sées et des actions. Une telle pro­bi­té donne aus­si le cou­rage d’être indif­fé­rent à ce que pensent les hommes. C’est la seule condi­tion pour conser­ver tou­jours l’es­time de soi-même qu’il faut sou­vent, sacri­fier, si l’on recherche celle du grand nombre. Une per­son­na­li­té est donc abso­lu­ment invin­cible quand elle ne craint pas de perdre d’autre estime que la sienne. 

Très sou­vent, cette éner­gie triomphe de l’o­pi­nion publique qui se laisse domp­ter, comme un ani­mal féroce, par une atti­tude cou­ra­geuse, et qui, si vous fuyez, vous met en morceaux. 

Quoi qu’il en soit., l’in­di­vi­dua­liste qui, soli­taire, suit sa voie, fait l’oeuvre la plus excel­lente, si ce n’est pas pour les hommes du pré­sent, au moins pour ceux de l’avenir. 

Il y a tant de gens qui ont si peu pen­sé, et si mal pen­sé, à l’in­di­vi­dua­lisme que ces mots de « liber­té de la per­son­na­li­té » font naître dans leur ima­gi­na­tion l’i­dée de quel­qu’un qui com­men­ce­rait sa jour­née en posant les pieds sur la table du déjeu­ner, la fini­rait en sédui­sant la femme de son ami, et qui aurait rem­pli l’in­ter­valle par un par­jure, un faux et un assas­si­nat. Même les per­sonnes dont l’i­ma­gi­na­tion est moins prompte pensent que l’é­man­ci­pa­tion de la per­son­na­li­té signi­fie la liber­té de suivre toutes ses impul­sions. tous ses dési­rs et d’o­béir à toutes ses passions. 

Celui qui voit plus juste com­prend que de tels pen­chants ne sont pas INDIVIDUELS, mais qu’ils sont com­muns à tous, et que, tant qu’on ne les domine pas, on n’est pas une per­son­na­li­té. L’en­fant, le sau­vage, l’homme gros­sier n’offrent que des pos­si­bi­li­tés d’in­di­vi­dua­li­té. La per­son­na­li­té se montre d’a­bord dans la manière dont on sait trans­for­mer les incli­na­tions et les pas­sions en valeurs de la vie. Comme les dis­po­si­tions de cha­cun de nous sont déter­mi­nées par l’hé­ré­di­té, d’au­cuns sont plus que d’autres des­ti­nés à deve­nir des indi­vi­dua­li­tés. Mais quelles que soient ces dis­po­si­tions, la joie et la dou­leur, l’é­du­ca­tion et la culture, les habi­tudes et la vie entière les modi­fient. Les incli­na­tions se trans­forment en sen­ti­ments, les sen­ti­ments en pen­sées et en images. L’homme de la nature, com­pa­ra­ti­ve­ment inco­hé­rent, devient consé­quent, dif­fé­ren­cié, ce qui signi­fie qu’il est de plus en plus indi­vi­duel, de moins en moins géné­ral, de moins en moins ins­pi­ré par des incli­na­tions et des pas­sions aveugles. Les incli­na­tions et les pas­sions sont néces­saires. c’est-à-dire jus­ti­fiées, comme tous les élé­ments de la per­son­na­li­té ; mais aucun de ces élé­ments ne doit être déve­lop­pé de façon à ce que les autres soient amoin­dris. La liber­té et le bon­heur de l’in­di­vi­du en seraient détruits. C’est une vieille expé­rience, tra­gi­que­ment renou­ve­lée de notre temps, celle qui montre l’homme pos­sé­dé de ses incli­na­tions perdre si bien tout carac­tère qu’ar­ri­vé à un cer­tain degré de déchéance phy­sique et psy­chique, n’ayant plus aucun sen­ti­ment de son inté­gri­té, de sa digni­té, de la conti­nui­té de sa vie, il se jette sans rete­nue d’ex­cès en excès, et s’en­gage dans des voies dont aucune n’est la sienne. 

