La Presse Anarchiste

Orientations

« Tuer
pour ne pas se tuer. »

Il
est des morts qui collent exac­te­ment à la vie de certains
hommes, au point de n’en être pas le terme mais un simple
fait, étroi­te­ment lié à tous ceux qui ont marqué
et signé une exis­tence hors série. Celle-ci, fortement
des­si­née, mérite donc bien le nom de des­tin. Elle
pos­sède une sorte de puis­sance méta­phy­sique qui la
rehausse, l’oriente et l’anoblit. Sem­blable exis­tence n’est pas
com­po­sée de hasards dis­pa­rates et insi­gni­fiants, mais d’un
enchaî­ne­ment d’actes logiques et impor­tants. Destinée
qui glo­ri­fie l’homme, le sau­vant tout ensemble du néant
ori­gi­nel et de l’anonymat social.

Ain­si
la mort acci­den­telle d’Albert Camus est bien fille de sa vie
inquiète et fra­gile, consciente des absur­di­tés qui
menacent et régissent toute exis­tence. Quant à celle
d’Ernest Heming­way, qui elle aus­si nous a sur­pris et meur­tris, ne
pos­sède-t-elle pas la vio­lence de la vie du grand écrivain
amé­ri­cain, et son mys­tère surtout ?

Que
savons-nous d’Hemingway, si nous écar­tons le masque trop
connu de « Papa », vieil homme capri­cieux qui, un peu comme
Pablo Picas­so, se plai­sait assez dans cette peau de vedette
inter­na­tio­nale, à la vie légen­daire, au génie
pro­vo­cant. Heming­way était trop lucide et trop sen­sible pour
être vrai­ment dupe de ce per­son­nage cinématographique,
éta­lé dans les maga­zines du monde entier. Quand il
écri­vait à l’aube, avec pour unique miroir cette
feuille blanche qui rejette toute tri­che­rie, tout jeu et tout fard,
alors il devait être seul avec lui-même, sincère
et humble. Hors de la comé­die sociale, il ne pou­vait que se
voir avec le plus loyal regard, gra­ve­ment, impi­toya­ble­ment. Nous
devi­nons quelles ter­ribles pen­sées l’envahissaient en de
pareils moments, face à cette œuvre en ges­tion qui portait
ses seuls espoirs, qui lut­tait contre le « nada », ce rien
obsé­dant sans cesse Heming­way, le for­çant à se
saou­ler de vio­lence et de mort. Il sen­tait que sa création
seule pou­vait quelque chose pour lui. Elle ne le sau­ve­rait peut-être
pas, du moins l’expliquerait-elle et lui per­met­trait-elle de
vaincre le temps.

Oui,
il y avait un mys­tère Heming­way, et pas seule­ment pour ses
lec­teurs. Lui-même, comme tous les grands écrivains,
cher­chait en créant à le per­cer et à
l’affaiblir. Depuis son enfance, il souf­frait de consta­ter partout
et tou­jours que, mal­gré les preuves de cou­rage, de volonté,
de com­pré­hen­sion de l’homme, la vie reste ingrate,
impar­faite, inache­vée. Le sui­cide de son père avait
ren­for­cé en lui cette impres­sion de malaise et d’injustice
sans fin. Certes, Heming­way accep­tait les expériences,
affron­tait l’adversité, se mesu­rait avec l’histoire, mais
sans fausse illu­sion ni trom­peuse idéo­lo­gie, en sachant
par­fai­te­ment qu’ici ou là, aujourd’hui comme demain, c’est
tou­jours soi-même qu’on retrouve, qu’il faut alors se
sup­por­ter et médi­ter luci­de­ment sur sa pauvre ou folle
exis­tence. Il s’adonnait trop à l’exaltation, à
l’ivresse et s’abandonnait trop à l’amour, aux dangers
phy­siques pour n’être pas entraî­né par une
morale dif­fi­cile à satis­faire, par une fureur de l’âme
qua­si insa­tiable. La vio­lence de ses pas­sions — ce cher côté
« amé­ri­cain révol­té » qui séduisait
tant en Europe et irri­tait un peu outre-Atlan­tique — ne pouvait
prendre nais­sance que dans un esprit exi­geant, particulièrement
avide de connais­sances et de conscience. Der­rière le style à
l’emporte-pièce d’Hemingway, der­rière son goût
du réa­lisme, il y a une morale qui veut connaître la vie
et sur­tout se mesu­rer avec elle, lui tenir tête. C’est
pour­quoi Heming­way n’a jamais ces­sé de nous racon­ter les
mêmes his­toires, de se racon­ter les mêmes histoires.

André
Mau­rois a pu écrire : « Ce style dur, taillé dans
un bois dur, il l’a employé à conter des histoires
dures. Boxeurs en sang, tueurs à gages, mata­dors éventrés,
sol­dats muti­lés, chas­seurs de fauves, pêcheurs de haute
mer, les per­son­nages favo­ris de Heming­way sont des hommes qui donnent
la mort et en acceptent le risque. » Il est vrai que les courtes
nou­velles réa­listes de l’homme jeune, les grands romans
idéa­listes de la matu­ri­té, les sobres récits
médi­tés de la vieillesse, content tous l’affrontement
de l’homme et de la mort, plus encore que les rap­ports de l’homme
avec la socié­té et la femme. De ces contacts
d’ailleurs, tour­men­tés et dou­lou­reux, naissent tant bien que
mal cette résis­tance à la peur, ce besoin de fraternité
et ce goût de l’amour qui sont les leit­mo­tive de l’œuvre.
Et pour tem­pé­rer un lyrisme qui l’a tou­jours guetté,
Heming­way fait appel à la pré­sence paci­fique et
indif­fé­rente de la nature  ; une nature sau­vage et libre où
l’homme puisse se repo­ser et oublier.

