Zurich,
26 avril 1940
Assis
à la terrasse du Palais des Congrès, nous ne pouvions,
Gr. et moi, assez admirer les jeunes feuilles des arbres, le bleu
proche du lac et les grands pans de neige des monts lointains, à
peine plus solides, à distance, que les nuages, lorsque
retentit le signal de l’alerte.
D’une
alerte pour rire — si dire se peut — puisqu’il s’agit, en ce
pays encore épargné, d’un simple exercice.
Dans
le vieux vestibule de la Tonhalle, curieusement transformé
en soi-disant abri, nous voilà réunis à une
centaine. Si c’était sérieux, il est trop évident,
soit dit en passant, que nous ne serions pas protégés
le moins du monde. Histoire de passer le temps, je lis à Gr.
un assez bon article — une fois n’est pas coutume — de la
« Nouvelle Gazette de Zurich » sur l’Espagne, exactement
sur Mayorque. Le journaliste raconte que l’un des habitants y a été
mis en prison pour avoir fait jouer chez lui du Chopin, tout en
sachant fort bien que ce compositeur scandaleusement admiré de
l’univers avait vécu dans l’île avec une femme
(George Sand bien sûr) qui s’y promenait en pantalon. Inutile
de préciser que la dictature est exercée là-bas
par les hommes à soutane. Mais ne faisons pas trop les malins
devant l’obscurantisme de la pauvre Ibérie. N’y a‑t-il
pas, en effet, nous disions-nous, une affinité en profondeur
entre un si magnifique chef d’accusation et l’intelligente
conséquence de notre haute civilisation technique qui consiste
à nous enfermer en ce moment, tous tant que nous sommes ici
malgré nous rassemblés, dans une cave, ou ce qui en
tient lieu ? — Mais l’heureux correctif : juste devant nous, un
petit terrier s’est couché aux pieds de son maître, si
gracieusement que l’on est obligé de se dire que la bêtise
humaine n’empêchera peut-être jamais la vie d’avoir
de l’esprit malgré nous.
*
* * *
Longue
séance de projection de films avec mon vieux collègue
en émigrations (ce n’est pas pour rien que j’écris
le mot au pluriel) Hans Richter. Assez curieuse figure. Peintre à
l’origine, il avait vécu un premier exil à Zurich
lors de la précédente guerre. C’est alors que je
l’avais connu. Et même c’est chez lui que j’habitai
quelques jours, en 18, pour éviter les tracasseries de morale
policière auxquelles notre ménage non légalisé
nous exposait, F. et moi, juste avant que je ne parte travailler en
usine à Bâle. Délicieuse époque… On ne
peut plus aimable et charmant, ce Hans Richter, très berlinois
d’allures et d’esprit, et donc, bien entendu, toujours soucieux
d’être du dernier bateau, c’est-à-dire, en ce
temps-là, dadaïste. Il a finalement fait, comme si
souvent de nos jours, de l’ « avant-gardisme » une
profession, non plus en peinture, mais dans le film. Non qu’il ait
jamais rien réalisé de très significatif, la
vanité naïve qui est son moindre défaut
l’inclinant à trop facilement se contenter. Mais enfin, pour
les gens de notre semi-province, il est une sorte d’autorité,
à tel point que les étudiants du Poly (l’Ecole
polytechnique) l’ont chargé de leur tenir une série
de conférences sur le cinéma. Je n’en savais rien du
tout, mais, bien sûr, quand aujourd’hui je le rencontrai
après déjeuner, il n’eût rien de plus pressé
que de me l’apprendre ; ajoutant que sa conférence de ce soir
était décommandée a cause du black out, mais
qu’il en profiterait pour visionner des films en vu des suivantes
et que, si je voulais venir, je le trouverais au grand amphi vers
sept heures et demie. Je jugeai que ça valait peut-être
la peine. — Donc, comme j’ai dit, Richter s’en voudrait de ne
pas toujours être du dernier bateau, ce qui n’est pas sans
l’exposer, comme tant de ses pareils, au risque de s’embarquer
parfois sur quelque vieux rafiot qu’il tient encore pour neuf.
C’est à quoi je pensai tout de suite en le rejoignant à
l’amphithéâtre, où je vis qu’il avait
également invité Peter Töne, cordial et un peu
inquiétant Yougoslave très évidemment en mission
ici [[Tout ceci est bien avant le schisme yougoslave.]] et que je m’étais soigneusement abstenu de
rencontrer depuis les procès de sorcellerie mis en scène
à Moscou [[Le plus horrible, peut-être, des régimes policiers et totalitaires est cette généralisation de la méfiance qu’ils engendrent automatiquement, en obligeant entre autres ceux de leurs fidèles qui commencent à ne plus l’être, à dissimuler comme un vice le réveil de leur conscience. Dans le cas de Töne (intentionnellement je ne nomme ici que ce pseudonyme), on a su depuis que, loin d’approuver dans son for intérieur les crimes sur lesquels le respect au Parti et la prudence lui enjoignaient de se taire, il était en réalité malade de ce qui se passait à Moscou. Très exactement, lors du procès Zinoviev-Kamenev, Töne, à ce que l’on a pu lire dans la revue de R. J. Humm, Unsere Meinung, ne pouvait pas croire que les sbires du dictateur géorgien iraient jusqu’à l’assassinat effectif ; ce jour, ou plutôt cette nuit-là, incapable de dormir, au lieu de se coucher il joua aux échecs jusqu’à l’heure où les éditions du matin apportèrent la nouvelle des coups de revolver dans la nuque.]]. Nous nous saluâmes — que faire d’autre ?
— avec une politesse appuyée et (surtout de ma part)
distante, mais j’étais bien content que Silone rencontré
l’après-midi et à qui j’avais suggéré
de venir, ne fût pas là. — Des diverses bandes
projetées, il n’y a pas grand-chose à dire, sauf la
joie de revoir deux actes du chef‑d’œuvre d’entre les
chefs‑d’œuvre : La Règle du jeu de Renoir.
Spécialement l’acte de la chasse : impossible d’être
plus cruel dans la dénonciation de la cruauté.
Mais
la soirée fut marquée par un petit incident qui signe à
lui seul ce qu’est devenue l’humaine condition. Pendant une
pause, l’étudiant qui assumait la projection vint à
moi et je crus comprendre qu’il me demandait de lui donner mon nom.
Même pas surpris, car je supposai aussitôt qu’il
s’agissait d’une formalité quelconque, et Dieu si elles
pullulent en ce moment, je sortis mon crayon avec docilité.
« Non, reprit l’innocent jeune homme, votre lampe ».
Je rappelle que c’était une nuit de black out, en
prévision de laquelle je m’étais muni d’une torche
électrique, qui déjà m’avait été
bien utile pour repérer un peu auparavant dans l’obscur
labyrinthe du vaste bâtiment universitaire, le lieu discret où
sans doute notre factotum d’occasion éprouvait tout
simplement le besoin de se rendre à son tour. Pendant sa
courte absence, nous échangeâmes tous trois, étrangers
plus ou moins exclus du statut légal des « gens bien »,
nazis ou autres, un regard qui en disait long. « Oui, fit
Richter, l’état de l’Europe est tel qu’on peut nous
demander n’importe quoi, notre porte-monnaie, notre cravate, notre
chemise, que sais-je, l’adresse de notre blanchisseuse, cela,
maintenant, nous semble si habituel, pour ne pas dire si naturel, que
nous sommes toujours prêts à nous exécuter
sur-le-champ. » Notant ceci, j’ajouterai, en le dédiant
un peu en pensée à notre pauvre stalinien yougoslave :
s’exécuter — exécuter, il n’y a pas loin d’un
verbe à l’autre… Très joli de s’indigner — et
bien sûr, c’est la moindre des choses — mais cette docilité
dont chacun de nous se trouve de plus en plus contraint de faire
preuve vis-à-vis de ce qu’on appelle l’autorité,
n’est pas loin de nous rendre tous coresponsables du pire.
