La Presse Anarchiste

Pages de journal

Zurich,
26 avril 1940

Assis
à la ter­rasse du Palais des Congrès, nous ne pouvions,
Gr. et moi, assez admi­rer les jeunes feuilles des arbres, le bleu
proche du lac et les grands pans de neige des monts loin­tains, à
peine plus solides, à dis­tance, que les nuages, lorsque
reten­tit le signal de l’alerte.

D’une
alerte pour rire — si dire se peut — puisqu’il s’agit, en ce
pays encore épar­gné, d’un simple exercice.

Dans
le vieux ves­ti­bule de la Ton­halle, curieu­se­ment transformé
en soi-disant abri, nous voi­là réunis à une
cen­taine. Si c’était sérieux, il est trop évident,
soit dit en pas­sant, que nous ne serions pas protégés
le moins du monde. His­toire de pas­ser le temps, je lis à Gr.
un assez bon article — une fois n’est pas cou­tume — de la
« Nou­velle Gazette de Zurich » sur l’Espagne, exactement
sur Mayorque. Le jour­na­liste raconte que l’un des habi­tants y a été
mis en pri­son pour avoir fait jouer chez lui du Cho­pin, tout en
sachant fort bien que ce com­po­si­teur scan­da­leu­se­ment admi­ré de
l’univers avait vécu dans l’île avec une femme
(George Sand bien sûr) qui s’y pro­me­nait en pan­ta­lon. Inutile
de pré­ci­ser que la dic­ta­ture est exer­cée là-bas
par les hommes à sou­tane. Mais ne fai­sons pas trop les malins
devant l’obscurantisme de la pauvre Ibé­rie. N’y a‑t-il
pas, en effet, nous disions-nous, une affi­ni­té en profondeur
entre un si magni­fique chef d’accusation et l’intelligente
consé­quence de notre haute civi­li­sa­tion tech­nique qui consiste
à nous enfer­mer en ce moment, tous tant que nous sommes ici
mal­gré nous ras­sem­blés, dans une cave, ou ce qui en
tient lieu ? — Mais l’heureux cor­rec­tif : juste devant nous, un
petit ter­rier s’est cou­ché aux pieds de son maître, si
gra­cieu­se­ment que l’on est obli­gé de se dire que la bêtise
humaine n’empêchera peut-être jamais la vie d’avoir
de l’esprit mal­gré nous.

*
* * *

Longue
séance de pro­jec­tion de films avec mon vieux collègue
en émi­gra­tions (ce n’est pas pour rien que j’écris
le mot au plu­riel) Hans Rich­ter. Assez curieuse figure. Peintre à
l’origine, il avait vécu un pre­mier exil à Zurich
lors de la pré­cé­dente guerre. C’est alors que je
l’avais connu. Et même c’est chez lui que j’habitai
quelques jours, en 18, pour évi­ter les tra­cas­se­ries de morale
poli­cière aux­quelles notre ménage non légalisé
nous expo­sait, F. et moi, juste avant que je ne parte tra­vailler en
usine à Bâle. Déli­cieuse époque… On ne
peut plus aimable et char­mant, ce Hans Rich­ter, très berlinois
d’allures et d’esprit, et donc, bien enten­du, tou­jours soucieux
d’être du der­nier bateau, c’est-à-dire, en ce
temps-là, dadaïste. Il a fina­le­ment fait, comme si
sou­vent de nos jours, de l’ « avant-gar­disme » une
pro­fes­sion, non plus en pein­ture, mais dans le film. Non qu’il ait
jamais rien réa­li­sé de très signi­fi­ca­tif, la
vani­té naïve qui est son moindre défaut
l’inclinant à trop faci­le­ment se conten­ter. Mais enfin, pour
les gens de notre semi-pro­vince, il est une sorte d’autorité,
à tel point que les étu­diants du Poly (l’Ecole
poly­tech­nique) l’ont char­gé de leur tenir une série
de confé­rences sur le ciné­ma. Je n’en savais rien du
tout, mais, bien sûr, quand aujourd’hui je le rencontrai
après déjeu­ner, il n’eût rien de plus pressé
que de me l’apprendre ; ajou­tant que sa confé­rence de ce soir
était décom­man­dée a cause du black out, mais
qu’il en pro­fi­te­rait pour vision­ner des films en vu des suivantes
et que, si je vou­lais venir, je le trou­ve­rais au grand amphi vers
sept heures et demie. Je jugeai que ça valait peut-être
la peine. — Donc, comme j’ai dit, Rich­ter s’en vou­drait de ne
pas tou­jours être du der­nier bateau, ce qui n’est pas sans
l’exposer, comme tant de ses pareils, au risque de s’embarquer
par­fois sur quelque vieux rafiot qu’il tient encore pour neuf.
C’est à quoi je pen­sai tout de suite en le rejoi­gnant à
l’amphithéâtre, où je vis qu’il avait
éga­le­ment invi­té Peter Töne, cor­dial et un peu
inquié­tant You­go­slave très évi­dem­ment en mission
ici [[Tout ceci est bien avant le schisme you­go­slave.]] et que je m’étais soi­gneu­se­ment abs­te­nu de
ren­con­trer depuis les pro­cès de sor­cel­le­rie mis en scène
à Mos­cou [[Le plus hor­rible, peut-être, des régimes poli­ciers et tota­li­taires est cette géné­ra­li­sa­tion de la méfiance qu’ils engendrent auto­ma­ti­que­ment, en obli­geant entre autres ceux de leurs fidèles qui com­mencent à ne plus l’être, à dis­si­mu­ler comme un vice le réveil de leur conscience. Dans le cas de Töne (inten­tion­nel­le­ment je ne nomme ici que ce pseu­do­nyme), on a su depuis que, loin d’approuver dans son for inté­rieur les crimes sur les­quels le res­pect au Par­ti et la pru­dence lui enjoi­gnaient de se taire, il était en réa­li­té malade de ce qui se pas­sait à Mos­cou. Très exac­te­ment, lors du pro­cès Zino­viev-Kame­nev, Töne, à ce que l’on a pu lire dans la revue de R. J. Humm, Unsere Mei­nung, ne pou­vait pas croire que les sbires du dic­ta­teur géor­gien iraient jusqu’à l’assassinat effec­tif ; ce jour, ou plu­tôt cette nuit-là, inca­pable de dor­mir, au lieu de se cou­cher il joua aux échecs jusqu’à l’heure où les édi­tions du matin appor­tèrent la nou­velle des coups de revol­ver dans la nuque.]]. Nous nous saluâmes — que faire d’autre ?
 — avec une poli­tesse appuyée et (sur­tout de ma part)
dis­tante, mais j’étais bien content que Silone rencontré
l’après-midi et à qui j’avais suggéré
de venir, ne fût pas là. — Des diverses bandes
pro­je­tées, il n’y a pas grand-chose à dire, sauf la
joie de revoir deux actes du chef‑d’œuvre d’entre les
chefs‑d’œuvre : La Règle du jeu de Renoir.
Spé­cia­le­ment l’acte de la chasse : impos­sible d’être
plus cruel dans la dénon­cia­tion de la cruauté.

Mais
la soi­rée fut mar­quée par un petit inci­dent qui signe à
lui seul ce qu’est deve­nue l’humaine condi­tion. Pen­dant une
pause, l’étudiant qui assu­mait la pro­jec­tion vint à
moi et je crus com­prendre qu’il me deman­dait de lui don­ner mon nom.
Même pas sur­pris, car je sup­po­sai aus­si­tôt qu’il
s’agissait d’une for­ma­li­té quel­conque, et Dieu si elles
pul­lulent en ce moment, je sor­tis mon crayon avec docilité.
« Non, reprit l’innocent jeune homme, votre lampe ».
Je rap­pelle que c’était une nuit de black out, en
pré­vi­sion de laquelle je m’étais muni d’une torche
élec­trique, qui déjà m’avait été
bien utile pour repé­rer un peu aupa­ra­vant dans l’obscur
laby­rinthe du vaste bâti­ment uni­ver­si­taire, le lieu dis­cret où
sans doute notre fac­to­tum d’occasion éprou­vait tout
sim­ple­ment le besoin de se rendre à son tour. Pen­dant sa
courte absence, nous échan­geâmes tous trois, étrangers
plus ou moins exclus du sta­tut légal des « gens bien »,
nazis ou autres, un regard qui en disait long. « Oui, fit
Rich­ter, l’état de l’Europe est tel qu’on peut nous
deman­der n’importe quoi, notre porte-mon­naie, notre cra­vate, notre
che­mise, que sais-je, l’adresse de notre blan­chis­seuse, cela,
main­te­nant, nous semble si habi­tuel, pour ne pas dire si natu­rel, que
nous sommes tou­jours prêts à nous exécuter
sur-le-champ. » Notant ceci, j’ajouterai, en le dédiant
un peu en pen­sée à notre pauvre sta­li­nien yougoslave :
s’exécuter — exé­cu­ter, il n’y a pas loin d’un
verbe à l’autre… Très joli de s’indigner — et
bien sûr, c’est la moindre des choses — mais cette docilité
dont cha­cun de nous se trouve de plus en plus contraint de faire
preuve vis-à-vis de ce qu’on appelle l’autorité,
n’est pas loin de nous rendre tous cores­pon­sables du pire.

