La Presse Anarchiste

Autocritique

 

Lorsque,
au début d’avril, pour arri­ver en Grèce — oui, ce
voyage de Grèce : plus qu’un beau rêve une obsession,
et je sais bien pour­quoi — je me trou­vai devoir tra­ver­ser la
You­go­sla­vie, non par les régions, tou­ris­ti­que­ment plus
sédui­santes j’imagine, de la côte, mais par celles,
sans doute autre­ment révé­la­trices, de l’intérieur :
Lou­blia­na, Zagreb, Bel­grade, j’eus, en même temps que la
bonne sur­prise de consta­ter à peu près par­tout un
rythme de vie en somme nor­mal et assez libre, la joie de pou­voir me
dire presque constam­ment : que ces gens sont donc humains, chaleureux.
(En com­pa­rai­son, l’extrême, la déli­cieuse gentillesse
grecque allait, que les dieux de l’Olympe me par­donnent, me faire
un peu l’effet d’être un brin cal­cu­lée, quand elle
ne frise pas la galéjade…)

Donc,
cette vie you­go­slave m’a paru, j’y insiste, d’abord parce que
comme je l’ai dit c’est une bonne sur­prise, et aus­si pour une
autre rai­son que l’on va voir, assez libre. Quel que fût en
effet mon inter­lo­cu­teur du moment (je ne parle pas la langue du pays,
mais tant de gens là-bas savent l’allemand ou le français,
sur­tout l’allemand), aucun d’entre eux, aus­si bien le plus humble
que ceux qui, visi­ble­ment, appar­te­naient à la « nouvelle
classe », ne se crut obli­gé de me tenir des propos
ortho­doxes. (Evi­dem­ment, pour ma part, je m’abstins de pro­non­cer le
nom de Djillas…) Mais cette rela­tive liber­té, et c’est ici
la seconde rai­son pour laquelle il me paraît utile de la
sou­li­gner, tout exis­tante qu’elle semble bien s’affirmer en fait,
n’en est que plus visi­ble­ment limi­tée, de l’intérieur,
dirai-je, car c’est une limite « sin­cère », un
effet deve­nu incons­cient de la pro­pa­gande, sur au moins deux points :
le pré­ju­gé anti­al­le­mand (le You­go­slave moyen parle à
peu près de l’Allemagne comme les hit­lé­riens le
fai­saient des juifs) et l’idée que la presse des pays
bour­geois ne publie que ce que veut bien le gouvernement.

J’entends
encore, entre autres, cet élé­gant « journaliste
com­mer­cial », comme il se défi­nit lui-même — ah !
qu’il était bien habillé, beau­coup plus chic en
véri­té que le plus relui­sant de « nos »
capi­ta­listes — me dire, dans le train qui nous ame­nait à
Zagreb (lui reve­nait d’une « mis­sion » en Ita­lie): « Notre
presse poli­tique, c’est exact, est stric­te­ment orientée ;
mais la vôtre, c’est la même chose, elle ne peut rien
publier que sur ordre. » Mon jour­na­liste, entièrement
éle­vé en France, par­lait notre langue à
mer­veille ; impos­sible, donc, de lui accor­der la circonstance
atté­nuante d’ignorer le sens exact des mots qu’il
employait. Oh, je sais, comme tout le monde, que dans nos pays la
liber­té de la presse, de la « grande » presse
sur­tout, est chose, pour le dire poli­ment, pro­blé­ma­tique. Mais
quand même, la veille j’avais lu Riva­rol et dans ma
poche, j’avais l’Express. Non que je me vante de l’une
ou de l’autre lec­ture ; seule­ment, comme exemples de presse
aux ordres… Je me per­mis donc de nom­mer les deux canards. Mais, par
sou­ci d’honnêteté, j’ajoutai ceci : « Il y a une
chose que je peux vous accor­der. Actuel­le­ment, l’opinion est, dans
l’ensemble, plus ou moins en som­meil, et il est en outre certain
que ceux des jour­na­listes qui ont le sens le plus vif de leurs
res­pon­sa­bi­li­tés s’imposent à eux-mêmes, mais
bien enten­du sans qu’on le leur impose, une cer­taine réserve
dans ce qu’ils publient. Moi-même, qui ne suis cepen­dant que
bien occa­sion­nel­le­ment publi­ciste, il y a des choses que, pour le
quart d’heure, je me retiens d’écrire, non parce qu’on
m’empêcherait de les impri­mer, mais parce que si l’homme
qui est au pou­voir est sur le point de faire enfin la paix, j’estime
que ce n’est pas le moment de lui mettre des bâtons dans les
roues. »

Pour­quoi
je rap­porte tout cela ?