27
avril
A
cause d’un neveu, qui est bon élève mais un peu lent
à prendre le départ, Gr., ces derniers temps, s’est
plongée dans des bouquins de latin scolaire. Elle et moi,
dois-je dire, aimons, peut-être avec excès, à
« jouer à notre jeunesse » en redevenant ainsi
élèves. De latin, je n’en ai jamais su lourd. Tout de
même, m’y étant moi aussi remis un peu, outre
l’intérêt malheureusement trop actuel d’une
relecture du Tibère de Suétone, c’est avec une joie
tout exaltée que j’ai découvert, presque par hasard
dans ce produit en somme d’art décoratif que ne laissent pas
d’être les Bucoliques, tel ou tel passage dont soudain l’on
se dit : n’est-ce pas l’image même de la progression d’un
beau jour sur ces plaines de la Haute-Italie où vint au monde
le plus tardif des grands enfants de l’âme ancienne ?
*
* * *
Ah !
c’est bien le moment de parler de Virgile. Je venais de griffonner
les précédentes lignes lorsque arriva le courrier. Dans
une précédente lettre, maman, au sujet de la santé
de mon père, parlait d’une rechute, d’autant plus
inattendue que, quelques jours auparavant, elle m’avait écrit
que le malade allait mieux, au point de recommencer à bricoler
et même d’avoir entrepris de se fabriquer une brouette neuve !
La lettre alarmante venue depuis n’avait mis que quatre jours, ce
qui est bien peu en ces temps de censure postale, et m’annonçait
la visite du médecin pour le samedi 20, donc pour il y a
exactement huit jours. Dès hier, je confiais à Gr. que
je trouvais déjà bien longues à venir les
nouvelles de cette visite. Comme je le vois dans la lettre à
l’instant arrivée, maman n’a écrit que le dimanche
et fait mettre à la poste que le lundi seulement. Tout de
suite, dans cette pauvre lettre d’aujourd’hui, mes yeux n’ont
plus vu que les mots : « Il a du délire ». Moi qui me
disais hier, avec une feinte philosophie résignée,
qu’il n’y avait sans doute rien d’autre à faire que
d’attendre la conclusion normale de ses quatre-vingt-quatre ans, je
vis bien à ma soudaine et cruelle tristesse qu’au fond,
jusqu’à maintenant, je n’y avais pas cru. Vieille
connaissance, pourtant, cette angoisse qui m’étreint.
Combien de fois, dans l’enfance, la peur de sa mort, l’image de
l’inutile dernier combat ne m’ont-elles pas torturé ? C’est
que le pauvre homme était, à peu près chaque
mois, terrassé par une crise d’épilepsie. Quelle
école d’épouvante pour l’enfant que j’étais.
Mais l’angoisse se faisait peut-être encore plus perfide plus
étreignante, chaque fois qu’il lui arrivait d’être
longtemps en retard. Ma mère et moi n’échangions
aucune parole, mais chacun de nous savait bien que l’autre se
disait : si une crise l’a pris dans la rue ? si quelqu’un, tout à
l’heure, venait nous apprendre qu’il est passé sous une
voiture ou tombé dans la Seine ? Dans ces moments-là,
c’était comme si toute ma propre vie s’en allait, car mon
père, c’est ardemment, infiniment que je l’aimais. Pour sa
bonté et son infatigable gentillesse de camarade. Oui, je le
disais à l’instant, vieille connaissance que cette angoisse
de ce matin. Mais en sourdine, effacée qu’elle se trouvait
être par un sentiment beaucoup plus fort, beaucoup plus simple,
beaucoup plus navrant : alors, vieux frangin, tu en es donc déjà
là. J’aurais bien aimé pouvoir pleurer un bon coup.
Insupportable, aussi, la pensée que Gr. ne saurait rien,
jusqu’à son arrivée l’après-midi, de cette
mienne détresse. Et je lui envoyai quelques lignes par exprès,
avec la lettre de ma mère.
Depuis,
je suis calme. Au point d’en être presque gêné.
Comme aussi d’avoir, comme convenu, déjeuné chez les
Brupbacher et fait, le ciel me pardonne, parfaitement honneur à
l’excellence de leur table, sans même m’abstenir d’être
plein de présence d’esprit, voire de brillant dans mes
propos.
A
peine ceci noté, la tristesse remonte. Et que pour ma mère,
en ce moment, surtout si loin de moi, et dans ce midi auquel elle ne
s’est jamais tout à fait habituée, les heures, les
journées doivent être affreuses.
Il
faut me contraindre à noter encore ceci :
Dès
la lecture de cette lettre de ce matin, je me suis rendu compte que
je pensais : Ne pas manquer d’enregistrer sur mon carnet.
Évidemment, la mort — probable — d’un père est un
événement grave. Mais dans quelle mesure n’était-ce
pas aussi par l’abominable déformation du scribe qui se dit
à chaque coup : voilà matière à copie ?
*
* * *
Habite
dans ma maison une charmante vieille fille, professeur de lettres et
auteur de quelques romans, m’a‑t-on-dit. Ai dû, aujourd’hui,
aller la trouver pour un renseignement. Je fus bien étonné
d’apprendre — elle est tout à fait catholique — qu’elle
est l’amie d’une certaine Mme Schw., pédagogue viennoise
d’extrême gauche actuellement émigrée, très
estimable peut-être mais qui déplace vraiment beaucoup
d’air. N’ai pas pu m’empêcher de dire à ma
gentille voisine ce que Silone m’a récemment raconté
de l’ébouriffante Autrichienne. Il se trouvait invité
par je ne sais plus quel richard qui l’envoya chercher en voiture.
Une fois monté dans la bagnole, Silone s’aperçut
qu’il y avait déjà quelqu’un, une femme imposante
qui, sans même lui laisser le temps de s’asseoir, s’arracha
du corsage une fleur rouge qu’elle lui tendit « au nom,
dit-elle, de la classe ouvrière viennoise ». Ça
n’a pas l’air vrai, et cependant Silone m’a dit pouvoir jurer
que cette scène de revue, commère y comprise, ne doit
rien à son imagination. Ma gentille voisine riait de bon cœur.
Il y a de l’esprit dans le regard de cette vieille demoiselle
catholique. Et l’on sent qu’elle s’est faite, maintenant, à
la mort de sa mère, tout aimable petite vieille Tessinoise qui
s’est éteinte il y a quelques mois. Même — étrange
que j’aie à noter cela aujourd’hui précisément
— même, dis-je, comme il arrive assez souvent chez les gens
en deuil, une espèce de joie libérée et
impudique éclate en elle. A son insu, bien sûr ;
heureusement, sinon elle s’obligerait à être encore
malheureuse.
*
* * *
L’être
humain serait-il indécrassablement religieux ?
Hier
soir, j’avais télégraphié à Paris, aux
W., afin de demander à Gisèle de songer à aller
auprès de maman si le pire devait se produire. Car il n’est
que trop vrai que ni Gr. ni moi ne pouvons y aller. Moi, évidemment ;
quant à Gr., il est plus que probable que le visa français
ne lui serait pas accordé pour se rendre auprès des
parents d’un irrégulier de ma sorte. Et par-dessus le
marché, sa mère est allemande. Toutes choses que j’ai
précisées aujourd’hui, en commentaire à ma
dépêche, dans une petite lettre explicative, griffonnée
au bar du « Storchen » et que je suis tout de suite allé
mettre à la boîte à l’ancienne grande poste. Le
souvenir, alors, me revint de cette belle journée de l’automne
38 où j’emmenai, tout à côté, mon père
flâner quelques instants sous le péristyle d’une assez
vaste cour aménagée au centre d’un grand bloc de
maisons 1880 que l’on appelle le Kappelerhof. Et tout de
suite, j’eus l’envie d’y retourner. En manière de
pèlerinage. Même que je m’attrapai en flagrant délit
de me dire : « Pauvre vieux, je peux bien faire cela pour lui ».