Il n’y a de libre que l’homme qui ne veut, ni quand il suit ses dési­rs, ni quand il se conforme à ceux des autres, agir contre son carac­tère. Ses actions seules peuvent faire son bon­heur. Car le bon­heur est le sen­ti­ment de puis­sance que pro­duit le déve­lop­pe­ment de toutes les forces avec la plus grande liber­té pos­sible en vue d’at­teindre la plus haute per­fec­tion pos­sible, la satis­fac­tion des dési­rs non per­son­nels peut don­ner des jouis­sances ani­males, mais rien qu’on puisse appe­ler bon­heur humain. Toute action imper­son­nelle et non libre que fait un être dont l’in­di­vi­dua­li­té est déve­lop­pée, le tor­ture comme un péché contre lui-même, soit qu’un attrait momen­ta­né, soit qu’une habi­tude l’ait enchaî­né. La per­son­na­li­té abso­lu­ment éman­ci­pée ne com­met ni ce péché, ni aucun autre d’ailleurs. Elle peut lais­ser à ses forces une entière liber­té de mou­ve­ment parce qu’elle les tient en main et les gou­verne d’une pres­sion légère comme un habile cava­lier dirige son che­val. Elle a la suprême joie d’al­ler aus­si loin que pos­sible et pour­tant de ne jamais se perdre, de lais­ser l’in­cons­cient agir spon­ta­né­ment, avec la cer­ti­tude que rien de bas ni de médiocre, rien de gros­sier ni de laid ne sur­gi­ra. La terre n’offre pas de plus noble ivresse que celle du bon­heur qui rem­plit la per­son­na­li­té fière, rayon­nante de force. On découvre rare­ment des fautes dans l’homme qui la pos­sède, mais seule­ment des limites, ces limites dans les­quelles la per­son­na­li­tés s’en­no­blit et se perfectionne. 

Au der­nier stade du déve­lop­pe­ment, on ne peut com­mettre qu’une seule faute, on peut seule­ment trans­gres­ser les lois de sa propre nature. Dans le moi ache­vé et total les défauts sont adap­tés au carac­tère, comme l’ombre à la forme du corps. Il arrive à un homme éner­gique de lais­ser sub­sis­ter en lui un défaut qui accom­pagne une qua­li­té, il n’au­ra aucune bien­veillance pour tout péché ou toute bonne action qui sera sans rap­port avec lui. Il choi­sit avec un infaillible ins­tinct ce qui a la plus haute valeur pour son tem­pé­ra­ment, que ce soit joie ou souf­france, action ou rêve, ver­tu ou défaut. Il est lit­té­ra­le­ment impos­sible pour un homme de ce genre, phy­si­que­ment impos­sible, de se rendre cou­pable d’un crime pour n’a­voir pas répri­mé une pas­sion ou une incli­na­tion. Cette édu­ca­tion de la per­son­na­li­té donne par sur­croît. un sen­ti­ment plus déli­cat de ses propres limites et de celles des autres. Celui qui se com­prend, qui sait quels sont ses besoins, qui est cir­cons­pect et n’est satis­fait que s’il reste dans son domaine, est atten­tif à res­pec­ter ce qui appar­tient à autrui. Et s’il lui arrive de ne pas res­pec­ter la pro­prié­té de son pro­chain ou son droit, ou cer­taines lois sociales, c’est parce que sa conscience ne peut recon­naître cette pro­prié­té, ce droit ou cette loi. S’il a agi ain­si, ce n’est pas parce qu’il a subi des impul­sions aux­quelles il n’a pas résis­té, c’est réso­lu­ment et consciem­ment. Et quoi qu’il haïsse, pour lui comme pour les autres, toute souf­france inutile, il a culti­vé le cou­rage néces­saire pour sup­por­ter une souf­france utile, Mais il n’a rien de cette dure­té qui fait qu’on ensan­glante inuti­le­ment ses mains en tor­dant le coeur d’un autre. On peut avoir une vie plus pai­sible que celle de l’in­di­vi­dua­liste, si l’on appar­tient à la majo­ri­té, à la foule des pas­sa­gers qui, sous le pavillon de la morale sociale, tra­verse avec sécu­ri­té la mer ora­geuse. Cha­cun d’eux n’a besoin que de res­ter pas­sif pour arri­ver au port. Mais à côté du grand paque­bot, on aper­çoit sur le vaste Océan un voi­lier soli­taire qui s’é­lance. Celui qu’il porte court bien plus de dan­gers, mais il déploie toute sa force ; il connaît le sen­ti­ment de la domi­na­tion et goûte la plé­ni­tude de la vie. 

Elen Key (Tra­duc­tion Jacques de Coussange)

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