Parce
que, entre cet entre­tien du début d’avril et le moment où
j’écris, je n’ai eu que trop l’occasion d’y resonger.
Parce que, veux-je dire, dans l’intervalle, il y a eu le der­nier en
date des putschs d’Alger (j’écris inten­tion­nel­le­ment le
der­nier en date, car par mal­heur ce n’est pro­ba­ble­ment pas le
der­nier tout court) et qu’en dépit du mythe de la victoire
rem­por­tée sur les fac­tieux par la nation una­nime, nous avons
pu consta­ter que le géné­ral de Gaulle est (la thèse
de Mau­riac, en somme) le seul obs­tacle réel à
l’instauration du fas­cisme. C’est enten­du, l’immense majorité
du pays, quand le direc­toire d’Alger s’est effon­dré, a dit
ouf. Mais qu’est-ce qu’il a fait, le pays, qu’est-ce qu’il
aurait pu faire ? Aller, comme l’y invi­ta le plai­san­tin que l’on
sait, « à pied ou en voi­ture » au-devant des SS
dégui­sés en paras ? Vous par­lez d’une cam­pagne. Et
bien sûr, il y a eu une heure de grève. Vous par­lez d’un
haut fait. Non, nous étions tous « de cœur » avec
de Gaulle. Mais là s’est arrê­tée notre
« résis­tance ». Et l’Express, qui fait
pour­tant métier de le déni­grer, a publié un
repor­tage de de La Gorce d’où il res­sort avec évidence
que c’est à son calme, à son éner­gie, à
son habi­le­té (sa convic­tion immé­diate qu’il
fal­lait reprendre en main la situa­tion sur le ter­rain, en
Algé­rie même, de là l’envoi d’urgence de Joxe
et du géné­ral Olier en Afrique) que nous devons d’en
avoir, une fois de plus, été quittes pour la peur. [[Je n’oublie pas, ce disant, l’importance de la réac­tion du contin­gent, telle qu’elle res­sort des décla­ra­tions du ministre Buron (lui-même un temps pri­son­nier de la sédi­tion) et d’une ana­lyse sérieuse et docu­men­tée de Jean Daniel. Mais l’habileté de de Gaulle qui sut appa­rem­ment pré­voir ce sur­saut et tabler des­sus, n’en est pas dimi­nuée, bien au contraire.]]

Seule­ment,
cette vic­toire — car Dieu mer­ci c’en est une — classe l’homme,
même elle le sur­classe ; mais vous ne trou­vez pas que la façon
dont elle a eu lieu — déclasse le pays ?

On
a sou­vent, à juste titre je pense, défi­ni l’actuel
déten­teur du pou­voir avant tout comme un soli­taire. Et certes,
la soli­tude — qui peut si vite deve­nir iso­le­ment — est dans sa
nature.

Mais
il serait trop facile de l’en rendre, lui seul, responsable.

Ce
n’est un secret pour per­sonne que ce peuple, le nôtre, qu’il
s’est don­né pour mis­sion de prendre en charge, est, sauf
peut-être aux heures de crise aiguë, pour ain­si dire
absent à lui-même et comme en per­pé­tuel état
de démission.

Com­ment
dès lors, même si sa nature ne l’y incli­nait pas
d’elle-même, l’homme actuel­le­ment au pou­voir ne serait-il
pas seul si, hors de lui, poli­ti­que­ment par­lant, il n’y a personne ?

Car
c’est n’être per­sonne que d’obéir la bouche cousue
ou, au contraire, de voci­fé­rer, comme cer­taine presse, des
cri­tiques aus­si irréelles que celles, par exemple, de M.
Jean-Jacques Ser­van-Schrei­ber. (Quant aux prin­cipes soi-disant
bran­dis par le par­ti de M. Tho­rez, à quoi bon, même,
seule­ment faire men­tion de ces faux bruits : cha­cun, à cet
égard, sait trop bien à quoi s’en tenir.)

Assu­ré­ment,
notre pré­sident géné­ral ou, comme on voudra,
notre géné­ral pré­sident n’encourage pas le
dia­logue. Mais tant pis. Il faut nous obli­ger, non pas à nous
taire (ah ! cette auto­cen­sure, pré­ci­sé­ment, dont je
fai­sais l’aveu à mon You­go­slave), mais au contraire à
par­ler, j’entends : à dire bien net tout ce que nous pouvons
avoir sur le cœur.

En
véri­té, ce silence, bien inten­tion­né évidemment
 — et puis ? — c’est déjà bien avant les derniers
évé­ne­ments d’Algérie que je m’y confinais,
assu­mant ain­si, en ma place infi­ni­ment modeste, mais qu’importe ? ma
part de la démis­sion générale.