Sous
la galerie en retrait des colonnes, j’ai fait le tour de la cour,
prenant bien soin de marcher dans le même sens que ce jour de
1938. J’aime, dois-je ajouter, presque passionnément ce lieu
fermé d’une banalité vieillotte, avec au milieu une
fontaine de bronze du meilleur mauvais goût et dont les affreux
lions ailés n’ont même pas perdu pour moi de leur
prestige depuis que, il n’y a pas si longtemps de cela, on les a —
incroyable mais vrai — badigeonnés en brun, et toute la
fontaine aussi. Il y a une trace de cet amour pervers dans l’un des
sonnets de L’Autre côté du jour, évoquant :
De la fontaine laide…
et
le charme, pour moi si fort, de cette cour vilaine, mais qui me
rappelle Paris et a même quelque faux air du désuet
Palais-Royal. Quatre quinconces ajoutent encore à l’artificiel
des façades et des colonnes. Et en outre, quand je passe là,
il est rare que je n’aille pas m’asseoir auprès d’un de
ces quinconces, sur le banc où, il y a bien quinze années
de cela, j’étais allé attendre Feuvre, qui, elle-même
était allée chercher au magasin des arts appliqués,
alors tout voisin, la jaquette brune qu’elle leur avait donnée
à tricoter sur mesure. Elle s’occupait bien peu, trop peu de
sa toilette, elle à qui pourtant les belles choses allaient si
bien. Je reverrai toujours son air un brin gêné, mais
quand même triomphant, lorsqu’elle arriva du magasin à
ce banc où je l’attendais. Notre cher ami le médecin
Erich K., qu’elle venait justement de rencontrer, l’accompagnait
— homme si infiniment compréhensif et dont les beaux yeux
d’Arabie brillaient, en cet instant, de tout notre plaisir.
Aujourd’hui, bien sûr, je me suis encore assis sur le banc.
Qu’il faisait parisiennement printanier dans cette cour !
L’homme,
demandais-je, est-il indécrassablement religieux ?
Peut-être
pas si innocent que cela, d’avoir fait — comme je m’en avisais
maintenant — le tour de la cour, de son péristyle. Tout à
trac, je me mets à repenser à ces cercles magiques, ces
« mandalas » des Tibétains, auxquels le grand
psychologue à la mode C. G. Jung a donné tant
d’importance. Même qu’il a raconté comment, égaré
dans la forêt vierge africaine, il se trouva comme
instinctivement poussé à tourner en rond, retrouvant
ainsi le vieux rite magique qu’il rapproche des cercles sacrés.
— Assez désagréable de découvrir dans mon
comportement une sorte de confirmation des théories d’un
homme dont on ne sait pas toujours s’il faut le qualifier de savant
ou de mystagogue.
*
* * *
De
jour, on ne peut rien voir de plus dérisoirement pompier, de
plus bêtement encyclopédie de tous les motifs
pseudo-classiques que l’intérieur de l’Ecole polytechnique
fédérale, rendez-vous de colonnes à gogo,
d’architraves, de pleins-cintres et de statues en série. Un
cauchemar, mais où l’ennui remplacerait l’angoisse. Aussi,
quelle surprise avant hier, quand monté là-haut pour
cette séance de films, je me trouvai parcourir la même
architecture à la noix dans l’obscurité du black out.
A déambuler une lampe bleue à la main entre les fûts
de colonnes ou sous ces arceaux qu’effleurait çà et
là une faible lueur — ou bien c’était quelque
statue qui, cessant soudain d’être déclamatoire,
dressait dans l’ombre un fantôme d’ombre plus noir encore —
oui, dans cette accumulation de rêve, d’un cauchemar où
l’angoisse était enfin revenue, on s’étonnait
de découvrir une beauté insoupçonnée,
plus obsédante que les plus irréelles visions de
Piranèse. Symbole d’un temps qui a engendré une telle
foule de monotones laideurs que seules les ténèbres
imposées par la catastrophe de la guerre sont encore capables
de faire illusion sur le droit à survivre qu’une telle
civilisation prétend s’arroger.
*
* * *
Les
lettres d’Aline V., musicienne, poète, écrivain et —
faut-il dire malheureusement ? — fort entichée de psychologie
jungienne, sont étonnantes d’intelligence et, qualité
plus rare encore, de constante présence d’esprit. La
dernière, après une page angoissée sur
l’invasion de la malheureuse Norvège, dit :
« J’ai
devant moi, sur ma table, une superbe montre, qui appartenait à
mon grand-père. Avec cette inscription pacificatori
pacificatores. Vous savez, il a eu le prix Nobel « pour la
paix ». Toute mon enfance s’est passée dans les prières
quotidiennes, matin et soir : Tu changeras les épées en
socs de charrue. Quand la Berta von Sutner, mon grand-père ou
d’autres personnages « pour la paix » tenaient des
discours, ma sœur et moi, tout habillées de blanc avec des
nœuds roses dans les cheveux, on nous plaçait sur les chaises
du premier rang, car nous avions à marquer « l’avenir
heureux ». Tout cela me revient et m’écœure
affreusement. Je me suis bientôt révoltée contre
ces mensonges, mais c’est comme si aujourd’hui je pouvais enfin
en rejeter le poison. Cher ami, je suis bien malade. »
Fille
d’un petit pays voisin et en grande partie consanguin de
l’intempérante Allemagne, ma correspondante a toutes les
excuses si, comme probablement, elle croit mieux guérir des
mirages de la fausse paix en souhaitant que la violence nazie soit
brisée par la violence. Au reste bien trop avisée pour
se payer de nouveaux mots. L’acuité de son analyse est en
même temps révolte contre la tentation de la course au
conformisme dans l’esprit de guerre qui règne actuellement
bien plus fort encore qu’en 14. Si même elle ne pense pas
comme moi sur nombre des aspects de la tragédie, je suis bien
sûr qu’elle m’approuverait de constater que les hommes de
bonne volonté dont un Jules Romain fait ses choux gras,
succombent en masse aujourd’hui, souvent même plus
scandaleusement que les autres, à cette rage de penser bien.
L’enfer est pavé de bonnes volontés, serait-on tenté
de dire. Tous les Duhamel, tous les Chamson, tous les Guéhenno
même n’ont pas vainement, en partie à la faveur de la
grande confusion de ce front populaire qui m’a eu, moi aussi,
empoisonné les âmes, à commencer par la leur, de
tant de « pieuses pensées ». Piété
impie ! moralisme qui ne peut aboutir qu’à la perversion et
de ceux qui le professent et de la masse à qui on le prêche.
Car de piété en piété, de morale en
morale, l’on voit où ils en sont, ce qui ne serait rien,
mais hélas où nous en sommes. — Première
conclusion « impie » à tirer de là : à
moins de beaucoup de courage, l’esprit ne guérit pas de
l’illusion, car il ne prend guère sur lui de se libérer
du mirage dont il s’était laissé blouser qu’à
la condition de le remplacer par un autre plus spécieux
encore. Ainsi voyons-nous partout nos utopistes d’hier s’intoxiquer
à qui mieux mieux de l’idée d’une paix non moins
mensongère que celle qu’ils avaient conçue dans la
facilité de leurs rêves, — d’une paix, condamnée
à couvrir de son pavillon le nouveau Versailles ou
Brest-Litovsk qui ne peut pas ne pas sortir de l’abîme où
le monde est tombé.
*
* * *
1er
mai
Bien
la première fois que je n’aurai mis ni ruban ni fleur rouge
à ma boutonnière. Et je ne suis pas davantage allé
voir le cortège, que les mesures de police n’auront
certainement pas pu rendre plus sage et plus domestiqué que
celui de l’année dernière. Dans l’actuel état
des choses et avec le néo-socialisme qui coule à plein
bord, cela fût tout bonnement revenu à faire un geste
d’union sacrée. — Mais quelle tristesse se dégage
de cette fin des grands enthousiasmes populaires, qui n’est ici
même pas la mort, mais une grise abdication.