Qu’importe
com­ment est mort Ernest Heming­way. Sui­cide ou acci­dent ? Cette mort
est un acte exces­sif de plus dans sa vie d’aventurier moderne, le
der­nier bien sûr, mais pas le seul. Avec Heming­way, nous étions
habi­tués à cette sorte de fait sou­dain et dan­ge­reux, et
lui aus­si après tout qui avait eu le rare pri­vi­lège, en
1954, de lire, après un mémo­rable acci­dent d’avion,
les notices nécro­lo­giques et les orai­sons funèbres
qu’écrivaient à sa gloire jour­na­listes et critiques.
Certes l’œuvre est brus­que­ment ampu­tée, inache­vée à
jamais, mais n’est-ce pas là le sort de presque toutes les
œuvres, des plus belle sur­tout ? Et puis la par­tie qui sur­vit à
l’homme est d’une remar­quable richesse, nul besoin de mon­trer une
nou­velle fois sa réus­site et son impor­tance. Cer­tains des
livres qui la com­posent tiennent une place de pre­mier plan dans la
lit­té­ra­ture de notre siècle. Si la société
qu’ils peignent n’est guère encou­ra­geante, l’homme
qu’ils des­sinent, mal­gré son cynisme, n’est pas
déses­pé­rant ; ses actes, pour vio­lents et élémentaires
qu’ils soient, luttent au fond contre la lâche­té et
pour la liber­té. Un tel but, notam­ment dans un monde insensé,
ne manque pas de valeur. C’est pour­quoi nous devions le rappeler
ici, en tant que l’un des quelques codes de vie — hélas
excep­tion­nels ! — nobles et justes.

Georges
Belle

En
guise de post-scriptum

C’est
avec plai­sir que je publie l’article ci-des­sus de Georges Belle,
qui dit si bien l’admiration d’un jeune pour la grande figure, le
grand tem­pé­ra­ment que fut de toute évi­dence le
magni­fique écri­vain amé­ri­cain Heming­way. — Qu’il
soit cepen­dant per­mis à l’aîné que je suis et
qui — ça à l’air para­doxal mais c’est quand même
ain­si — doit à cette peu enviable qua­li­té d’aîné
de peut-être mieux pou­voir prendre conscience, plus libre que
l’on est alors des ser­vi­tudes de l’admiration et du sen­ti­ment, de
la por­tée actuelle de l’œuvre due à l’auteur des
grands livres que notre cadet vient de rap­pe­ler. Assurément,
il n’est pas du tout ques­tion d’en mini­mi­ser la valeur. Mais,
peut-être parce que j’ai moins sui­vi que Georges Belle
l’ensemble de la créa­tion d’Hemingway (et si je l’ai
moins sui­vie, c’est appa­rem­ment parce que, mal­gré toute la
maî­trise qui s’y déployait, quelque chose d’essentiel,
que je vais dire tout de suite, m’y sem­blait man­quer), oui c’est
peut-être à cause de cette semi-dis­tance que j’ai
tou­jours obser­vée, en somme, vis-à-vis de cette œuvre,
quelque pres­ti­gieuse que je la sen­tisse, que je ne laisse pas de
m’interroger, main­te­nant que la mort nous invite à en faire
le bilan, sur deux pro­blèmes (qui au fond n’en font qu’un).
D’une part, celui de savoir ce qui, mal­gré tant d’analogies,
a gar­dé Heming­way d’être un Mal­raux dernière
manière : bien sûr, les condi­tions amé­ri­caines ne
se prê­taient pas, heu­reu­se­ment aus­si pour Heming­way (qui ne fut
pas exac­te­ment brillant lorsqu’il jugea utile, au temps du
mac-car­thysme, de bien expli­quer qu’il n’avait jamais nourri
d’idées « sub­ver­sives »), à une traduction
offi­cielle, telle que nous la voyons chez le Mal­raux d’aujourd’hui,
de l’«héroïsme pour l’héroïsme ».
Mais en dehors de ce bon­heur des cir­cons­tances, il y a aussi
qu’Hemingway eut assu­ré­ment un sens moins intellectualisé
de la vie — d’où, en même temps, le caractère
plus direct de son œuvre. Quant à l’autre face du problème,
je la défi­ni­rai ain­si : qu’est-ce donc qui l’a empêché
d’être, à sa manière, un Camus ? La formule
pour­ra dérou­ter, même, au pre­mier abord, paraître
un peu sotte. Mais non : voi­là un esprit qui, au moins autant
que Camus, eut, Georges Belle ne manque pas de nous le rappeler,
l’obsession de l’absurde, à laquelle il ne semble pas
avoir trou­vé d’autre moyen d’échapper que par le
choix qua­si déses­pé­ré (« tuer pour ne pas
se tuer ») de la vie intense. C’était son droit, —
mais qui ne voit que c’était en même temps s’interdire
de sur­mon­ter un nihi­lisme fon­da­men­tal. En ce sens-là, l’œuvre
et la bio­gra­phie d’Hemingway, en dépit de toute la grandeur
qu’on ne peut leur dénier, paraissent pri­vées de
mes­sage. Confron­té à un Mal­raux et à un Camus,
on peut dire, qu’il aura été à la fois sauvé
et per­du — éthi­que­ment — par son pri­mi­ti­visme d’homme du
Nou­veau Monde. Son authen­ti­ci­té n’en a sans doute que
d’autant moins per­du. Et d’avoir si bien su la préserver
per­met d’affirmer que son « code de vie » fut noble. Mais
juste ? Cela, c’est une autre histoire…

J.
P. S.

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