On
se rappellera peut-être toute l’importance qu’à
notre cœur défendant nous accordions ici (dans notre
précédent numéro) à la « catastrophe
de génie » du dernier livre de Céline, Nord,
paru peu de temps avant sa mort.
Dans
un essai, comme tout ce qu’il fait très remarquable
(Preuves, sept.), notre excellent ami Manès Sperber
écrit au contraire que rien n’est plus inexistant, plus
factice que cet ouvrage, même si, ajoute-t-il, « la
critique ne s’en est pas aperçue ».
La
fin de non-recevoir est nette et, si Sperber avait tout à fait
raison, il faudrait bien nous résigner, nous qui avons fait
chorus avec la « critique », à en prendre, comme on
dit, pour notre grade.
Nous
ne demanderions pas mieux, et d’ailleurs ce serait absolument sans
importance.
Seulement,
la question, en ce monde aberrant, dépasse de beaucoup nos
appréciations pour ou contre, et même le cas Céline
en particulier, — car elle met en jeu le sain usage de notre libre
jugement (à peu près l’unique liberté qui nous
reste).
Que
Sperber nous pardonne : un peu plus, nous eussions intitulé
cette note : les mirages de la science.
Car
Manès Sperber n’est pas seulement le profond essayiste que
l’on sait ni le romancier dont une œuvre au moins, récit de
la résistance d’un ghetto en Pologne, domine, et de loin, la
valeur évocatrice et documentaire, d’ailleurs grande, des
vastes tableaux qu’il nous a donnés des conflits sociaux et
idéologiques en Europe centrale, — il a été
aussi, à Vienne l’assistant du grand psychologue Adler,
joignant ainsi à une sensibilité d’artiste et à
ce qu’il garde de sa très sérieuse formation
marxienne, le don, voudrait-on pouvoir oser écrire,
d’approfondir la psychologie des profondeurs. (Nous-même
avons signalé sa prestigieuse étude — psychologie
d’un psychologue — consacrée à Freud .)
Tant
de qualités, tant d’information peuvent cependant — une
fois n’est pas coutume — induire l’esprit le plus honnête
à succomber d’autant plus à la tentation de
passer à côté du vrai, surtout quand ce vrai est
aussi complexe et nauséeusement gênant que le cas, le
phénomène Céline. Le cas de l’écrivain
sans pareil qui a été capable de réaliser le
chef‑d’œuvre du « Voyage au bout de la nuit » et de
commettre l’infamie des sinistres « Bagatelles pour un
massacre », aimable anticipation « littéraire »
de la « solution finale » chère à Eichmann.
Selon
Sperber, à partir de l’instant où l’infortuné
Céline commença, avec « Bagatelles », de se
vautrer dans la sanie du plus délirant antisémitisme,
c’en est fini de l’écrivain. Et aussi bien par une analyse
serrée des conditions de vie de Céline que par celle de
ses déplorables ressentiments, Sperber nous propose l’heureuse
illusion (ah, que nous voudrions la partager, ce serait tellement
plus commode) de tenir pour démontré, précisément
par la science tant sociale que psychologique, le naufrage définitif
de l’art célinien.
Si
Céline était mort après « Normance »,
dont nous avons dit nous-même l’illisibilité, cette
affirmation soulageante aurait pu être vraie.
Mais
« Nord » (et aussi de très longs passages d’«Un
château l’autre »), si abominable qu’en soit la
lecture, est loin d’être ce néant auquel toute la
science, secourable à notre propre désir, peut paraître
le condamner. Folle et comme désaxée (dame!), la
puissance expressive de Céline — et c’est cela, en
dépit de la science, qui compte — s’y retrouve presque
entière et fait du livre, comme nous avons cru pouvoir dire et
comme nous continuons à le penser, l’un des témoignages,
hélas majeurs, de ce temps. Témoignage ignoble, certes,
puisque rien n’y vibre d’une révolte contre l’inhumain,
mais peut-être, à cause de cela même, d’autant
plus significatif de ce monde non moins ignoble auquel il participe
et qu’il éclaire involontairement.
Oui,
ami Sperber, tout en nous repousse, sur le plan politique, la fameuse
thèse des mains sales — version, en somme, édulcorée
et bureaucratisée de l’«à toute vapeur à
travers la boue » de Netchaiev — et, l’un comme l’autre,
nous savons bien pourquoi.
Mais,
dans la recherche comme dans l’art, la quête du vrai ne se
prête pas — ce serait trop facile — aux mêmes
catégories. Elle peut exiger au contraire, et par les temps
qui courent ce n’est même, malheureusement, que trop
« normal », que nous osions obtenir de nous de reconnaître
l’existence et la valeur de ce qui « salit la pensée ».
C’est
à cet égard que le cas Céline, que nous le
voulions ou non, a une telle portée.
Refuser
d’en tenir compte, c’est ou bien risquer de faire du fascisme à
l’envers ou, ce qui ne vaut guère mieux, d’introduire dans
la vie de l’esprit un comportement puritain dont ni vous ni
nous-même ni aucun esprit libre, vous le savez bien, n’avons
que faire.
Jean
Paul Samson