*
* * *
Tout
ce qu’il faut faire pour gagner son bifteck. La fabrication —
hélas pas encore achevée — d’un texte de film en
vers de mirliton, m’a si parfaitement abruti que si je voulais
écrire une phrase du genre : il va être minuit, je
bafouillerais à longueur de ligne en accumulant rature sur
rature.
*
* * *
Ce
soir, en guise de premier mai, sommes allés voir les Marx
Brothers. C’était vraiment tout ce qu’il restait à
faire. Salle en grande majorité du peuple élu. Juifs ou
non juifs, nous avions dû tous venir là sous l’obsession
du nouveau triomphe d’Hitler, dont l’armée vient de
réussir la liaison entre Oslo et Trondheim, tandis que,
d’autre part, les derniers journaux parus annoncent la décision
de l’Angleterre de détourner sa navigation de la
Méditerranée, autorisant ainsi toutes les inquiétudes
au sujet de l’Italie. Ici même, la menace se fait très
précise : si Allemands et Italiens entreprennent une action
concertée, il y a bien des chances, si l’on peut dire, pour
que nous soyons cuits à notre tour. Ce qui n’aura pas
empêché pour autant les clowneries des Brothers de nous
faire tous hurler de rire. Pourquoi pas, après tout ? Il sera
toujours bien temps de pleurnicher.
*
* * *
Si
je comprends bien la dernière lettre, sans doute
intentionnellement assez confuse, de maman, qui doit vouloir me
ménager, mon père, cloué au lit, n’aurait plus
sa tête. Mais il mange et le médecin se déclare
satisfait de son état physique. Le pire, en somme, de ce qui
pouvait arriver, car il n’y a dès lors aucune raison pour
que ça ne dure pas des semaines. Ou des mois. Pauvre mère,
quelle ne doit pas être pour elle la transe de chaque minute. —
Et ils seront frais si les sujets du Mussolin s’amènent avec
leurs bombes. Antibes est aux premières loges.
*
* * *
4
mai
A
midi une dépêche m’attendait à la maison : mon
père est mort. N’ai fait qu’un bond jusqu’à la
poste pour télégraphier à mon tour et envoyer un
peu d’argent. Après quoi, déjeunant au Sélect,
je n’eus que trop le temps de penser. Cette question obsédante :
ai-je assez fait pour lui ? je veux dire : de ce que j’eusse pu faire
— car la grave décision de choisir l’exil en 17, je me
rends bien compte, aujourd’hui que, pour mon inconfort, je n’ai
plus l’inconsciente cruauté de la jeunesse, qu’elle
n’était pas si loin de ressembler à une sorte de
parricide. Mais outre qu’alors je n’y ai même pas vraiment
pensé — c’est assez monstrueux de la part d’un fils
unique, et de plus seul survivant de six gosses — il y avait,
effaçant tout le reste, cette évidence : que je ne
pouvais pas faire autrement. Non, je ne songeais qu’à me
demander si j’ai fait pour lui tout ce qui fut en mon pouvoir. De
tant de choses qui l’eussent, malgré tout, mieux fait
s’accommoder de son malheur, n’ai-je pas négligé la
plus grande part ? Bien sûr, la toute naïve, et parfois
agaçante admiration qu’il nourrissait pour le moindre de mes
faits et gestes, lui aura au moins permis de se réjouir —
brave illusionniste — de tout ce qui put un peu lui paraître
venir se ranger sur cette ligne du « succès » qui,
pour lui, surtout quand il s’agissait de son fils, avait tellement
d’importance. Enfant de Belleville, il avait gardé du peuple
d’adorables côtés. Mais rien n’est peuple, aussi,
comme l’amour des consécrations admises. Surtout quand,
comme chez lui, ce n’est pas l’intelligence qui domine.
(Relativement encore moins formée que lui — elle a quitté
l’école à douze ans — ma mère,
d’intelligence, en a bien davantage.) Et les graves difficultés
matérielles par lesquelles il dut passer dans sa jeunesse, par
la faute du caractère si insouciant de son propre père,
à qui je ne suis pas sans ressembler, n’avaient sans doute
qu’accru chez lui, c’est trop naturel, un certain fétichisme
des « honneurs ». De ne l’avoir point gâté
sous ce rapport, je ne me le reprocherai pas. Tout de même, si
j’avais mieux et plus volontairement travaillé, moins
complaisamment, comment dire, ménagé ma veine, moins
souvent cherché comme un alibi dans la demi-passivité
des traductions, j’aurais à présent la consolation
d’avoir bien mieux fait sa joie. Et j’ai beau me dire que ce
manque, gentiment enfantin, de discernement dans son besoin de me
voir, comme on dit si affreusement, me mettre en valeur, a forcément
favorisé mes nonchalances en me portant à trop
facilement confondre — orgueil ? complaisance ? je ne saurai
probablement jamais — le tam-tam de la foire sur la place et le
succès de bon aloi — oui, j’ai beau me dire, je sais bien
que cela, c’est peut-être une explication, mais, vis-à-vis
de lui, pas une excuse.
Indicible
bienfait de la venue de Gr. Exquisément discrète et
présente. Sa délicate pensée de me laisser le
journal intime de Dabit dont elle avait à peine commencé
la lecture. M’a longuement parlé de sa mère, de la
difficulté de cette vie avec une femme âgée mais
qui, mentalement, n’a guère dépassé quinze
ans, et encore. Difficulté, ces jours-ci encore accrue, car
cette pauvre Madame Baerlocher mère, tout en étant
violemment anti-hitlérienne, n’en souffre pas moins de la
haine que l’on porte ici à tout ce qui est allemand. Pénible
situation fausse que ne font qu’aggraver les succès
indiscutablement éclatants d’Hitler en Norvège.
Le
dimanche, Gr., d’habitude ne vient qu’à six heures et
demie, de manière à pouvoir faire auparavant une
promenade avec sa mère. Comme c’est demain dimanche, elle
m’a dit : « Si tu veux, je viendrai plus tôt. »
« Non », ai-je fait, pensant : cette mort de mon père
était trop attendue pour qu’elle soit un événement
nouveau, et même, vu son état pendant les trois
dernières semaines, c’est quand même une sorte de
soulagement. Et puis : « Ta mère vit, ai-je ajouté,
c’est d’elle qu’il faut s’occuper. » Sur quoi Gr.: « Ce
n’est pas plus simple. » — Non sans doute. Que ces rapports
entre les générations sont donc chose difficile et
douloureuse. Pourrait-on l’éviter ? Si nous avions des
enfants, en seraient-ils au même point ? Probablement, hélas,
tant il semble que le développement de tout être ne
puisse se faire qu’en opposition avec ceux qui l’ont mis au
monde. Oui, certaine communauté de langage pourrait, on aime
du moins à l’imaginer, réduire l’acuité des
trop inévitables conflits. Seulement, les gens tant soit peu
faits pour rendre possible la naissance de cette communauté-là,
par exemple les gens comme nous, généralement, n’ont
pas d’enfants. Mais là où la difficulté est le
plus insurmontable, c’est lorsque les deux générations
ne sont pas, quant à la formation de l’esprit, sur le même
plan. Dans le cas du père de Gr., le problème n’était
guère moins insoluble. Ingénieur et excellent
mathématicien (on lui avait offert une chaire à
Munich), ce n’était guère qu’un spécialiste ;
et spécialisation exclusive n’est pas formation. Gr., au
reste, n’en a pas parlé aujourd’hui. Elle pensait
seulement ou enfin surtout à sa mère, en me montrant
les pages admirables où Dabit évoque ses parents. « Il
leur est impossible, note-t-il, d’être différents, de
me comprendre, de suivre une autre pensée que la leur, en
vérité il ne leur est possible de suivre aucune
pensée. » Ah ! non ce n’est pas plus simple. Mais toutes
ces questions que je me suis posées aujourd’hui à
propos de mon père, et dont il a fallu sa mort pour que je me
les pose avec cette cruelle et vaine insistance, montrent à
leur tour que ce que, bien à tort (pour les survivants), on
appelle la fin n’est pas simple davantage.