27
avril

A
cause d’un neveu, qui est bon élève mais un peu lent
à prendre le départ, Gr., ces der­niers temps, s’est
plon­gée dans des bou­quins de latin sco­laire. Elle et moi,
dois-je dire, aimons, peut-être avec excès, à
« jouer à notre jeu­nesse » en rede­ve­nant ainsi
élèves. De latin, je n’en ai jamais su lourd. Tout de
même, m’y étant moi aus­si remis un peu, outre
l’intérêt mal­heu­reu­se­ment trop actuel d’une
relec­ture du Tibère de Sué­tone, c’est avec une joie
tout exal­tée que j’ai décou­vert, presque par hasard
dans ce pro­duit en somme d’art déco­ra­tif que ne laissent pas
d’être les Buco­liques, tel ou tel pas­sage dont sou­dain l’on
se dit : n’est-ce pas l’image même de la pro­gres­sion d’un
beau jour sur ces plaines de la Haute-Ita­lie où vint au monde
le plus tar­dif des grands enfants de l’âme ancienne ?

*
* * *

Ah !
c’est bien le moment de par­ler de Vir­gile. Je venais de griffonner
les pré­cé­dentes lignes lorsque arri­va le cour­rier. Dans
une pré­cé­dente lettre, maman, au sujet de la santé
de mon père, par­lait d’une rechute, d’autant plus
inat­ten­due que, quelques jours aupa­ra­vant, elle m’avait écrit
que le malade allait mieux, au point de recom­men­cer à bricoler
et même d’avoir entre­pris de se fabri­quer une brouette neuve !
La lettre alar­mante venue depuis n’avait mis que quatre jours, ce
qui est bien peu en ces temps de cen­sure pos­tale, et m’annonçait
la visite du méde­cin pour le same­di 20, donc pour il y a
exac­te­ment huit jours. Dès hier, je confiais à Gr. que
je trou­vais déjà bien longues à venir les
nou­velles de cette visite. Comme je le vois dans la lettre à
l’instant arri­vée, maman n’a écrit que le dimanche
et fait mettre à la poste que le lun­di seule­ment. Tout de
suite, dans cette pauvre lettre d’aujourd’hui, mes yeux n’ont
plus vu que les mots : « Il a du délire ». Moi qui me
disais hier, avec une feinte phi­lo­so­phie résignée,
qu’il n’y avait sans doute rien d’autre à faire que
d’attendre la conclu­sion nor­male de ses quatre-vingt-quatre ans, je
vis bien à ma sou­daine et cruelle tris­tesse qu’au fond,
jusqu’à main­te­nant, je n’y avais pas cru. Vieille
connais­sance, pour­tant, cette angoisse qui m’étreint.
Com­bien de fois, dans l’enfance, la peur de sa mort, l’image de
l’inutile der­nier com­bat ne m’ont-elles pas tor­tu­ré ? C’est
que le pauvre homme était, à peu près chaque
mois, ter­ras­sé par une crise d’épilepsie. Quelle
école d’épouvante pour l’enfant que j’étais.
Mais l’angoisse se fai­sait peut-être encore plus per­fide plus
étrei­gnante, chaque fois qu’il lui arri­vait d’être
long­temps en retard. Ma mère et moi n’échangions
aucune parole, mais cha­cun de nous savait bien que l’autre se
disait : si une crise l’a pris dans la rue ? si quelqu’un, tout à
l’heure, venait nous apprendre qu’il est pas­sé sous une
voi­ture ou tom­bé dans la Seine ? Dans ces moments-là,
c’était comme si toute ma propre vie s’en allait, car mon
père, c’est ardem­ment, infi­ni­ment que je l’aimais. Pour sa
bon­té et son infa­ti­gable gen­tillesse de cama­rade. Oui, je le
disais à l’instant, vieille connais­sance que cette angoisse
de ce matin. Mais en sour­dine, effa­cée qu’elle se trouvait
être par un sen­ti­ment beau­coup plus fort, beau­coup plus simple,
beau­coup plus navrant : alors, vieux fran­gin, tu en es donc déjà
là. J’aurais bien aimé pou­voir pleu­rer un bon coup.
Insup­por­table, aus­si, la pen­sée que Gr. ne sau­rait rien,
jusqu’à son arri­vée l’après-midi, de cette
mienne détresse. Et je lui envoyai quelques lignes par exprès,
avec la lettre de ma mère.

Depuis,
je suis calme. Au point d’en être presque gêné.
Comme aus­si d’avoir, comme conve­nu, déjeu­né chez les
Brup­ba­cher et fait, le ciel me par­donne, par­fai­te­ment hon­neur à
l’excellence de leur table, sans même m’abstenir d’être
plein de pré­sence d’esprit, voire de brillant dans mes
propos.

A
peine ceci noté, la tris­tesse remonte. Et que pour ma mère,
en ce moment, sur­tout si loin de moi, et dans ce midi auquel elle ne
s’est jamais tout à fait habi­tuée, les heures, les
jour­nées doivent être affreuses.

Il
faut me contraindre à noter encore ceci :

Dès
la lec­ture de cette lettre de ce matin, je me suis ren­du compte que
je pen­sais : Ne pas man­quer d’enregistrer sur mon carnet.
Évi­dem­ment, la mort — pro­bable — d’un père est un
évé­ne­ment grave. Mais dans quelle mesure n’était-ce
pas aus­si par l’abominable défor­ma­tion du scribe qui se dit
à chaque coup : voi­là matière à copie ?

*
* * *

Habite
dans ma mai­son une char­mante vieille fille, pro­fes­seur de lettres et
auteur de quelques romans, m’a‑t-on-dit. Ai dû, aujourd’hui,
aller la trou­ver pour un ren­sei­gne­ment. Je fus bien étonné
d’apprendre — elle est tout à fait catho­lique — qu’elle
est l’amie d’une cer­taine Mme Schw., péda­gogue viennoise
d’extrême gauche actuel­le­ment émi­grée, très
esti­mable peut-être mais qui déplace vrai­ment beaucoup
d’air. N’ai pas pu m’empêcher de dire à ma
gen­tille voi­sine ce que Silone m’a récem­ment raconté
de l’ébouriffante Autri­chienne. Il se trou­vait invité
par je ne sais plus quel richard qui l’envoya cher­cher en voiture.
Une fois mon­té dans la bagnole, Silone s’aperçut
qu’il y avait déjà quelqu’un, une femme imposante
qui, sans même lui lais­ser le temps de s’asseoir, s’arracha
du cor­sage une fleur rouge qu’elle lui ten­dit « au nom,
dit-elle, de la classe ouvrière vien­noise ». Ça
n’a pas l’air vrai, et cepen­dant Silone m’a dit pou­voir jurer
que cette scène de revue, com­mère y com­prise, ne doit
rien à son ima­gi­na­tion. Ma gen­tille voi­sine riait de bon cœur.
Il y a de l’esprit dans le regard de cette vieille demoiselle
catho­lique. Et l’on sent qu’elle s’est faite, main­te­nant, à
la mort de sa mère, tout aimable petite vieille Tes­si­noise qui
s’est éteinte il y a quelques mois. Même — étrange
que j’aie à noter cela aujourd’hui précisément
 — même, dis-je, comme il arrive assez sou­vent chez les gens
en deuil, une espèce de joie libé­rée et
impu­dique éclate en elle. A son insu, bien sûr ;
heu­reu­se­ment, sinon elle s’obligerait à être encore
malheureuse.

*
* * *

L’être
humain serait-il indé­cras­sa­ble­ment religieux ?

Hier
soir, j’avais télé­gra­phié à Paris, aux
W., afin de deman­der à Gisèle de son­ger à aller
auprès de maman si le pire devait se pro­duire. Car il n’est
que trop vrai que ni Gr. ni moi ne pou­vons y aller. Moi, évidemment ;
quant à Gr., il est plus que pro­bable que le visa français
ne lui serait pas accor­dé pour se rendre auprès des
parents d’un irré­gu­lier de ma sorte. Et par-des­sus le
mar­ché, sa mère est alle­mande. Toutes choses que j’ai
pré­ci­sées aujourd’hui, en com­men­taire à ma
dépêche, dans une petite lettre expli­ca­tive, griffonnée
au bar du « Stor­chen » et que je suis tout de suite allé
mettre à la boîte à l’ancienne grande poste. Le
sou­ve­nir, alors, me revint de cette belle jour­née de l’automne
38 où j’emmenai, tout à côté, mon père
flâ­ner quelques ins­tants sous le péri­style d’une assez
vaste cour amé­na­gée au centre d’un grand bloc de
mai­sons 1880 que l’on appelle le Kap­pe­le­rhof. Et tout de
suite, j’eus l’envie d’y retour­ner. En manière de
pèle­ri­nage. Même que je m’attrapai en fla­grant délit
de me dire : « Pauvre vieux, je peux bien faire cela pour lui ».

