« Et
certains passent ainsi, sans transition, des discours sur les
principes d’honneur ou de fraternité à l’adoration
du fait accompli ou du parti le plus cruel. Je continue cependant de
croire, à propos de l’Algérie comme du reste, que de
pareils égarements, à droite comme à gauche,
définissent seulement le nihilisme de notre époque.
S’il est vrai qu’en histoire, du moins, les valeurs, qu’elles
soient celles de la nation ou de l’humanité, ne survivent
pas sans qu’on ait combattu pour elles, le combat (ni la force) ne
suffit pas à les justifier. Il faut encore que lui-même
soit justifié, et éclairé, par ces valeurs. Se
battre pour sa vérité et veiller à ne pas la
tuer des armes mêmes dont on la défend, à ce
double prix les mots reprennent leur sens vivant. Sachant cela, le
rôle de l’intellectuel est de discerner, selon ses moyens,
dans chaque camp, les limites respectives de la force et de la
justice. »
(Actuelles
III, p. 24)
Le
renoncement à la beauté et au bonheur sensuel qui lui
est attaché, le service exclusif du malheur, demande une
grandeur qui me manque. Mais, après tout, rien n’est vrai
qui force à exclure. La beauté isolée finit par
grimacer, la justice solitaire finit par opprimer. Qui veut servir
l’une à l’exclusion de l’autre ne sert personne, ni
lui-même, et, finalement, sert deux fois l’injustice. »
(L’Été,
pp. 149 – 50)
« Aux
temps naïfs où le tyran rasait des villes pour sa plus
grande gloire, où l’esclave enchaîné au char du
vainqueur défilait dans les villes en fête, où
l’ennemi était jeté aux bêtes devant le peuple
assemblé, devant des crimes si candides, la conscience pouvait
être ferme, et le jugement clair. Mais les camps d’esclaves
sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés
par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité,
désemparent, en un sens, le jugement. Le jour où le
crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux
renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence
qui est sommée de fournir ses justifications. »
(L’Homme
révolté, p. 14)
« Aussitôt
que la révolte, oublieuse de ses généreuses
origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie,
court à la destruction et fait lever la cohorte ricanante de
ces petits rebelles, graine d’esclaves, qui finissent par
s’offrir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à
n’importe quelle servitude. Elle n’est plus révolte ni
révolution, mais rancune et tyrannie. Alors, quand la
révolution, au nom de la puissance et de l’histoire, devient
cette mécanique meurtrière et démesurée,
une nouvelle révolte devient sacrée, au nom de la
mesure et de la vie. »
(L’Homme
révolté, p. 376)
« S’il
y avait quelque chose à conserver dans notre société,
je ne verrais aucun déshonneur à être
conservateur. Il n’en est malheureusement rien. Nos credos
politiques et philosophiques nous ont menés dans une impasse
où tout doit être remis en question, depuis la forme de
la propriété jusqu’aux orthodoxies révolutionnaires.
Comment soustrairions-nous à cette volonté de réflexion
et de réforme un certain conformisme révolté
aussi contraire à la vraie révolte que la nuit l’est
au jour ? »
(Actuelles
II, p. 41)
« Il
est vrai que nous ne referons pas les hommes. Mais nous ne les
abaisserons pas. Au contraire, nous les relèverons un peu, à
force d’obstination, de lutte contre l’injustice, en nous-mêmes
et dans les autres. L’aube de la vérité ne nous a pas
été promise, il n’y a pas de contrat, comme dit Louis
Guilloux. Mais la vérité est à construire, comme
l’amour, comme l’intelligence. Rien n’est donné ni
promis en effet, mais tout est possible à qui accepte
d’entreprendre et de risquer. C’est ce pari qu’il faut tenir à
l’heure où nous étouffons sous le mensonge, où
nous sommes acculés contre le mur. Il faut le tenir avec
tranquillité, mais irréductiblement, et les portes
s’ouvriront. »
(Actuelles
II, pp. 35 – 36)
(Citations
recueillies pour nous par l’amie hongroise, Eva Barna-Pauli, qui a
dit ici même comment elle découvrit l’œuvre
libératrice de Camus dans l’étouffement de Budapest
stalinisé.)