Inquiet
au plus haut point pour ma pauvre maman. Avec la lenteur du courrier,
je ne sais même pas si quelqu’un de la famille a pu aller
là-bas. De qui ma mère était-elle assistée ?
Evidemment, ils connaissaient du monde à Antibes, depuis vingt
ans qu’ils y habitent, et leurs jeunes homonymes horticulteurs
vaudois leur étaient filialement attachés ; mais ce sont
des gens débordés de travail, surtout en cette saison.
Pauvre, pauvre maman. Après cinquante-six ans de la vie
commune la plus unie, quel déchirement ! Malgré tous les
obstacles actuels, j’eusse presque essayé de téléphoner
aux W. Mais aujourd’hui samedi sont-ils chez eux ou dans leur
maison de campagne ? Finalement, je n’ai pas appelé. Je ne
puis exactement rien. Même possible, en quoi un coup de
téléphone changerait-il la situation ?
*
* * *
5
mai
Dimanche
comme un autre.
Cette
mort de mon père, je m’y attendais trop pour qu’elle me
soit longtemps nouvelle.
Pour
ma mère, encore une fois, je ne peux rien. Lui ai télégraphié
hier que nous l’attendions bientôt. Mais sans doute les visas
demanderont-ils un temps astronomique.
Il
ne me reste rien d’autre à faire qu’à vivre comme
d’habitude. Et certes les grandes tragédies qui, depuis
quelque six années, déchirèrent et déchirent
le monde, Abyssinie, Espagne, cette guerre et, dans celle-ci, la
Finlande, la Norvège, ne nous ont-elles que trop habitués
à vivre comme si.
Seule
ressource.
Même,
je décide de partir dans le courant de la semaine pour huit à
dix jours à Ronco (Pentecôte). — Si du moins le danger
de l’intervention italienne ne se précise pas exagérément.
*
* * *
Hier,
rendez-vous avec Silone désireux de me donner son impression
d’un entretien qu’il venait d’avoir avec « notre »
pasteur le bon Gerber.
Mais
nous sommes allés tout d’abord au vernissage de sa
compatriote, ou plutôt de sa payse, Marguerite Oswald : depuis
longtemps suisse par mariage — un mariage au reste depuis presque
aussi longtemps dissous — cette excellente artiste, Margherita
Toppi de son vrai nom, est comme Silone, originaire des montagnes
voisines de Rome. Je connaissais quelques reproductions de ses
ouvrages, mais n’avais jamais vu qu’un seul original, il y a
quelques semaines, dans une boutique d’objets d’art. Il m’avait
enchanté. L’ensemble vu hier ne m’a pas moins ravi. Comme
le disait Silone, après toute cette neurasthénie de la
peinture moderne, qu’on est heureux de trouver enfin quelqu’un
qui tout bonnement s’exprime. Nombre de toiles tiennent de la
fresque. Les plus récentes, des natures mortes, semblent les
premières dont on puisse dire qu’elles sont purement
picturales, j’entends où le sujet, voire la composition ne
comptant plus guère, tons et valeurs sont uniquement
déterminants. Je n’en ai pas moins été surtout
sensible aux paysages : des fleurs, des murs, avec ces délicieux
petits ânes d’Italie. Peinture, qui sans être pour
autant littéraire le moins du monde, évoque un peu la
simplicité d’un Francis James, sans la bondieuserie.
A
propos de Marguerite Oswald, Silone m’a rapporté ce trait de
naïve et touchante bonté. Elle avait lu ses livres,
qu’elle admire, et se trouvant à Rome, où elle avait
de temps à autre l’occasion de rencontrer chez des amis un
haut personnage du régime qui s’intéresse à sa
peinture, elle dit à ce hiérarque, avec toute son
ingénuité de paysanne : « Ecoute (car il paraît
qu’elle est tellement restée de son village qu’en italien
elle ne sait pas dire vous), Silone c’est un homme comme nous,
pourquoi doit-il vivre en Suisse ? Est-ce que ce n’est pas
parfaitement stupide ? » Sur quoi l’influent personnage,
supputant sans doute à part soi le beau succès de
propagande que serait le retour au bercail de l’exilé, avait
répondu que, très certainement, rien ne s’opposait à
ce que Silone, qu’aucun tribunal italien n’avait condamné,
et contre qui même les autorités nationales n’avaient
jamais engagé de poursuites, revînt au pays. Si naïve
qu’elle soit, Marguerite Oswald n’en hésita pas moins à
accorder tout de go entière créance à ces
explications d’un optimisme trop catégorique pour ne pas
paraître excessif. Ce que voyant, le dignitaire en question lui
promit de demander la confirmation de son dire à qui l’on
devine. Et le lendemain, il la lui donnait en effet : Silone pouvait
rentrer en Italie, sans aucune condition. De retour en Suisse,
l’excellente femme n’eut, comme on pense, rien de plus pressé
que de communiquer la bonne nouvelle à l’auteur de
Fontamara. Elle était si heureuse. Navré pour elle,
Silone eut toutes les peines du monde à lui faire entendre que
ses livres ne sont pas comme les tableaux qu’elle peint. Rentrer
sans condition, c’était en accepter de trop claires. Cette
grande enfant s’imaginait qu’un écrivain comme Silone
n’avait, mon Dieu, qu’à continuer de décrire leurs
paysans, et à ne plus parler de politique. « Je ne sais
pas, conclut Silone si elle a tout à fait compris. Mais ce que
je sais, c’est qu’elle fut profondément et si gentiment
désolée. »
Avons
également parlé des très rares personnes que
nous inviterons de notre côté, pour l’éventuelle
rencontre avec Gerber et Ragaz. Silone nomme, entre autres, un
certain, disons Ackermann (car à quoi bon le nommer ici par
son vrai nom?) à qui ses sympathies pour les Russes ont fait
perdre sa place de professeur à X. Sympathies bien étonnantes,
m’a confié Gr., qui l’a connu il y a quelque dix ans à
Berlin, à l’école Karl-Marx, où il se montrait
plein de réserves pour le régime soviétique.
Aujourd’hui, le danger serait plutôt qu’il penchât
vers le stalinisme, encore qu’il ait cette chance de salut d’être,
parait-il, tolstoïen.
A
propos du personnage, ce que m’a raconté Silone mérite,
spécialement dans sa seconde partie, d’être noté,
moins pour le déprimant comique de la chose qu’en raison de
la lumière quelle ne laisse pas de jeter sur l’invraisemblable
micmac cérébral qui tient lieu de pensée à
tant d’intellectuels, spécialement en pays germaniques [[Le micmac se révèle à fond si l’on ajoute que, comme je ne l’ai appris bien plus tard, longtemps après la guerre, de tolstoïens russophiles, ces gens, par la suite, étaient devenus fort indulgents pour certains aspects du nazisme. Qu’on en juge. Mme A., pendant l’occupation allemande de la Pologne, ne trouvait pas, m’a‑t-on rapporté, au-dessous de son tolstoïsme, de ne point tarir d’éloges sur le führer, tellement attentif au bien de ses officiers. Et elle en savait quelque chose, puisqu’un parent à elle, officier dans la Wehrmacht ne jouissait pas seulement en Pologne occupée, d’une confortable maison, mais de tout ce qu’elle contenait, y compris la vaisselle d’argent. « Mais, demanda l’un des amis devant qui elle énonçait ces phrases insanes, et le propriétaire polonais de la maison et de la vaisselle ? » « Oh ! cela, répliqua-t-elle fort tolstoiennement, nous est parfaitement égal…»]].