Sous
la gale­rie en retrait des colonnes, j’ai fait le tour de la cour,
pre­nant bien soin de mar­cher dans le même sens que ce jour de
1938. J’aime, dois-je ajou­ter, presque pas­sion­né­ment ce lieu
fer­mé d’une bana­li­té vieillotte, avec au milieu une
fon­taine de bronze du meilleur mau­vais goût et dont les affreux
lions ailés n’ont même pas per­du pour moi de leur
pres­tige depuis que, il n’y a pas si long­temps de cela, on les a —
incroyable mais vrai — badi­geon­nés en brun, et toute la
fon­taine aus­si. Il y a une trace de cet amour per­vers dans l’un des
son­nets de L’Autre côté du jour, évo­quant :

la beau­té
De la fon­taine laide…

et
le charme, pour moi si fort, de cette cour vilaine, mais qui me
rap­pelle Paris et a même quelque faux air du désuet
Palais-Royal. Quatre quin­conces ajoutent encore à l’artificiel
des façades et des colonnes. Et en outre, quand je passe là,
il est rare que je n’aille pas m’asseoir auprès d’un de
ces quin­conces, sur le banc où, il y a bien quinze années
de cela, j’étais allé attendre Feuvre, qui, elle-même
était allée cher­cher au maga­sin des arts appliqués,
alors tout voi­sin, la jaquette brune qu’elle leur avait donnée
à tri­co­ter sur mesure. Elle s’occupait bien peu, trop peu de
sa toi­lette, elle à qui pour­tant les belles choses allaient si
bien. Je rever­rai tou­jours son air un brin gêné, mais
quand même triom­phant, lorsqu’elle arri­va du maga­sin à
ce banc où je l’attendais. Notre cher ami le médecin
Erich K., qu’elle venait jus­te­ment de ren­con­trer, l’accompagnait
 — homme si infi­ni­ment com­pré­hen­sif et dont les beaux yeux
d’Arabie brillaient, en cet ins­tant, de tout notre plaisir.
Aujourd’hui, bien sûr, je me suis encore assis sur le banc.
Qu’il fai­sait pari­sien­ne­ment prin­ta­nier dans cette cour !

L’homme,
deman­dais-je, est-il indé­cras­sa­ble­ment religieux ?

Peut-être
pas si inno­cent que cela, d’avoir fait — comme je m’en avisais
main­te­nant — le tour de la cour, de son péri­style. Tout à
trac, je me mets à repen­ser à ces cercles magiques, ces
« man­da­las » des Tibé­tains, aux­quels le grand
psy­cho­logue à la mode C. G. Jung a don­né tant
d’importance. Même qu’il a racon­té com­ment, égaré
dans la forêt vierge afri­caine, il se trou­va comme
ins­tinc­ti­ve­ment pous­sé à tour­ner en rond, retrouvant
ain­si le vieux rite magique qu’il rap­proche des cercles sacrés.
 — Assez désa­gréable de décou­vrir dans mon
com­por­te­ment une sorte de confir­ma­tion des théo­ries d’un
homme dont on ne sait pas tou­jours s’il faut le qua­li­fier de savant
ou de mystagogue.

*
* * *

De
jour, on ne peut rien voir de plus déri­soi­re­ment pom­pier, de
plus bête­ment ency­clo­pé­die de tous les motifs
pseu­do-clas­siques que l’intérieur de l’Ecole polytechnique
fédé­rale, ren­dez-vous de colonnes à gogo,
d’architraves, de pleins-cintres et de sta­tues en série. Un
cau­che­mar, mais où l’ennui rem­pla­ce­rait l’angoisse. Aussi,
quelle sur­prise avant hier, quand mon­té là-haut pour
cette séance de films, je me trou­vai par­cou­rir la même
archi­tec­ture à la noix dans l’obscurité du black out.
A déam­bu­ler une lampe bleue à la main entre les fûts
de colonnes ou sous ces arceaux qu’effleurait çà et
là une faible lueur — ou bien c’était quelque
sta­tue qui, ces­sant sou­dain d’être déclamatoire,
dres­sait dans l’ombre un fan­tôme d’ombre plus noir encore —
oui, dans cette accu­mu­la­tion de rêve, d’un cau­che­mar
l’angoisse était enfin reve­nue,
on s’étonnait
de décou­vrir une beau­té insoupçonnée,
plus obsé­dante que les plus irréelles visions de
Pira­nèse. Sym­bole d’un temps qui a engen­dré une telle
foule de mono­tones lai­deurs que seules les ténèbres
impo­sées par la catas­trophe de la guerre sont encore capables
de faire illu­sion sur le droit à sur­vivre qu’une telle
civi­li­sa­tion pré­tend s’arroger.

*
* * *

Les
lettres d’Aline V., musi­cienne, poète, écri­vain et —
faut-il dire mal­heu­reu­se­ment ? — fort enti­chée de psychologie
jun­gienne, sont éton­nantes d’intelligence et, qualité
plus rare encore, de constante pré­sence d’esprit. La
der­nière, après une page angois­sée sur
l’invasion de la mal­heu­reuse Nor­vège, dit :

« J’ai
devant moi, sur ma table, une superbe montre, qui appar­te­nait à
mon grand-père. Avec cette ins­crip­tion paci­fi­ca­to­ri
paci­fi­ca­tores.
Vous savez, il a eu le prix Nobel « pour la
paix ». Toute mon enfance s’est pas­sée dans les prières
quo­ti­diennes, matin et soir : Tu chan­ge­ras les épées en
socs de char­rue. Quand la Ber­ta von Sut­ner, mon grand-père ou
d’autres per­son­nages « pour la paix » tenaient des
dis­cours, ma sœur et moi, tout habillées de blanc avec des
nœuds roses dans les che­veux, on nous pla­çait sur les chaises
du pre­mier rang, car nous avions à mar­quer « l’avenir
heu­reux ». Tout cela me revient et m’écœure
affreu­se­ment. Je me suis bien­tôt révol­tée contre
ces men­songes, mais c’est comme si aujourd’hui je pou­vais enfin
en reje­ter le poi­son. Cher ami, je suis bien malade. »

Fille
d’un petit pays voi­sin et en grande par­tie consan­guin de
l’intempérante Alle­magne, ma cor­res­pon­dante a toutes les
excuses si, comme pro­ba­ble­ment, elle croit mieux gué­rir des
mirages de la fausse paix en sou­hai­tant que la vio­lence nazie soit
bri­sée par la vio­lence. Au reste bien trop avi­sée pour
se payer de nou­veaux mots. L’acuité de son ana­lyse est en
même temps révolte contre la ten­ta­tion de la course au
confor­misme dans l’esprit de guerre qui règne actuellement
bien plus fort encore qu’en 14. Si même elle ne pense pas
comme moi sur nombre des aspects de la tra­gé­die, je suis bien
sûr qu’elle m’approuverait de consta­ter que les hommes de
bonne volon­té dont un Jules Romain fait ses choux gras,
suc­combent en masse aujourd’hui, sou­vent même plus
scan­da­leu­se­ment que les autres, à cette rage de pen­ser bien.
L’enfer est pavé de bonnes volon­tés, serait-on tenté
de dire. Tous les Duha­mel, tous les Cham­son, tous les Guéhenno
même n’ont pas vai­ne­ment, en par­tie à la faveur de la
grande confu­sion de ce front popu­laire qui m’a eu, moi aussi,
empoi­son­né les âmes, à com­men­cer par la leur, de
tant de « pieuses pen­sées ». Piété
impie ! mora­lisme qui ne peut abou­tir qu’à la per­ver­sion et
de ceux qui le pro­fessent et de la masse à qui on le prêche.
Car de pié­té en pié­té, de morale en
morale, l’on voit où ils en sont, ce qui ne serait rien,
mais hélas où nous en sommes. — Première
conclu­sion « impie » à tirer de là : à
moins de beau­coup de cou­rage, l’esprit ne gué­rit pas de
l’illusion, car il ne prend guère sur lui de se libérer
du mirage dont il s’était lais­sé blou­ser qu’à
la condi­tion de le rem­pla­cer par un autre plus spécieux
encore. Ain­si voyons-nous par­tout nos uto­pistes d’hier s’intoxiquer
à qui mieux mieux de l’idée d’une paix non moins
men­son­gère que celle qu’ils avaient conçue dans la
faci­li­té de leurs rêves, — d’une paix, condamnée
à cou­vrir de son pavillon le nou­veau Ver­sailles ou
Brest-Litovsk qui ne peut pas ne pas sor­tir de l’abîme où
le monde est tombé.

*
* * *

1er
mai

Bien
la pre­mière fois que je n’aurai mis ni ruban ni fleur rouge
à ma bou­ton­nière. Et je ne suis pas davan­tage allé
voir le cor­tège, que les mesures de police n’auront
cer­tai­ne­ment pas pu rendre plus sage et plus domes­ti­qué que
celui de l’année der­nière. Dans l’actuel état
des choses et avec le néo-socia­lisme qui coule à plein
bord, cela fût tout bon­ne­ment reve­nu à faire un geste
d’union sacrée. — Mais quelle tris­tesse se dégage
de cette fin des grands enthou­siasmes popu­laires, qui n’est ici
même pas la mort, mais une grise abdication.