Et
cepen­dant je n’étonnerai per­sonne, du moins je l’espère,
en confes­sant que c’est bien sou­vent qu’il m’est arrivé
de pen­ser : très joli d’avoir osé, je dis bien : osé,
mal­gré toutes nos pré­fé­rences pour l’irrespect,
prendre dans cette revue, il y aura bien­tôt trois ans, lorsque
la IVe Répu­blique pas­sa de vie à tré­pas, une
posi­tion sinon « gaul­liste », du moins pas contre — tout
de même, les amis, encore plus qu’alors nombre d’entre eux
quand ils t’ont lu, doivent s’étonner que tu ne dises rien
d’un tas de choses qui ne tournent pas rond.

Entre
autres, pour ne citer que la prin­ci­pale, cette obses­sion de grandeur
qui dicte au régime une poli­tique mon­diale à tout coup
sur­an­née. « Les choses étant ce qu’elles sont »
(la for­mule, pour­tant est chère à notre président
de la Répu­blique), les choses, les rap­ports de force étant,
donc, ce qu’ils sont, com­ment, par exemple, pou­voir raisonnablement
rêver, pour la France actuelle, de l’instauration, à
l’intérieur de l’OTAN, d’un « direc­toire » qui
met­trait sous sa tutelle le reste de l’Europe ? Com­ment s’entêter
dans la fabri­ca­tion d’une bombe qui, pour être nationale,
n’en res­te­ra pas moins une bombe en minia­ture dont le plus clair de
la « force de frappe » est d’ameuter contre nous les
jeunes et vieux natio­na­lismes, ces bons apôtres ? Comment
rai­son­na­ble­ment oppo­ser aux timides essais de l’intégration
euro­péenne le slo­gan qua­si maur­ras­sien de l’Europe des
patries ? Et com­ment, devant la crise congo­laise, quelque sceptique
que l’on puisse être quant à l’efficacité des
mal­heu­reuses Nations unies, rai­son­na­ble­ment en venir à les
trai­ter de « machin » et faire en sorte que, dans un
scru­tin tris­te­ment fameux, le pays de la décla­ra­tion des
droits de l’homme se soit infli­gé le déshon­neur de
voter comme l’Afrique du Sud ?

Com­ment,
d’autre part, pour effleu­rer aus­si la vie inté­rieure de la
nation, rai­son­na­ble­ment croire que la démo­cra­tie d’un pays
moderne puisse deve­nir en même temps que la chasse
gar­dée d’on ne sait quels notables ano­nymes, plus ou moins
plé­bis­ci­taire et qu’au lieu d’élaborer d’elle-même
les réformes dont elle a évi­dem­ment un si urgent
besoin, elle prenne, sans renier jusqu’à sa rai­son d’être,
le pli de se les lais­ser octroyer ?

« Fran­çaises,
Fran­çais, aidez-moi ! » — qui ne se sou­vient de ce cri
de détresse au moment de la crise ?

Mais,
la crise pas­sée (essen­tiel­le­ment grâce à
vous, sire, on le recon­naît), le seul moyen de vous aider en
per­ma­nence, c’est de faire, loin de nous hyp­no­ti­ser sur un respect
mal com­pris de vos (trop) grands des­seins, au contraire tout notre
pos­sible pour ne les point flat­ter, pour vous ouvrir les yeux sur ce
que la pen­sée qui vous guide a trop sou­vent — « les
choses étant ce qu’elles sont » — d’étranger
au monde moderne, d’anachronique.

De
n’avoir rien dit plus tôt de tout cela, j’en ferai très
hum­ble­ment — et c’est bien le sens ini­tial de la présente
auto­cri­tique — mon mea culpa.

Quant
à savoir si ces trop rapides pro­pos ser­vi­ront à quelque
chose, de seule­ment poser la ques­tion peut prê­ter à
sou­rire : dans notre vaste monde ter­ra­qué, une revue comme
celle-ci n’est qu’un grain de sable.

Mais,
outre que ce sont les grains de sable qui, ajou­tés les uns aux
autres, forment, au bout du compte, l’immense éten­due des
plages, le devoir de cha­cun, pour lui-même et pour autrui,
dût-il, comme nous ici, s’abstenir de « faire de la
poli­tique » au sens cou­rant, est, plus que jamais, aujourd’hui
que les forces à oppo­ser au pire ont si vertigineusement
failli nous faire défaut de l’épaisseur d’un seul
homme, — d’un grain de sable, ou de dia­mant, — d’essayer de
se for­mu­ler le peu qu’il y a peut-être, à dire ; en
d’autres termes, de s’efforcer de voir (et de par­ler) clair, et
donc — c’est au fond l’essentiel — de res­ter adulte.

En
agir autre­ment, ce serait, comme tout notre vieux peuple, pour le
mal­heur aus­si de celui que les cir­cons­tances font pré­si­der à
ses des­tins, ne le risque en ce moment que trop, fina­le­ment tom­ber en
enfance.

9
mai 1961

J.
P. S.

La Presse Anarchiste