La
première fois que A. et sa femme ont invité Silone,
c’était, me dit celui-ci, pour le prendre comme arbitre dans
une question qui divisait leur ménage. Madame A., en effet,
plus rigoureusement tolstoïenne encore que son mari (Lettone
elle a les idées entières de l’Est), ne voulait pas
donner de viande à ses enfants. Silone, qui tout d’abord
avait cru qu’il s’agissait d’une simple question d’hygiène,
se mordit bientôt les pouces d’être venu, car, il s’en
rendait finalement compte, c’étaient les Principes avec un
grand P qui se trouvaient mis en cause : « Tu ne tueras point ».
J’ignore comment ce pauvre Silone s’en sortit. Mais — et voici
l’autrement effarante seconde partie du récit — il n’a
pu éviter de heurter l’insupportable couple dans une
circonstance bien plus embarrassante et délicate. Certain soir
que les A. étaient ensemble avec Silone et Serena, sa
compagne, ils insistèrent pour finir la soirée dans
l’un des cafés de la Bahnhofstrasse, « Le Passage »
où leur joie était d’aller écouter l’orchestre
hongrois dirigé pas une virtuose de septième ordre dont
le nom m’avait toujours paru à lui seul tout un programme :
Gitzi Roïko. Hélas, je la connais, puisqu’il nous est
arrivé, à Gr. et moi, de dîner entre deux leçons
dans l’établissement, où il ne nous fut pas toujours
épargné de subir, avant d’avoir pu prendre les
fruits, les premières mesures de tel ou tel morceau de
bravoure. Malheureux Silone et malheureuse Serena traînés
dans ce café à des fins uniquement mélomanes.
Mais le comble de l’horreur, c’est que cette mélomanie des
A. avait un rapport on ne peut plus précis, et sur lequel ils
ne manquèrent pas de s’étendre, avec leur vie la plus
intime. Bien que l’un et l’autre malades du cœur, ces gens font
au moins un enfant par an. Je dis bien au moins, car il leur est
arrivé d’avoir des jumeaux. Il leur est arrivé aussi
de mettre au monde un gosse qui a un bec de lièvre. Il paraît
que les principes, les fameux, interdisent à Mme A., sinon la
continence, du moins les précautions. Or, certain soir qu’ils
s’étaient disputés — chose rare paraît-il —
le hasard voulut qu’ils entrassent au « Passage », où
ils eurent la révélation de Gitzi Roïko et de son
orchestre. Et cette musique, ah ! le grand art!! leur fit un tel effet
qu’oublieux de leur querelle, ils rentrèrent dare-dare
fabriquer… leur bec de lièvre. Il s’en faut de peu que la
plume, ici, ne me tombe des doigts. Et cependant, comment ne pas
ajouter la suite ? Nos deux mélomanes de choc ne trouvèrent
rien de mieux que d’écrire, en guise d’action de grâces,
à l’ « artiste » le résultat de sa
virtuosité. (Le bec de lièvre n’était alors
qu’en train.) Là-dessus, Gitzi Roïko vint les voir et,
de fil en aiguille ou, si l’on préfère, d’archet en
cordon ombilical, accepta d’être la marraine de la
malheureuse victime de l’art et des principes. Et toujours en
accompagnement de cette histoire sinistrement édifiante, la
non moins sinistre sottise de la musique de l’orchestre. Or, cela
menaçait d’être long, car les A. n’avaient qu’une
idée en tête : atteindre la fin du concert pour qu’il
leur fût possible de présenter leur sonore idole et
démiurge. Serena pensait devenir folle. Quant à Silone,
vers les dix heures, prenant son courage à deux mains, il se
leva, en expliquant qu’il était vraiment trop fatigué.
— Sans doute les A. se sont-ils sentis personnellement offensés
de ce qui dut leur paraître un manque scandaleux de
compréhension, de sympathie et surtout du minimum de respect
dû aux principes et à l’art. Le fait est que, depuis,
Silone, ne les a jamais revus.
6
mai
J’écris
sur un banc de ce « Kappelerhof » dont j’ai déjà
parlé. Les trois lions — en réalité, ils sont
quatre, mais on n’en voit jamais que trois à la fois —
crachent chacun leur jet d’eau. Cette fois-ci, aucun mystère
si je suis venu m’asseoir en cet endroit. Simplement, j’attends
l’ouverture des guichets du voisin Hôtel-de-Ville, car, en
passant devant l’édifice, je viens, songeant aussi à
mon possible séjour au Tessin, de m’aviser qu’il serait
peut-être opportun de faire enfin coller et tamponner ma
photographie sur la carte d’identité que l’administration
a récemment distribuée à tout le monde, en vue
d’une évacuation éventuelle (carte d’identité
bien aimable pour nous autres sans papiers : nous y sommes rondement
qualifiés d’apatrides (heimatlos); quand on sait que l’un
des principes des Allemands est de liquider les apatrides, on se dit
qu’il n’était pas possible de mieux nous désigner à
leurs foudres, ainsi prudemment détournées des « gens
bien »). — Sur le bruit régulier, mécanique
presque, des jets d’eau léonins se superpose celui, tout
ensemble mou et saccadé, du trop-plein retombant des deux
vasques. Dans les arbres, les moineaux font un concert, plus fort que
tout le reste, de leurs petits cris en coups de lime. Bruit aussi des
pas des gens qui se rendent au travail. Par intervalle, le soleil,
perçant d’entre les nuages, illumine ce papier, qui alors
m’éblouit. Quiconque lirait ces lignes n’aurait pas la
moindre peine à se rendre compte que tout ceci est écrit
pour écrire ou plus exactement encore pour tuer le temps. Deux
pigeons viennent de passer « à pied » sur le bitume,
se suivant. Rite amoureux, de toute évidence. — Décidément,
aucun intérêt dans ce que je note. D’abord, j’ai une
narine bouchée. Rhume ? Peut-être — mais en général,
grande, à peine supportable atonie.
Est-ce
aujourd’hui qu’on enterre mon père ? De France, personne
n’a eu jusqu’à présent l’idée de nous
télégraphier si quelqu’un, et qui, a pu faire le
voyage d’Antibes. — A la différence du bon sens dont
parlait l’autre, l’imagination ne semble assurément pas la
chose du monde la mieux partagée.
7
mai
Deux
lettres de ma mère, toutes deux d’avant. Dans la seconde :
« Ce matin…, il m’a pris la main, l’a embrassée et
a entouré mon cou de son bras, il me regardait avec ses bons
yeux qui se sont emplis de larmes. » Ces mots si simples ont
dénoué l’affreuse tension où j’étais
depuis hier. J’ai pu enfin longuement pleurer. De la perdre oui —
mais davantage encore, sur le moment, de la tristesse poignante de ce
tendre adieu, de son déchirement de s’en aller et surtout,
ah oui surtout, de laisser seule la compagne de toute sa vie.
Le
Maguet m’a écrit : « Tu dois te dire qu’il a fait son
temps, comme on dit, et qu’il l’a fait merveilleusement… Nous
sommes contents de l’avoir connu ; nous en gardons une très
plaisante image — un exemplaire très réussi, et
d’espèce choisie, de la faune laborieuse de Paris… Un
brave bonhomme, il m’a semblé tout franc, langue bien pendue
et très débrouillard. » Si Cl., assurément
recompose un peu son souvenir, au fond c’est quand même
extrêmement cela. Malgré le long désir qui
l’avait tenu de monter de rang, malgré les affaires — où
ce débrouillard dans la vie immédiate et quotidienne
cessait presque à chaque coup de l’être — mon père
était resté exquisément fidèle à
sa nature d’enfant de Belleville. Tout franc, en effet. Mais un
trait doit être mis au-dessus de tous les autres, parce que
sans conteste possible, il les dominait au point qu’on avait honte
de percevoir certains de ses manques, dont il m’est cependant
arrivé de souffrir — et ce trait-là c’est sa bonté.
Je dirai mieux encore : sa tendresse, pas seulement pour moi, à
qui il en vouait tant, pas seulement pour ma mère, mais
vraiment pour la plupart des êtres qu’il approchait. Je puis
l’écrire sans forcer le ton, sans céder au vain
besoin de tracer son éloge : il avait à un rare degré
le génie du cœur.