*
* * *

Tout
ce qu’il faut faire pour gagner son bif­teck. La fabrication —
hélas pas encore ache­vée — d’un texte de film en
vers de mir­li­ton, m’a si par­fai­te­ment abru­ti que si je voulais
écrire une phrase du genre : il va être minuit, je
bafouille­rais à lon­gueur de ligne en accu­mu­lant rature sur
rature.

*
* * *

Ce
soir, en guise de pre­mier mai, sommes allés voir les Marx
Bro­thers. C’était vrai­ment tout ce qu’il res­tait à
faire. Salle en grande majo­ri­té du peuple élu. Juifs ou
non juifs, nous avions dû tous venir là sous l’obsession
du nou­veau triomphe d’Hitler, dont l’armée vient de
réus­sir la liai­son entre Oslo et Trond­heim, tan­dis que,
d’autre part, les der­niers jour­naux parus annoncent la décision
de l’Angleterre de détour­ner sa navi­ga­tion de la
Médi­ter­ra­née, auto­ri­sant ain­si toutes les inquiétudes
au sujet de l’Italie. Ici même, la menace se fait très
pré­cise : si Alle­mands et Ita­liens entre­prennent une action
concer­tée, il y a bien des chances, si l’on peut dire, pour
que nous soyons cuits à notre tour. Ce qui n’aura pas
empê­ché pour autant les clow­ne­ries des Bro­thers de nous
faire tous hur­ler de rire. Pour­quoi pas, après tout ? Il sera
tou­jours bien temps de pleurnicher.

*
* * *

Si
je com­prends bien la der­nière lettre, sans doute
inten­tion­nel­le­ment assez confuse, de maman, qui doit vou­loir me
ména­ger, mon père, cloué au lit, n’aurait plus
sa tête. Mais il mange et le méde­cin se déclare
satis­fait de son état phy­sique. Le pire, en somme, de ce qui
pou­vait arri­ver, car il n’y a dès lors aucune rai­son pour
que ça ne dure pas des semaines. Ou des mois. Pauvre mère,
quelle ne doit pas être pour elle la transe de chaque minute. —
Et ils seront frais si les sujets du Mus­so­lin s’amènent avec
leurs bombes. Antibes est aux pre­mières loges.

*
* * *

4
mai

A
midi une dépêche m’attendait à la mai­son : mon
père est mort. N’ai fait qu’un bond jusqu’à la
poste pour télé­gra­phier à mon tour et envoyer un
peu d’argent. Après quoi, déjeu­nant au Sélect,
je n’eus que trop le temps de pen­ser. Cette ques­tion obsédante :
ai-je assez fait pour lui ? je veux dire : de ce que j’eusse pu faire
 — car la grave déci­sion de choi­sir l’exil en 17, je me
rends bien compte, aujourd’hui que, pour mon incon­fort, je n’ai
plus l’inconsciente cruau­té de la jeu­nesse, qu’elle
n’était pas si loin de res­sem­bler à une sorte de
par­ri­cide. Mais outre qu’alors je n’y ai même pas vraiment
pen­sé — c’est assez mons­trueux de la part d’un fils
unique, et de plus seul sur­vi­vant de six gosses — il y avait,
effa­çant tout le reste, cette évi­dence : que je ne
pou­vais pas faire autre­ment. Non, je ne son­geais qu’à me
deman­der si j’ai fait pour lui tout ce qui fut en mon pou­voir. De
tant de choses qui l’eussent, mal­gré tout, mieux fait
s’accommoder de son mal­heur, n’ai-je pas négli­gé la
plus grande part ? Bien sûr, la toute naïve, et parfois
aga­çante admi­ra­tion qu’il nour­ris­sait pour le moindre de mes
faits et gestes, lui aura au moins per­mis de se réjouir —
brave illu­sion­niste — de tout ce qui put un peu lui paraître
venir se ran­ger sur cette ligne du « suc­cès » qui,
pour lui, sur­tout quand il s’agissait de son fils, avait tellement
d’importance. Enfant de Bel­le­ville, il avait gar­dé du peuple
d’adorables côtés. Mais rien n’est peuple, aussi,
comme l’amour des consé­cra­tions admises. Sur­tout quand,
comme chez lui, ce n’est pas l’intelligence qui domine.
(Rela­ti­ve­ment encore moins for­mée que lui — elle a quitté
l’école à douze ans — ma mère,
d’intelligence, en a bien davan­tage.) Et les graves difficultés
maté­rielles par les­quelles il dut pas­ser dans sa jeu­nesse, par
la faute du carac­tère si insou­ciant de son propre père,
à qui je ne suis pas sans res­sem­bler, n’avaient sans doute
qu’accru chez lui, c’est trop natu­rel, un cer­tain fétichisme
des « hon­neurs ». De ne l’avoir point gâté
sous ce rap­port, je ne me le repro­che­rai pas. Tout de même, si
j’avais mieux et plus volon­tai­re­ment tra­vaillé, moins
com­plai­sam­ment, com­ment dire, ména­gé ma veine, moins
sou­vent cher­ché comme un ali­bi dans la demi-passivité
des tra­duc­tions, j’aurais à pré­sent la consolation
d’avoir bien mieux fait sa joie. Et j’ai beau me dire que ce
manque, gen­ti­ment enfan­tin, de dis­cer­ne­ment dans son besoin de me
voir, comme on dit si affreu­se­ment, me mettre en valeur, a forcément
favo­ri­sé mes non­cha­lances en me por­tant à trop
faci­le­ment confondre — orgueil ? com­plai­sance ? je ne saurai
pro­ba­ble­ment jamais — le tam-tam de la foire sur la place et le
suc­cès de bon aloi — oui, j’ai beau me dire, je sais bien
que cela, c’est peut-être une expli­ca­tion, mais, vis-à-vis
de lui, pas une excuse.

Indi­cible
bien­fait de la venue de Gr. Exqui­sé­ment dis­crète et
pré­sente. Sa déli­cate pen­sée de me lais­ser le
jour­nal intime de Dabit dont elle avait à peine commencé
la lec­ture. M’a lon­gue­ment par­lé de sa mère, de la
dif­fi­cul­té de cette vie avec une femme âgée mais
qui, men­ta­le­ment, n’a guère dépas­sé quinze
ans, et encore. Dif­fi­cul­té, ces jours-ci encore accrue, car
cette pauvre Madame Baer­lo­cher mère, tout en étant
vio­lem­ment anti-hit­lé­rienne, n’en souffre pas moins de la
haine que l’on porte ici à tout ce qui est alle­mand. Pénible
situa­tion fausse que ne font qu’aggraver les succès
indis­cu­ta­ble­ment écla­tants d’Hitler en Norvège.

Le
dimanche, Gr., d’habitude ne vient qu’à six heures et
demie, de manière à pou­voir faire aupa­ra­vant une
pro­me­nade avec sa mère. Comme c’est demain dimanche, elle
m’a dit : « Si tu veux, je vien­drai plus tôt. »
« Non », ai-je fait, pen­sant : cette mort de mon père
était trop atten­due pour qu’elle soit un événement
nou­veau, et même, vu son état pen­dant les trois
der­nières semaines, c’est quand même une sorte de
sou­la­ge­ment. Et puis : « Ta mère vit, ai-je ajouté,
c’est d’elle qu’il faut s’occuper. » Sur quoi Gr.: « Ce
n’est pas plus simple. » — Non sans doute. Que ces rapports
entre les géné­ra­tions sont donc chose dif­fi­cile et
dou­lou­reuse. Pour­rait-on l’éviter ? Si nous avions des
enfants, en seraient-ils au même point ? Pro­ba­ble­ment, hélas,
tant il semble que le déve­lop­pe­ment de tout être ne
puisse se faire qu’en oppo­si­tion avec ceux qui l’ont mis au
monde. Oui, cer­taine com­mu­nau­té de lan­gage pour­rait, on aime
du moins à l’imaginer, réduire l’acuité des
trop inévi­tables conflits. Seule­ment, les gens tant soit peu
faits pour rendre pos­sible la nais­sance de cette communauté-là,
par exemple les gens comme nous, géné­ra­le­ment, n’ont
pas d’enfants. Mais là où la dif­fi­cul­té est le
plus insur­mon­table, c’est lorsque les deux générations
ne sont pas, quant à la for­ma­tion de l’esprit, sur le même
plan. Dans le cas du père de Gr., le pro­blème n’était
guère moins inso­luble. Ingé­nieur et excellent
mathé­ma­ti­cien (on lui avait offert une chaire à
Munich), ce n’était guère qu’un spécialiste ;
et spé­cia­li­sa­tion exclu­sive n’est pas for­ma­tion. Gr., au
reste, n’en a pas par­lé aujourd’hui. Elle pensait
seule­ment ou enfin sur­tout à sa mère, en me montrant
les pages admi­rables où Dabit évoque ses parents. « Il
leur est impos­sible, note-t-il, d’être dif­fé­rents, de
me com­prendre, de suivre une autre pen­sée que la leur, en
véri­té il ne leur est pos­sible de suivre aucune
pen­sée. » Ah ! non ce n’est pas plus simple. Mais toutes
ces ques­tions que je me suis posées aujourd’hui à
pro­pos de mon père, et dont il a fal­lu sa mort pour que je me
les pose avec cette cruelle et vaine insis­tance, montrent à
leur tour que ce que, bien à tort (pour les sur­vi­vants), on
appelle la fin n’est pas simple davantage.

