Par
un certain nombre d’ouvrages, publiés en grande partie hors
d’Espagne, en raison de la censure, il semble que la littérature
espagnole et le roman en particulier, connaissent un nouvel essor.
Après
une période d’indifférence, au cours de laquelle le
lecteur espagnol a cherché « sa » littérature
hors de son pays — probables parce que ses écrivains n’ont
pas su répondre à ses besoins et à ses
aspirations ; et qu’ils se sont écartés des problèmes
de la vie nationale — un nouveau dialogue s’établit entre
le public et l’écrivain qui tente de répondre aux
questions, aux doutes et aux sentiments du peuple.
Juan
Goytisolo n’est pas le seul à traduire les problèmes
qui préoccupent la majeure partie de ses contemporains. On ne
peut citer son nom sans y ajouter ceux de R. Sanchez Ferlosio, José
Cela, Fernandez de la Reguera, Jésus Fernandez Santos, José
Corrales, Egea et Antonio Ferres.
Mais
Juan Goytisolo est devenu le symbole de ce courant rénovateur.
Il appartient à une famille basque de trois frères,
installée en Catalogne, et tous trois ont contribué à
la renommée de ce nom.
José
Agustin, l’aîné, né en 1928, entre dans la
jeune poésie des témoignages réalistes espagnols
contemporains, et s’est attaché à quelques
traductions italiennes.
Le
plus jeune, Luis, est né en 1935 à Barcelone. Ses
premiers textes datent de 1953 et ses ouvrages : « Niño
Mal » et « Las Afueras » (série de nouvelles
traduites en français sous le titre : « Du côté
de Barcelone ») lui valurent deux prix espagnols de littérature.
Il fut, par la suite, accusé de propagande « pour la
réconciliation nationale » et incarcéré en
1958.
Juan
Goytisolo, enfin, né en 1931, année de la proclamation
de la République espagnole, se situe parmi les représentants
de cette génération d’après guerre qui
n’étaient que des enfants lorsque éclata la guerre
civile, dont le choc brutal explique le précoce éveil
de leur conscience.
Après
le grand silence dont cette guerre fut cause, et qui n’est
peut-être pas étranger à l’importance de son
succès, il apparaît, en France surtout, comme le
porte-drapeau de la jeune école romancière espagnole.
Né
à Barcelone, il y demeure alternant ses études avec des
séjours à Madrid et à Paris où il vit
depuis 1956. Il y vient tout d’abord après la publication en
1954, de son livre « Juegos de Manos » (« Jeux de
mains »), roman qui reflète l’inquiétude de
l’auteur. Il nous brosse un impressionnant tableau de la jeunesse
« terrible » et nous décrit la rébellion de
ces adolescents. Mis à part l’intérêt du sujet
lui-même, Juan commença à s’imposer par ses
qualités de narrateur.
Un
an après, en 1955, parut « Duelo en el Paraison »
(« Deuil au Paradis »), certainement le meilleur de ses
romans, dans lequel il nous présente une image poignante de
ces années de guerre vue à travers les yeux d’enfants
basques, réfugiés en Catalogne, le jour de l’entrée
des troupes franquistes. L’action se situe dans l’espace bref de
douze heures et maintient jusqu’à la dernière page
l’atmosphère à la fois magique, cruelle et poétique
qui enveloppe ces enfants obsédés par le spectacle d’un
monde désaxé, sans ordre ni valeurs, présidé
par l’image de la mort.
Ensuite
parurent en 1957 « El Circo », puis « Fiestas »
et « La Resaca » en 1958, dans lesquels l’auteur poursuit
sa vision lucide et dramatique de l’Espagne contemporaine. « La
Resaca » publiée en espagnol à Paris et non en
Espagne pour des motifs de censure, paraîtra prochainement
traduit en français.
Dans
un essai « Problemas de la Novela », paru en 1959, il
précise les raisons esthétiques et sociales de ce culte
du réalisme. Ce livre, plus polémique que critique, est
très important, car y sont exposés, pour la première
fois, les réalités et les problèmes de la
nouvelle, les convictions d’une grande partie des jeunes narrateurs
espagnols, à la tête desquels certains ont voulu placer
Juan Goytisolo.
Avec
« Campos de Nijar », paru en 1960, récit d’un de
ses voyages dans les terres les plus déshéritées
du Sud de l’Espagne, apparaît ce genre de narration qui,
depuis « El viaje a la Alcaria » de Cela et « Viaje a
Las Hurdes » de A. Lopez Salinas et Antonio Ferres, se fait une
place importante dans les lettres castillanes.
Enfin,
la série de contes parus à Buenos Aires en 1960 sous le
titre « Para vivir aqui » constitue un ensemble de
portraits dans lesquels la passion, déchaînée et
contenue à la fois, est mise à nu.
Traduite
en plusieurs langues, l’œuvre de Juan Goytisolo apparaît
profondément marquée par ce courant vigoureux qui
rénove le roman espagnol. Les traductions françaises de
la plupart de ses livres sont dues à Maurice Coindreau, qui
recréant en quelque sorte l’œuvre, impose un style
personnel que nous ne pouvons qu’apprécier ; le texte
français présente parfois des qualités
littéraires supérieures au texte espagnol.
De
nombreux traits autobiographiques apparaissent dans les premiers
romans de Goytisolo produits de cette génération dont
les yeux d’enfants ont vu des choses atroces. Il donne vie à
un monde vu à travers un adolescent — vie sans ordre,
désolée, angoissante ou naît précocement
une prise de conscience réelle de l’absurde, et il est
difficile de se détacher d’une telle emprise. Mais dans son
dernier roman « La Isla » (« Chronique d’une île »)
paru à Paris, car il n’a pu être édité
en Espagne, il abandonne ce monde de l’adolescence pour nous faire
entrer dans celui des adultes. Il nous décrit avec minutie les
gestes d’agonie insolente d’une certaine aristocratie espagnole à
Torremolinos, autre Saint-Tropez.
Et
cette « Ile » c’est le monde isolé, étouffant,
de ceux qui restent « parqués » dans leur propre
univers. Il cesse tout à coup de faire vivre ceux qui espèrent
et souffrent dans l’attente, pour nous décrire ceux qui,
après avoir gagné la guerre, ont cessé de
vouloir et n’ont de la révolte qu’une forme limitée
et égarée, une certaine colère. Peut-être
avec plus d’années et d’expérience, Juan Goytisolo
pourra-t-il parler du monde des adultes qu’il connaîtra mieux
et qui prolongerait celui de l’enfance. Mais pourquoi a‑t-il choisi
de nous présenter cette ivresse systématique, cette
attitude négative devant la vie, ou plutôt cette manière
de ne pas vivre ?
Juan
Goytisolo, l’écrivain qui s’est fait le témoin de
l’Espagne politique brûlant sourdement sous le joug fasciste,
a fait un pas, mais dans quel sens ?
En
raison de l’écho international de son œuvre certains voient
en Juan Goytisolo le chef de file de la jeune école romanesque
espagnole. Il semble cependant que l’on ne puisse l’isoler de
ceux qui se situent aussi dans ce courant rénovateur et passer
sous silence « La Colmena » de Cela et « El Jarama »
de Sanchez Ferlosio.
Renouant
avec la tradition narrative espagnole, ces écrivains et Juan
Goytisolo, en particulier, rétablissent une communication avec
le public espagnol, et cette rencontre est essentielle.
Yvonne
Granet