Presque
sacrilège à dire : je suis quand même étonné
d’être triste à ce point. Certes, il y a le sentiment
des vingt-trois ans d’absence de son fils unique, que je lui ai
imposés. (Mais il me voyait presque chaque année et,
tout de même, je n’étais pas avare de mes lettres.
Encore que la guerre actuelle ait dû lui porter un bien
terrible coup, par ce qu’elle conférait pour lui, vu son
âge, de définitif à mon éloignement.)
Malgré tout, ce n’est pas ce sentiment qui domine. Tout en
lui gardant beaucoup, beaucoup d’affection, je me croyais plus
détaché ! Qu’il n’en soit rien, voilà bien ce
qui m’étonne. Je m’aperçois — et je dirai que je
suis heureux de m’en apercevoir — de tout ce que je perds : cette
fidélité à toute épreuve, on peut le dire
— et aussi toute cette partie de moi qui en lui avait son passé,
même au-delà de moi-même (de mon propre souvenir).
En
vérité, bienfait de cette tristesse. Une espèce
de sagesse — qui n’est pas la résignation — s’en
dégage. A sept heures, j’avais reconduit Gr. à la
gare. Nous étions en avance. J’étais monté
dans son wagon, m’étais assis à côté
d’elle. Par la portière, on voyait les marronniers en fleurs
des quais de la Sihl et les si beaux arbres du jardin de Plattspitz.
Nous nous taisions. Et en même temps, je savais que ma
tristesse me « nourrissait » — je comprenais qu’un
souvenir cela peut vivre. Après le départ du
train, je suis allé dans le jardin de Plattspitz et, sans
prendre garde comme à l’ordinaire à la fraîcheur
du soir me suis assis sur un banc. J’ai lu, l’esprit comme lavé
(mais non distrait de la pensée du deuil), quelques pages de
cet admirable journal de Dabit, dont le ton rend si bien la même
essence parisienne qui habitait mon père. Et c’est en toute
sincérité d’âme que j’ai souri à de
très jeunes gens, un agréable couple, qui s’amusaient
à faire s’envoler deux canards au-dessus des bassins
avoisinant le Musée national.
8
mai
Rencontré
un peu avant midi ma voisine romancière et professeur de
lettres, qui me dit qu’elle était justement sur le point de
m’écrire, à cause de mon père. L’excellente
personne. Mais j’ai dû lui paraître bien sec. Ce que je
pouvais si bien avec sa vieille maman toute naïve, spontanée
et innocemment catholique : m’en remettre uniquement aux mouvements
du cœur m’est avec la fille, dont le catholicisme, au reste du
meilleur aloi, se transpose quand même en principes, infiniment
plus difficile. Surtout, j’ai dû plus que l’étonner,
la heurter presque en protestant contre la forme qu’elle donnait à
sa condamnation de ce fou de Knut Hamsun saluant bruyamment
l’invasion de son pays, la Norvège, par l’armée
allemande. « Er hat seinen Namen auf
ewig ruiniert » [[Il a irrévocablement détruit sa renommée.]], dit la bonne demoiselle. Moi,
quand j’entends une phrase de ce genre, c’est plus fort que moi,
je rue dans les brancards. Peut-être, d’abord, comprends-je
trop bien qu’on ne s’identifie pas avec son pays ; mais surtout,
quelque insensé et scandaleux que me paraisse, évidemment,
l’enthousiasme de Hamsun pour l’ignoble Hitler, je n’en refuse
pas moins absolument de marcher dans le totalitarisme des
antitotalitaires. L’attitude — insane — de Hamsun actuellement,
ne change pas un iota à la valeur de son œuvre. En l’espèce,
peut-être m’est-il d’autant plus facile de réagir
comme je fais que la valeur de cette œuvre ne m’a jamais beaucoup
préoccupé. Mais non, de toute façon, refus total
de totalitairement abaisser une œuvre littéraire (ou
artistique, ou scientifique) sous prétexte d’événements.
10
mai
Gr.
étant restée hier soir, c’est vers les dix heures que
nous descendîmes prendre, tellement il faisait beau, notre
petit déjeuner au jardin du café de la Terrasse. L’air
était d’une pureté indicible. Sur l’Uetliberg —
la petite montagne municipale, si l’on peut dire — le jeune
feuillage des forêts semblait, à distance, une mousse de
lumière. Le garçon qui nous servait, lui aussi, se
félicitait de la belle journée. Un de ces instants
comme un hamac d’éternité provisoire. Vers la fin du
petit déjeuner, nous fûmes dérangés
seulement par la conversation, un peu longue bien sûr, d’un
brave petit juif russe de notre connaissance, assez vaseux mais bien
pitoyable — il y a toutes les probabilités qu’il soit
atteint d’un cancer. Après quoi, toujours dans la lumière
en fête, nous avons longé les quais jusqu’à la
bibliothèque du Musée, où j’avais uniquement à
donner un coup de téléphone et où je laissai Gr.
désireuse de s’accorder une séance de lecture.
Rentrant chez moi où m’attendaient des traductions urgentes
à relire, je passai devant la Librairie française et ne
voulus pas manquer de remercier les deux jeunes sœurs libraires du
mot si humainement compréhensif qu’elles m’avaient fait
porter hier matin dès neuf heures, aussitôt après
avoir appris mon deuil. Je tenais spécialement à dire à
l’aînée à quel point ses lignes à elle
m’avaient touché, et combien en effet j’avais trouvé
plus que simplement gentil qu’elle eût pensé à
vouloir me rassurer sur maman, à me dire que des amis seraient
certainement auprès d’elle. Tout en lui parlant en ce sens,
j’en vins à lui dire également qu’il me paraissait
nécessaire de faire venir ma mère ici, au moins pour
quelque temps. « Ce n’est peut-être pas tout à
fait indiqué, me répondit-elle. Ils ont bombardé
Anvers, Bruxelles, Louvain, Nancy. » Je dus la regarder d’un
air stupide, tout encore imbibé que j’étais de la
matinée ensoleillée, de la beauté des choses et
du calme tant du garçon guilleret que du petit juif bavard, au
point que j’aurais juré qu’elle me sortait une
récapitulation de l’autre guerre. « Oh ! fis-je,
on n’est pas encore obligé de prévoir le pire pour
tout de suite. » Et à part moi, je me demandai pourquoi,
si contrairement à son genre elle était d’un tel
pessimisme ce matin. « Comment, vous ne savez pas ? »
s’écria-t-elle, et elle me tendit le journal.
Evidemment,
je me précipitai au pas de course jusqu’au Musée pour
y rejoindre Gr. Mais non moins évidemment, elle-même n’y
avait pas fait long feu : un coup d’œil sur la presse, et elle
était accourue chez moi où je la retrouvais enfin
quelques instants plus tard.
Alors,
ça y est : Hollande, Belgique et Luxembourg sont dans le bain ;
bombardement de villes françaises ; bombardements en
Angleterre. La guerre, l’horrible guerre totale a commencé.
Chez
moi, moments d’indignation tout d’abord ; réflexe de fureur
incontestablement guerrière, souhait frénétique
de bondir au secours des victimes de l’ « agression ».
C’est
stupide.
Il
ne faut ni s’étonner ni s’indigner.
Est-ce
qu’on s’indigne d’un cancer ?
La
seule condamnation — mais alors elle est radicale — que l’on
soit en droit de porter doit uniquement viser l’iniquité des
rapports humains actuels, dont les régimes totalitaires,
stalinisme y compris, ne sont que la conséquence la plus
odieuse.
Reste
le choc. Horreur du fléau lâché sur le monde.
Comme en 14, beau temps impitoyable. Et toutes les souffrances
individuelles, toutes les destructions… Vanité, insuffisance
des mots. L’abomination de ce que l’on devine. Puisque aussi
bien, ici, nous n’en sommes encore qu’à deviner. Pour
combien de temps ? Pour le moment, cela, en majeure partie, dépend
du sphynx italien.