Inquiet
au plus haut point pour ma pauvre maman. Avec la len­teur du courrier,
je ne sais même pas si quelqu’un de la famille a pu aller
là-bas. De qui ma mère était-elle assistée ?
Evi­dem­ment, ils connais­saient du monde à Antibes, depuis vingt
ans qu’ils y habitent, et leurs jeunes homo­nymes horticulteurs
vau­dois leur étaient filia­le­ment atta­chés ; mais ce sont
des gens débor­dés de tra­vail, sur­tout en cette saison.
Pauvre, pauvre maman. Après cin­quante-six ans de la vie
com­mune la plus unie, quel déchi­re­ment ! Mal­gré tous les
obs­tacles actuels, j’eusse presque essayé de téléphoner
aux W. Mais aujourd’hui same­di sont-ils chez eux ou dans leur
mai­son de cam­pagne ? Fina­le­ment, je n’ai pas appe­lé. Je ne
puis exac­te­ment rien. Même pos­sible, en quoi un coup de
télé­phone chan­ge­rait-il la situation ?

*
* * *

5
mai

Dimanche
comme un autre.

Cette
mort de mon père, je m’y atten­dais trop pour qu’elle me
soit long­temps nouvelle.

Pour
ma mère, encore une fois, je ne peux rien. Lui ai télégraphié
hier que nous l’attendions bien­tôt. Mais sans doute les visas
deman­de­ront-ils un temps astronomique.

Il
ne me reste rien d’autre à faire qu’à vivre comme
d’habitude. Et certes les grandes tra­gé­dies qui, depuis
quelque six années, déchi­rèrent et déchirent
le monde, Abys­si­nie, Espagne, cette guerre et, dans celle-ci, la
Fin­lande, la Nor­vège, ne nous ont-elles que trop habitués
à vivre comme si.

Seule
ressource.

Même,
je décide de par­tir dans le cou­rant de la semaine pour huit à
dix jours à Ron­co (Pen­te­côte). — Si du moins le danger
de l’intervention ita­lienne ne se pré­cise pas exagérément.

*
* * *

Hier,
ren­dez-vous avec Silone dési­reux de me don­ner son impression
d’un entre­tien qu’il venait d’avoir avec « notre »
pas­teur le bon Gerber.

Mais
nous sommes allés tout d’abord au ver­nis­sage de sa
com­pa­triote, ou plu­tôt de sa payse, Mar­gue­rite Oswald : depuis
long­temps suisse par mariage — un mariage au reste depuis presque
aus­si long­temps dis­sous — cette excel­lente artiste, Margherita
Top­pi de son vrai nom, est comme Silone, ori­gi­naire des montagnes
voi­sines de Rome. Je connais­sais quelques repro­duc­tions de ses
ouvrages, mais n’avais jamais vu qu’un seul ori­gi­nal, il y a
quelques semaines, dans une bou­tique d’objets d’art. Il m’avait
enchan­té. L’ensemble vu hier ne m’a pas moins ravi. Comme
le disait Silone, après toute cette neu­ras­thé­nie de la
pein­ture moderne, qu’on est heu­reux de trou­ver enfin quelqu’un
qui tout bon­ne­ment s’exprime. Nombre de toiles tiennent de la
fresque. Les plus récentes, des natures mortes, semblent les
pre­mières dont on puisse dire qu’elles sont purement
pic­tu­rales, j’entends où le sujet, voire la com­po­si­tion ne
comp­tant plus guère, tons et valeurs sont uniquement
déter­mi­nants. Je n’en ai pas moins été surtout
sen­sible aux pay­sages : des fleurs, des murs, avec ces délicieux
petits ânes d’Italie. Pein­ture, qui sans être pour
autant lit­té­raire le moins du monde, évoque un peu la
sim­pli­ci­té d’un Fran­cis James, sans la bondieuserie.

A
pro­pos de Mar­gue­rite Oswald, Silone m’a rap­por­té ce trait de
naïve et tou­chante bon­té. Elle avait lu ses livres,
qu’elle admire, et se trou­vant à Rome, où elle avait
de temps à autre l’occasion de ren­con­trer chez des amis un
haut per­son­nage du régime qui s’intéresse à sa
pein­ture, elle dit à ce hié­rarque, avec toute son
ingé­nui­té de pay­sanne : « Ecoute (car il paraît
qu’elle est tel­le­ment res­tée de son vil­lage qu’en italien
elle ne sait pas dire vous), Silone c’est un homme comme nous,
pour­quoi doit-il vivre en Suisse ? Est-ce que ce n’est pas
par­fai­te­ment stu­pide ? » Sur quoi l’influent personnage,
sup­pu­tant sans doute à part soi le beau suc­cès de
pro­pa­gande que serait le retour au ber­cail de l’exilé, avait
répon­du que, très cer­tai­ne­ment, rien ne s’opposait à
ce que Silone, qu’aucun tri­bu­nal ita­lien n’avait condamné,
et contre qui même les auto­ri­tés natio­nales n’avaient
jamais enga­gé de pour­suites, revînt au pays. Si naïve
qu’elle soit, Mar­gue­rite Oswald n’en hési­ta pas moins à
accor­der tout de go entière créance à ces
expli­ca­tions d’un opti­misme trop caté­go­rique pour ne pas
paraître exces­sif. Ce que voyant, le digni­taire en ques­tion lui
pro­mit de deman­der la confir­ma­tion de son dire à qui l’on
devine. Et le len­de­main, il la lui don­nait en effet : Silone pouvait
ren­trer en Ita­lie, sans aucune condi­tion. De retour en Suisse,
l’excellente femme n’eut, comme on pense, rien de plus pressé
que de com­mu­ni­quer la bonne nou­velle à l’auteur de
Fon­ta­ma­ra. Elle était si heu­reuse. Navré pour elle,
Silone eut toutes les peines du monde à lui faire entendre que
ses livres ne sont pas comme les tableaux qu’elle peint. Rentrer
sans condi­tion, c’était en accep­ter de trop claires. Cette
grande enfant s’imaginait qu’un écri­vain comme Silone
n’avait, mon Dieu, qu’à conti­nuer de décrire leurs
pay­sans, et à ne plus par­ler de poli­tique. « Je ne sais
pas, conclut Silone si elle a tout à fait com­pris. Mais ce que
je sais, c’est qu’elle fut pro­fon­dé­ment et si gentiment
désolée. »

Avons
éga­le­ment par­lé des très rares per­sonnes que
nous invi­te­rons de notre côté, pour l’éventuelle
ren­contre avec Ger­ber et Ragaz. Silone nomme, entre autres, un
cer­tain, disons Acker­mann (car à quoi bon le nom­mer ici par
son vrai nom?) à qui ses sym­pa­thies pour les Russes ont fait
perdre sa place de pro­fes­seur à X. Sym­pa­thies bien étonnantes,
m’a confié Gr., qui l’a connu il y a quelque dix ans à
Ber­lin, à l’école Karl-Marx, où il se montrait
plein de réserves pour le régime soviétique.
Aujourd’hui, le dan­ger serait plu­tôt qu’il penchât
vers le sta­li­nisme, encore qu’il ait cette chance de salut d’être,
parait-il, tolstoïen.

A
pro­pos du per­son­nage, ce que m’a racon­té Silone mérite,
spé­cia­le­ment dans sa seconde par­tie, d’être noté,
moins pour le dépri­mant comique de la chose qu’en rai­son de
la lumière quelle ne laisse pas de jeter sur l’invraisemblable
mic­mac céré­bral qui tient lieu de pen­sée à
tant d’intellectuels, spé­cia­le­ment en pays ger­ma­niques [[Le mic­mac se révèle à fond si l’on ajoute que, comme je ne l’ai appris bien plus tard, long­temps après la guerre, de tol­stoïens rus­so­philes, ces gens, par la suite, étaient deve­nus fort indul­gents pour cer­tains aspects du nazisme. Qu’on en juge. Mme A., pen­dant l’occupation alle­mande de la Pologne, ne trou­vait pas, m’a‑t-on rap­por­té, au-des­sous de son tol­stoïsme, de ne point tarir d’éloges sur le füh­rer, tel­le­ment atten­tif au bien de ses offi­ciers. Et elle en savait quelque chose, puisqu’un parent à elle, offi­cier dans la Wehr­macht ne jouis­sait pas seule­ment en Pologne occu­pée, d’une confor­table mai­son, mais de tout ce qu’elle conte­nait, y com­pris la vais­selle d’argent. « Mais, deman­da l’un des amis devant qui elle énon­çait ces phrases insanes, et le pro­prié­taire polo­nais de la mai­son et de la vais­selle ? » « Oh ! cela, répli­qua-t-elle fort tol­stoien­ne­ment, nous est par­fai­te­ment égal…»]].

La
pre­mière fois que A. et sa femme ont invi­té Silone,
c’était, me dit celui-ci, pour le prendre comme arbitre dans
une ques­tion qui divi­sait leur ménage. Madame A., en effet,
plus rigou­reu­se­ment tol­stoïenne encore que son mari (Let­tone
elle a les idées entières de l’Est), ne vou­lait pas
don­ner de viande à ses enfants. Silone, qui tout d’abord
avait cru qu’il s’agissait d’une simple ques­tion d’hygiène,
se mor­dit bien­tôt les pouces d’être venu, car, il s’en
ren­dait fina­le­ment compte, c’étaient les Prin­cipes avec un
grand P qui se trou­vaient mis en cause : « Tu ne tue­ras point ».
J’ignore com­ment ce pauvre Silone s’en sor­tit. Mais — et voici
l’autrement effa­rante seconde par­tie du récit — il n’a
pu évi­ter de heur­ter l’insupportable couple dans une
cir­cons­tance bien plus embar­ras­sante et déli­cate. Cer­tain soir
que les A. étaient ensemble avec Silone et Sere­na, sa
com­pagne, ils insis­tèrent pour finir la soi­rée dans
l’un des cafés de la Bahn­hof­strasse, « Le Passage »
où leur joie était d’aller écou­ter l’orchestre
hon­grois diri­gé pas une vir­tuose de sep­tième ordre dont
le nom m’avait tou­jours paru à lui seul tout un programme :
Git­zi Roï­ko. Hélas, je la connais, puisqu’il nous est
arri­vé, à Gr. et moi, de dîner entre deux leçons
dans l’établissement, où il ne nous fut pas toujours
épar­gné de subir, avant d’avoir pu prendre les
fruits, les pre­mières mesures de tel ou tel mor­ceau de
bra­voure. Mal­heu­reux Silone et mal­heu­reuse Sere­na traînés
dans ce café à des fins uni­que­ment mélomanes.
Mais le comble de l’horreur, c’est que cette mélo­ma­nie des
A. avait un rap­port on ne peut plus pré­cis, et sur lequel ils
ne man­quèrent pas de s’étendre, avec leur vie la plus
intime. Bien que l’un et l’autre malades du cœur, ces gens font
au moins un enfant par an. Je dis bien au moins, car il leur est
arri­vé d’avoir des jumeaux. Il leur est arri­vé aussi
de mettre au monde un gosse qui a un bec de lièvre. Il paraît
que les prin­cipes, les fameux, inter­disent à Mme A., sinon la
conti­nence, du moins les pré­cau­tions. Or, cer­tain soir qu’ils
s’étaient dis­pu­tés — chose rare paraît-il —
le hasard vou­lut qu’ils entrassent au « Pas­sage », où
ils eurent la révé­la­tion de Git­zi Roï­ko et de son
orchestre. Et cette musique, ah ! le grand art!! leur fit un tel effet
qu’oublieux de leur que­relle, ils ren­trèrent dare-dare
fabri­quer… leur bec de lièvre. Il s’en faut de peu que la
plume, ici, ne me tombe des doigts. Et cepen­dant, com­ment ne pas
ajou­ter la suite ? Nos deux mélo­manes de choc ne trouvèrent
rien de mieux que d’écrire, en guise d’action de grâces,
à l’ « artiste » le résul­tat de sa
vir­tuo­si­té. (Le bec de lièvre n’était alors
qu’en train.) Là-des­sus, Git­zi Roï­ko vint les voir et,
de fil en aiguille ou, si l’on pré­fère, d’archet en
cor­don ombi­li­cal, accep­ta d’être la mar­raine de la
mal­heu­reuse vic­time de l’art et des prin­cipes. Et tou­jours en
accom­pa­gne­ment de cette his­toire sinis­tre­ment édi­fiante, la
non moins sinistre sot­tise de la musique de l’orchestre. Or, cela
mena­çait d’être long, car les A. n’avaient qu’une
idée en tête : atteindre la fin du concert pour qu’il
leur fût pos­sible de pré­sen­ter leur sonore idole et
démiurge. Sere­na pen­sait deve­nir folle. Quant à Silone,
vers les dix heures, pre­nant son cou­rage à deux mains, il se
leva, en expli­quant qu’il était vrai­ment trop fatigué.
 — Sans doute les A. se sont-ils sen­tis per­son­nel­le­ment offensés
de ce qui dut leur paraître un manque scan­da­leux de
com­pré­hen­sion, de sym­pa­thie et sur­tout du mini­mum de respect
dû aux prin­cipes et à l’art. Le fait est que, depuis,
Silone, ne les a jamais revus.

6
mai

J’écris
sur un banc de ce « Kap­pe­le­rhof » dont j’ai déjà
par­lé. Les trois lions — en réa­li­té, ils sont
quatre, mais on n’en voit jamais que trois à la fois —
crachent cha­cun leur jet d’eau. Cette fois-ci, aucun mystère
si je suis venu m’asseoir en cet endroit. Sim­ple­ment, j’attends
l’ouverture des gui­chets du voi­sin Hôtel-de-Ville, car, en
pas­sant devant l’édifice, je viens, son­geant aus­si à
mon pos­sible séjour au Tes­sin, de m’aviser qu’il serait
peut-être oppor­tun de faire enfin col­ler et tam­pon­ner ma
pho­to­gra­phie sur la carte d’identité que l’administration
a récem­ment dis­tri­buée à tout le monde, en vue
d’une éva­cua­tion éven­tuelle (carte d’identité
bien aimable pour nous autres sans papiers : nous y sommes rondement
qua­li­fiés d’apatrides (hei­mat­los); quand on sait que l’un
des prin­cipes des Alle­mands est de liqui­der les apa­trides, on se dit
qu’il n’était pas pos­sible de mieux nous dési­gner à
leurs foudres, ain­si pru­dem­ment détour­nées des « gens
bien »). — Sur le bruit régu­lier, mécanique
presque, des jets d’eau léo­nins se super­pose celui, tout
ensemble mou et sac­ca­dé, du trop-plein retom­bant des deux
vasques. Dans les arbres, les moi­neaux font un concert, plus fort que
tout le reste, de leurs petits cris en coups de lime. Bruit aus­si des
pas des gens qui se rendent au tra­vail. Par inter­valle, le soleil,
per­çant d’entre les nuages, illu­mine ce papier, qui alors
m’éblouit. Qui­conque lirait ces lignes n’aurait pas la
moindre peine à se rendre compte que tout ceci est écrit
pour écrire ou plus exac­te­ment encore pour tuer le temps. Deux
pigeons viennent de pas­ser « à pied » sur le bitume,
se sui­vant. Rite amou­reux, de toute évi­dence. — Décidément,
aucun inté­rêt dans ce que je note. D’abord, j’ai une
narine bou­chée. Rhume ? Peut-être — mais en général,
grande, à peine sup­por­table atonie.

Est-ce
aujourd’hui qu’on enterre mon père ? De France, personne
n’a eu jusqu’à pré­sent l’idée de nous
télé­gra­phier si quelqu’un, et qui, a pu faire le
voyage d’Antibes. — A la dif­fé­rence du bon sens dont
par­lait l’autre, l’imagination ne semble assu­ré­ment pas la
chose du monde la mieux partagée.

7
mai

Deux
lettres de ma mère, toutes deux d’avant. Dans la seconde :
« Ce matin…, il m’a pris la main, l’a embras­sée et
a entou­ré mon cou de son bras, il me regar­dait avec ses bons
yeux qui se sont emplis de larmes. » Ces mots si simples ont
dénoué l’affreuse ten­sion où j’étais
depuis hier. J’ai pu enfin lon­gue­ment pleu­rer. De la perdre oui —
mais davan­tage encore, sur le moment, de la tris­tesse poi­gnante de ce
tendre adieu, de son déchi­re­ment de s’en aller et surtout,
ah oui sur­tout, de lais­ser seule la com­pagne de toute sa vie.

Le
Maguet m’a écrit : « Tu dois te dire qu’il a fait son
temps, comme on dit, et qu’il l’a fait mer­veilleu­se­ment… Nous
sommes contents de l’avoir connu ; nous en gar­dons une très
plai­sante image — un exem­plaire très réus­si, et
d’espèce choi­sie, de la faune labo­rieuse de Paris… Un
brave bon­homme, il m’a sem­blé tout franc, langue bien pendue
et très débrouillard. » Si Cl., assurément
recom­pose un peu son sou­ve­nir, au fond c’est quand même
extrê­me­ment cela. Mal­gré le long désir qui
l’avait tenu de mon­ter de rang, mal­gré les affaires — où
ce débrouillard dans la vie immé­diate et quotidienne
ces­sait presque à chaque coup de l’être — mon père
était res­té exqui­sé­ment fidèle à
sa nature d’enfant de Bel­le­ville. Tout franc, en effet. Mais un
trait doit être mis au-des­sus de tous les autres, parce que
sans conteste pos­sible, il les domi­nait au point qu’on avait honte
de per­ce­voir cer­tains de ses manques, dont il m’est cependant
arri­vé de souf­frir — et ce trait-là c’est sa bonté.
Je dirai mieux encore : sa ten­dresse, pas seule­ment pour moi, à
qui il en vouait tant, pas seule­ment pour ma mère, mais
vrai­ment pour la plu­part des êtres qu’il appro­chait. Je puis
l’écrire sans for­cer le ton, sans céder au vain
besoin de tra­cer son éloge : il avait à un rare degré
le génie du cœur.