*
* * *
Gr.,
qui devait rester ce soir pour la conférence de Richter, à
laquelle nous avons naturellement décidé de ne pas
aller, est, dès le début de l’après-midi,
rentrée à Baden pour y tenir compagnie à sa
mère, qui elle aussi doit être aux cent coups. Nous
avions d’abord pensé que j’irais dormir à Baden.
Mais, la mère de Gr. ne me connaissant point, il m’eût
fallu descendre à l’hôtel. Or, ce n’est peut-être
pas le jour : avec mon papier de « tolérance », je
passerais vite pour un suspect. Vers les sept heures, après
avoir dû attendre un temps infini, car tout le monde demandait
des communications, Gr. a pu me téléphoner. J’avais
proposé de venir entre deux trains pour que nous fussions un
peu ensemble malgré tout, pendant ces heures bouleversantes.
Mais elle pouvait revenir à Zurich pour environ deux heures.
Grande joie. Nous nous sommes retrouvés à la gare.
Heureux, en un sens d’assister cette fois à la mobilisation,
non à Ronco comme en septembre, mais dans une ville. C’est
vraiment une expérience. Densité, si peu suisse, de la
foule. On ne se serait plus cru à Zurich : un grouillement de
capitale, et aussi les gens qui vous adressaient la parole. La
froideur, l’extrême et presque morbide retenue de ce peuple
faisait place à quelque chose de vivant. Oui, il faut oser le
dire comme cela est, même si le pourquoi de ce vivant est la
mort déchaînée sur l’Europe. Mais qu’on ne
s’imagine pas le débraillé gueulard que de tels
instants n’auraient que trop facilement provoqué ailleurs.
Non — dans tout ce branle-bas, un grand calme, très digne.
Bras-dessus, bras-dessous, sans presque parler, nous avons marché
dans la foule. Je ne peux pas ne pas avouer que je sentais une sorte
de bonheur à éprouver en moi quelque peu la présence
de l’âme collective. Et l’innocence, la gentillesse
enfantine de la plupart de ces soldats, eussent-ils les cheveux gris.
Que l’être humain, au fond, est livré. C’est
bien pourquoi les Grands Citoyens, comme les appelle Bernanos,
abusent si facilement, si criminellement de lui. J’ai, infiniment,
pitié de l’homme.
Le
train qui ramenait Gr. à Baden est parti avec presque une
heure de retard. On a beau savoir que chaque minute, en ce moment,
n’est, pour tant de malheureux, qu’un faisceau de drames et de
douleurs, c’est tout de même pour nous si peu directement
menacés, chaque fois que nous nous quittons, un sentiment bien
étrange que de nous demander, en sourdine — oh ! sans en
parler — si nous pourrons nous revoir.
12
mai,
dimanche
de Pentecôte
Tout,
journaux, radio, le crie : la bataille fait rage. Comment penser à
autre chose ?
Par-dessus
le marché, vifs incidents antibritanniques à Rome. On
voudrait pouvoir se dire que c’est du bluff, que les Italiens ne
cherchent qu’à faire payer un plus haut prix leur
neutralité. Mais…
Les
heures traînent.
Téléphoné
chez Brup [[Fritz Brupbacher.]]. Personne. — Vaguement pensé à monter
chez les R. Puis y ai renoncé. Essayé de voir L.
Personne. Téléphoné à N. Elle me répond
qu’elle est au lit. Non point malade mais fatiguée.
Evidemment, je fais celui qui comprend, mais tout de même…
Et
Gr. qui ne sera à Zurich qu’après sept heures et
demie. Au bar du Storchen, « conversation », si l’on peut
dire, avec Oreste le barman et un consommateur, comme lui, tessinois.
Pas rassurant ce que ce dernier raconte. Il a vécu en Italie
et y a récemment fait un séjour. Là-bas, tous
les gens qu’il connaît lui ont dit que s’ils font jamais la
guerre, ce ne sera pas pour aider les Allemands, oh ! non. « Ils
ne sont même pas germanophiles, mais ce sera dans le but
d’obtenir quelque chose pour eux. » Et je sens très
bien que ce Tessinois, un homme certainement réfléchi,
trouve cela tout naturel. Ce vieux réalisme italien, si
différent de la « Realpolitik » à l’allemande
toujours préoccupée de se proclamer. Pour eux,
combinaison d’intérêt va sans dire. Seulement, moi, je
me dis qu’avec cet argument-là, le régime aura partie
gagnée, le jour, si prochain peut-être, où il
jettera ce malheureux beau pays dans la catastrophe.
*
* * *
Sorti
du bar, dont la porte s’ouvre tout près du quai de la
Limmat, machinalement, je regarde un brave bonhomme donner à
manger aux cygnes. Quelques-uns sont encore jeunes, et la chasse aux
croûtons devient entre eux une sorte de jeu, brutal et gracieux
tout ensemble, qui fait se tendre leur cou drôlement, avec une
gaucherie d’enfants robustes. En moins de temps qu’il n’en faut
pour l’écrire, je décide de monter au Zoo. Cela me
consolera des hommes.
C’est
donc au Zoo que j’écris ces lignes. Y suis depuis plus de
trois heures. Malgré l’aigre fraîcheur de l’air, si
étonnante pour la Pentecôte — puisque Pentecôte
il y a — et la fatigue éprouvante résultant d’une
assez sensible douleur dans la région de la vessie, jamais je
ne me serais lassé de regarder nos frères qu’il y
aurait aujourd’hui plus que jamais scandale à s’arroger la
prétention de dire inférieurs. Certes, il y a les
fauves, mais ils sont fauves sans morale, eux. Que la cochonnerie de
la guerre puisse inciter les cœurs sensibles à exiger des
bêtes qu’elles soient inoffensives, ce serait le comble ! Il
n’est pas jusqu’à leur cruauté qui ne soit pure,
qui ne fasse bon ménage aussi, avec la gentillesse la plus
inattendue. Cette charmante tendresse, entre eux, des grands tigres
sibériens. La plus féroce des bêtes de proie
demeure innocente. — Mais que cette innocence, bien au contraire de
la conception qui a dicté la Genèse, est donc loin
d’exclure le malheur. Chaque fois que l’on surprend le regard de
l’animal, fût-il jaguar ou tigre, le plus sanguinaire, ou de
l’un de leurs frères attendrissants et désarmés,
petits ânes de Sardaigne, antilope des Indes, tenant à
la fois de la biche et de la chèvre, singes frileux, ou ces
étonnants dieux négroïdes aux yeux tout blancs
dans leur pelage noir, et qui s’appellent, je crois, mangabés,
oui, chaque fois, la même tristesse est présente,
la même interrogation sans réponse. Comme dit si souvent
Gritta devant la vie : pourquoi tout cela ? Cette surprise douloureuse
à devoir constater partout l’aveugle, persévérante,
absurde vitalité de la créature. Oui, sans doute, c’est
parce que j’ai de l’homme, en ces jours, une pitié
infinie, que je glisse à cette compassion non moins illimitée
devant l’aventure déroutante de tant de « consciences
malheureuses », comme eût dit Hegel, de tant de
souffrances égarées dans le monde. Car un être
vivant est-il autre chose ? Sentiment tout brahmanique ou
schopenhauerien, si l’on veut. Qu’importent les étiquettes !
Je ne peux faire que je ne l’éprouve point. Et d’ailleurs
je ne tiens pas du tout à ne le point éprouver. Cette
conscience de la Sinnlosigkeit, du manque absolu de sens de
tout ce qui est, est bien aujourd’hui le seul sens qui se puisse
encore attribuer aux choses. Ce n’est, probablement, même pas
vrai. Mais l’âme se repaît de ce désespoir et,
sinon logiquement du moins sentimentalement, trouve comme un sens
dans l’affirmation de l’insensé. J’avoue humblement
qu’aujourd’hui je ne me sens pas la force de lui ôter cette
ultime et funèbre nourriture.
Jean
Paul Samson