Presque
sacri­lège à dire : je suis quand même étonné
d’être triste à ce point. Certes, il y a le sentiment
des vingt-trois ans d’absence de son fils unique, que je lui ai
impo­sés. (Mais il me voyait presque chaque année et,
tout de même, je n’étais pas avare de mes lettres.
Encore que la guerre actuelle ait dû lui por­ter un bien
ter­rible coup, par ce qu’elle confé­rait pour lui, vu son
âge, de défi­ni­tif à mon éloignement.)
Mal­gré tout, ce n’est pas ce sen­ti­ment qui domine. Tout en
lui gar­dant beau­coup, beau­coup d’affection, je me croyais plus
déta­ché ! Qu’il n’en soit rien, voi­là bien ce
qui m’étonne. Je m’aperçois — et je dirai que je
suis heu­reux de m’en aper­ce­voir — de tout ce que je perds : cette
fidé­li­té à toute épreuve, on peut le dire
 — et aus­si toute cette par­tie de moi qui en lui avait son passé,
même au-delà de moi-même (de mon propre souvenir).

En
véri­té, bien­fait de cette tris­tesse. Une espèce
de sagesse — qui n’est pas la rési­gna­tion — s’en
dégage. A sept heures, j’avais recon­duit Gr. à la
gare. Nous étions en avance. J’étais monté
dans son wagon, m’étais assis à côté
d’elle. Par la por­tière, on voyait les mar­ron­niers en fleurs
des quais de la Sihl et les si beaux arbres du jar­din de Plattspitz.
Nous nous tai­sions. Et en même temps, je savais que ma
tris­tesse me « nour­ris­sait » — je com­pre­nais qu’un
sou­ve­nir cela peut vivre. Après le départ du
train, je suis allé dans le jar­din de Platts­pitz et, sans
prendre garde comme à l’ordinaire à la fraîcheur
du soir me suis assis sur un banc. J’ai lu, l’esprit comme lavé
(mais non dis­trait de la pen­sée du deuil), quelques pages de
cet admi­rable jour­nal de Dabit, dont le ton rend si bien la même
essence pari­sienne qui habi­tait mon père. Et c’est en toute
sin­cé­ri­té d’âme que j’ai sou­ri à de
très jeunes gens, un agréable couple, qui s’amusaient
à faire s’envoler deux canards au-des­sus des bassins
avoi­si­nant le Musée national.

8
mai

Ren­con­tré
un peu avant midi ma voi­sine roman­cière et pro­fes­seur de
lettres, qui me dit qu’elle était jus­te­ment sur le point de
m’écrire, à cause de mon père. L’excellente
per­sonne. Mais j’ai dû lui paraître bien sec. Ce que je
pou­vais si bien avec sa vieille maman toute naïve, spontanée
et inno­cem­ment catho­lique : m’en remettre uni­que­ment aux mouvements
du cœur m’est avec la fille, dont le catho­li­cisme, au reste du
meilleur aloi, se trans­pose quand même en prin­cipes, infiniment
plus dif­fi­cile. Sur­tout, j’ai dû plus que l’étonner,
la heur­ter presque en pro­tes­tant contre la forme qu’elle don­nait à
sa condam­na­tion de ce fou de Knut Ham­sun saluant bruyamment
l’invasion de son pays, la Nor­vège, par l’armée
alle­mande. « 
Er hat sei­nen Namen auf
ewig rui­niert » [[Il a irré­vo­ca­ble­ment détruit sa renom­mée.]], dit la bonne demoi­selle.
Moi,
quand j’entends une phrase de ce genre, c’est plus fort que moi,
je rue dans les bran­cards. Peut-être, d’abord, comprends-je
trop bien qu’on ne s’identifie pas avec son pays ; mais surtout,
quelque insen­sé et scan­da­leux que me paraisse, évidemment,
l’enthousiasme de Ham­sun pour l’ignoble Hit­ler, je n’en refuse
pas moins abso­lu­ment de mar­cher dans le tota­li­ta­risme des
anti­to­ta­li­taires. L’attitude — insane — de Ham­sun actuellement,
ne change pas un iota à la valeur de son œuvre. En l’espèce,
peut-être m’est-il d’autant plus facile de réagir
comme je fais que la valeur de cette œuvre ne m’a jamais beaucoup
pré­oc­cu­pé. Mais non, de toute façon, refus total
de tota­li­tai­re­ment abais­ser une œuvre lit­té­raire (ou
artis­tique, ou scien­ti­fique) sous pré­texte d’événements.

10
mai

Gr.
étant res­tée hier soir, c’est vers les dix heures que
nous des­cen­dîmes prendre, tel­le­ment il fai­sait beau, notre
petit déjeu­ner au jar­din du café de la Ter­rasse. L’air
était d’une pure­té indi­cible. Sur l’Uetliberg —
la petite mon­tagne muni­ci­pale, si l’on peut dire — le jeune
feuillage des forêts sem­blait, à dis­tance, une mousse de
lumière. Le gar­çon qui nous ser­vait, lui aus­si, se
féli­ci­tait de la belle jour­née. Un de ces instants
comme un hamac d’éternité pro­vi­soire. Vers la fin du
petit déjeu­ner, nous fûmes dérangés
seule­ment par la conver­sa­tion, un peu longue bien sûr, d’un
brave petit juif russe de notre connais­sance, assez vaseux mais bien
pitoyable — il y a toutes les pro­ba­bi­li­tés qu’il soit
atteint d’un can­cer. Après quoi, tou­jours dans la lumière
en fête, nous avons lon­gé les quais jusqu’à la
biblio­thèque du Musée, où j’avais uni­que­ment à
don­ner un coup de télé­phone et où je lais­sai Gr.
dési­reuse de s’accorder une séance de lecture.
Ren­trant chez moi où m’attendaient des tra­duc­tions urgentes
à relire, je pas­sai devant la Librai­rie fran­çaise et ne
vou­lus pas man­quer de remer­cier les deux jeunes sœurs libraires du
mot si humai­ne­ment com­pré­hen­sif qu’elles m’avaient fait
por­ter hier matin dès neuf heures, aus­si­tôt après
avoir appris mon deuil. Je tenais spé­cia­le­ment à dire à
l’aînée à quel point ses lignes à elle
m’avaient tou­ché, et com­bien en effet j’avais trouvé
plus que sim­ple­ment gen­til qu’elle eût pen­sé à
vou­loir me ras­su­rer sur maman, à me dire que des amis seraient
cer­tai­ne­ment auprès d’elle. Tout en lui par­lant en ce sens,
j’en vins à lui dire éga­le­ment qu’il me paraissait
néces­saire de faire venir ma mère ici, au moins pour
quelque temps. « Ce n’est peut-être pas tout à
fait indi­qué, me répon­dit-elle. Ils ont bom­bar­dé
Anvers, Bruxelles, Lou­vain, Nan­cy. » Je dus la regar­der d’un
air stu­pide, tout encore imbi­bé que j’étais de la
mati­née enso­leillée, de la beau­té des choses et
du calme tant du gar­çon guille­ret que du petit juif bavard, au
point que j’aurais juré qu’elle me sor­tait une
réca­pi­tu­la­tion de l’autre guerre. « Oh ! fis-je,
on n’est pas encore obli­gé de pré­voir le pire pour
tout de suite. » Et à part moi, je me deman­dai pourquoi,
si contrai­re­ment à son genre elle était d’un tel
pes­si­misme ce matin. « Com­ment, vous ne savez pas ? »
s’écria-t-elle, et elle me ten­dit le journal.

Evi­dem­ment,
je me pré­ci­pi­tai au pas de course jusqu’au Musée pour
y rejoindre Gr. Mais non moins évi­dem­ment, elle-même n’y
avait pas fait long feu : un coup d’œil sur la presse, et elle
était accou­rue chez moi où je la retrou­vais enfin
quelques ins­tants plus tard.

Alors,
ça y est : Hol­lande, Bel­gique et Luxem­bourg sont dans le bain ;
bom­bar­de­ment de villes fran­çaises ; bom­bar­de­ments en
Angle­terre. La guerre, l’horrible guerre totale a commencé.

Chez
moi, moments d’indignation tout d’abord ; réflexe de fureur
incon­tes­ta­ble­ment guer­rière, sou­hait frénétique
de bon­dir au secours des vic­times de l’ « agression ».

C’est
stupide.

Il
ne faut ni s’étonner ni s’indigner.

Est-ce
qu’on s’indigne d’un cancer ?

La
seule condam­na­tion — mais alors elle est radi­cale — que l’on
soit en droit de por­ter doit uni­que­ment viser l’iniquité des
rap­ports humains actuels, dont les régimes totalitaires,
sta­li­nisme y com­pris, ne sont que la consé­quence la plus
odieuse.

Reste
le choc. Hor­reur du fléau lâché sur le monde.
Comme en 14, beau temps impi­toyable. Et toutes les souffrances
indi­vi­duelles, toutes les des­truc­tions… Vani­té, insuffisance
des mots. L’abomination de ce que l’on devine. Puisque aussi
bien, ici, nous n’en sommes encore qu’à devi­ner. Pour
com­bien de temps ? Pour le moment, cela, en majeure par­tie, dépend
du sphynx italien.


*
* * *

Gr.,
qui devait res­ter ce soir pour la confé­rence de Rich­ter, à
laquelle nous avons natu­rel­le­ment déci­dé de ne pas
aller, est, dès le début de l’après-midi,
ren­trée à Baden pour y tenir com­pa­gnie à sa
mère, qui elle aus­si doit être aux cent coups. Nous
avions d’abord pen­sé que j’irais dor­mir à Baden.
Mais, la mère de Gr. ne me connais­sant point, il m’eût
fal­lu des­cendre à l’hôtel. Or, ce n’est peut-être
pas le jour : avec mon papier de « tolé­rance », je
pas­se­rais vite pour un sus­pect. Vers les sept heures, après
avoir dû attendre un temps infi­ni, car tout le monde demandait
des com­mu­ni­ca­tions, Gr. a pu me télé­pho­ner. J’avais
pro­po­sé de venir entre deux trains pour que nous fus­sions un
peu ensemble mal­gré tout, pen­dant ces heures bouleversantes.
Mais elle pou­vait reve­nir à Zurich pour envi­ron deux heures.
Grande joie. Nous nous sommes retrou­vés à la gare.
Heu­reux, en un sens d’assister cette fois à la mobilisation,
non à Ron­co comme en sep­tembre, mais dans une ville. C’est
vrai­ment une expé­rience. Den­si­té, si peu suisse, de la
foule. On ne se serait plus cru à Zurich : un grouille­ment de
capi­tale, et aus­si les gens qui vous adres­saient la parole. La
froi­deur, l’extrême et presque mor­bide rete­nue de ce peuple
fai­sait place à quelque chose de vivant. Oui, il faut oser le
dire comme cela est, même si le pour­quoi de ce vivant est la
mort déchaî­née sur l’Europe. Mais qu’on ne
s’imagine pas le débraillé gueu­lard que de tels
ins­tants n’auraient que trop faci­le­ment pro­vo­qué ailleurs.
Non — dans tout ce branle-bas, un grand calme, très digne.
Bras-des­sus, bras-des­sous, sans presque par­ler, nous avons marché
dans la foule. Je ne peux pas ne pas avouer que je sen­tais une sorte
de bon­heur à éprou­ver en moi quelque peu la présence
de l’âme col­lec­tive. Et l’innocence, la gentillesse
enfan­tine de la plu­part de ces sol­dats, eussent-ils les che­veux gris.
Que l’être humain, au fond, est livré. C’est
bien pour­quoi les Grands Citoyens, comme les appelle Bernanos,
abusent si faci­le­ment, si cri­mi­nel­le­ment de lui. J’ai, infiniment,
pitié de l’homme.

Le
train qui rame­nait Gr. à Baden est par­ti avec presque une
heure de retard. On a beau savoir que chaque minute, en ce moment,
n’est, pour tant de mal­heu­reux, qu’un fais­ceau de drames et de
dou­leurs, c’est tout de même pour nous si peu directement
mena­cés, chaque fois que nous nous quit­tons, un sen­ti­ment bien
étrange que de nous deman­der, en sour­dine — oh ! sans en
par­ler — si nous pour­rons nous revoir.

12
mai,

dimanche
de Pentecôte

Tout,
jour­naux, radio, le crie : la bataille fait rage. Com­ment pen­ser à
autre chose ?

Par-des­sus
le mar­ché, vifs inci­dents anti­bri­tan­niques à Rome. On
vou­drait pou­voir se dire que c’est du bluff, que les Ita­liens ne
cherchent qu’à faire payer un plus haut prix leur
neu­tra­li­té. Mais…

Les
heures traînent.

Télé­pho­né
chez Brup [[Fritz Brup­ba­cher.]]. Per­sonne. — Vague­ment pen­sé à monter
chez les R. Puis y ai renon­cé. Essayé de voir L.
Per­sonne. Télé­pho­né à N. Elle me répond
qu’elle est au lit. Non point malade mais fatiguée.
Evi­dem­ment, je fais celui qui com­prend, mais tout de même…

Et
Gr. qui ne sera à Zurich qu’après sept heures et
demie. Au bar du Stor­chen, « conver­sa­tion », si l’on peut
dire, avec Oreste le bar­man et un consom­ma­teur, comme lui, tessinois.
Pas ras­su­rant ce que ce der­nier raconte. Il a vécu en Italie
et y a récem­ment fait un séjour. Là-bas, tous
les gens qu’il connaît lui ont dit que s’ils font jamais la
guerre, ce ne sera pas pour aider les Alle­mands, oh ! non. « Ils
ne sont même pas ger­ma­no­philes, mais ce sera dans le but
d’obtenir quelque chose pour eux. » Et je sens très
bien que ce Tes­si­nois, un homme cer­tai­ne­ment réfléchi,
trouve cela tout natu­rel. Ce vieux réa­lisme ita­lien, si
dif­fé­rent de la « Real­po­li­tik » à l’allemande
tou­jours pré­oc­cu­pée de se pro­cla­mer. Pour eux,
com­bi­nai­son d’intérêt va sans dire. Seule­ment, moi, je
me dis qu’avec cet argu­ment-là, le régime aura partie
gagnée, le jour, si pro­chain peut-être, où il
jet­te­ra ce mal­heu­reux beau pays dans la catastrophe.


*
* * *

Sor­ti
du bar, dont la porte s’ouvre tout près du quai de la
Lim­mat, machi­na­le­ment, je regarde un brave bon­homme don­ner à
man­ger aux cygnes. Quelques-uns sont encore jeunes, et la chasse aux
croû­tons devient entre eux une sorte de jeu, bru­tal et gracieux
tout ensemble, qui fait se tendre leur cou drô­le­ment, avec une
gau­che­rie d’enfants robustes. En moins de temps qu’il n’en faut
pour l’écrire, je décide de mon­ter au Zoo. Cela me
conso­le­ra des hommes.

C’est
donc au Zoo que j’écris ces lignes. Y suis depuis plus de
trois heures. Mal­gré l’aigre fraî­cheur de l’air, si
éton­nante pour la Pen­te­côte — puisque Pentecôte
il y a — et la fatigue éprou­vante résul­tant d’une
assez sen­sible dou­leur dans la région de la ves­sie, jamais je
ne me serais las­sé de regar­der nos frères qu’il y
aurait aujourd’hui plus que jamais scan­dale à s’arroger la
pré­ten­tion de dire infé­rieurs. Certes, il y a les
fauves, mais ils sont fauves sans morale, eux. Que la cochon­ne­rie de
la guerre puisse inci­ter les cœurs sen­sibles à exi­ger des
bêtes qu’elles soient inof­fen­sives, ce serait le comble ! Il
n’est pas jusqu’à leur cruau­té qui ne soit pure,
qui ne fasse bon ménage aus­si, avec la gen­tillesse la plus
inat­ten­due. Cette char­mante ten­dresse, entre eux, des grands tigres
sibé­riens. La plus féroce des bêtes de proie
demeure inno­cente. — Mais que cette inno­cence, bien au contraire de
la concep­tion qui a dic­té la Genèse, est donc loin
d’exclure le mal­heur. Chaque fois que l’on sur­prend le regard de
l’animal, fût-il jaguar ou tigre, le plus san­gui­naire, ou de
l’un de leurs frères atten­dris­sants et désarmés,
petits ânes de Sar­daigne, anti­lope des Indes, tenant à
la fois de la biche et de la chèvre, singes fri­leux, ou ces
éton­nants dieux négroïdes aux yeux tout blancs
dans leur pelage noir, et qui s’appellent, je crois, mangabés,
oui, chaque fois, la même tris­tesse est présente,
la même inter­ro­ga­tion sans réponse. Comme dit si souvent
Grit­ta devant la vie : pour­quoi tout cela ? Cette sur­prise douloureuse
à devoir consta­ter par­tout l’aveugle, persévérante,
absurde vita­li­té de la créa­ture. Oui, sans doute, c’est
parce que j’ai de l’homme, en ces jours, une pitié
infi­nie, que je glisse à cette com­pas­sion non moins illimitée
devant l’aventure dérou­tante de tant de « consciences
mal­heu­reuses », comme eût dit Hegel, de tant de
souf­frances éga­rées dans le monde. Car un être
vivant est-il autre chose ? Sen­ti­ment tout brah­ma­nique ou
scho­pen­haue­rien, si l’on veut. Qu’importent les étiquettes !
Je ne peux faire que je ne l’éprouve point. Et d’ailleurs
je ne tiens pas du tout à ne le point éprou­ver. Cette
conscience de la Sinn­lo­sig­keit, du manque abso­lu de sens de
tout ce qui est, est bien aujourd’hui le seul sens qui se puisse
encore attri­buer aux choses. Ce n’est, pro­ba­ble­ment, même pas
vrai. Mais l’âme se repaît de ce déses­poir et,
sinon logi­que­ment du moins sen­ti­men­ta­le­ment, trouve comme un sens
dans l’affirmation de l’insensé. J’avoue humblement
qu’aujourd’hui je ne me sens pas la force de lui ôter cette
ultime et funèbre nourriture.

Jean
Paul Samson

La Presse Anarchiste