La Presse Anarchiste

La dernière visite

 

(Point
n’est besoin, pen­sons-nous, de nous étendre ici sur les
sen­ti­ments — de honte et de rage — où nous ne ces­sons de
vivre depuis que, le 13 août, les Quis­ling de Pan­kow ont, en
ver­rouillant Ber­lin-Est, trans­for­mé l’Allemagne orien­tale en
un camp de concen­tra­tion défi­ni­tif. Dès avant que la
crise ne prît l’acuité que nous lui voyons
aujourd’hui,
Témoins, devant les premières
menaces de Khroucht­chev annon­çant son inten­tion de
mettre en cause le sta­tut déjà si pré­caire de
l’ancienne capi­tale, avait tenu à sor­tir son numéro
spé­cial « Pour Ber­lin » (cahier n° 22, décembre
59), dans lequel Igna­zio Silone, Ber­nard von Bren­ta­no, Manès
Sper­ber, Max Rych­ner tra­dui­saient, mieux que nous
ne
l’eussions pu faire, la soli­da­ri­té de tous les hommes
d’honneur avec la
popu­la­tion encore libre de la
métro­pole écar­te­lée. Cette soli­da­ri­té que
nous
avons dite et que nous main­te­nons tout entière,
cepen­dant nous n’y revien­drons pas. Non que nous soyons moins
indi­gnés, bien au contraire. Mais à
quoi
bon ajou­ter à tant d’autres — pour ce qu’elles servent !
 — de nou­velles
pro­tes­ta­tions et déclarations
de prin­cipes ? Et c’est pour­quoi nous avons préféré,

par la publi­ca­tion du texte qu’on va lire, don­ner au lecteur
la pos­si­bi­li­té de
rendre en lui-même
hom­mage à l’un des esprits les plus libé­raux et des

écri­vains les plus sen­sibles que le Ber­lin de toujours
ait pro­duits. Et bien
sûr, Theo­dor Fon­tane fut au
cours de sa longue vie (1819 – 1898) un naïf admi­ra­teur des
Hohen­zol­lern, un patriote prus­sien et alle­mand d’autant plus
patriote
que, des­cen­dant de réfugiés
hugue­nots, il était presque entiè­re­ment de sang

fran­çais et, comme si sou­vent dans de tels cas, en
rajou­tait, en remet­tait sur
le cha­pitre du loyalisme
vis-à-vis du pays d’accueil. Seule­ment, si modéré,
si
conser­va­teur qu’il ait été de
tem­pé­ra­ment, il fut en même temps un libéral
convain­cu. L’Angleterre, où il vécut assez longtemps,
aurait dû, rêvait-il, ser­vir
de modèle
pour les ins­ti­tu­tions de la vie publique alle­mande. Et ce libéralisme

d’esprit se tra­duit aus­si dans la ten­dresse atten­tive avec
laquelle il a peint
les pay­sages de sa jeu­nesse et les
per­son­nages de ses romans — les meilleurs, à
notre
avis, pour ne pas dire les seuls vrais romans de l’ancienne
Alle­magne
(« Irrun­gen und Wir­run­gen », « Le
Ste­chlin »,
« Les Pog­gen­puhl », « Effy
Briest », pour n’en citer que quelques-uns). Quant aux pages
ci-des­sous, nous les
extra­yons de l’ouvrage
auto­bio­gra­phique qu’il a inti­tu­lé « Mes Années
d’enfance », publié pour la pre­mière fois en
1894. — Et s’il est per­mis à leur traducteur
occa­sion­nel de par­ler un ins­tant de lui-même, il ose­ra ajouter
que c’est
par une double pié­té qu’il
a entre­pris son tra­vail : pié­té envers Ber­lin, bien

sûr, et aus­si pié­té envers son propre père
 ; car il ne peut s’empêcher de pen­ser
que les
amis d’Allemagne qui lui ont, cet été, envoyé
le volume des « Années
d’enfance »,
l’on fait pour avoir lu celles des pages de son jour­nal qui, dans

le pré­cé­dent cahier de cette revue, évoquaient,
elles aus­si, le deuil d’un fils.)

[…]
Dans ce qui va suivre, je vou­drais, inter­rom­pant pour quelques pages
le récit de mon enfance, évo­quer des jours beaucoup
plus tar­difs, dans l’intention de com­plé­ter autant que
pos­sible le por­trait de mon père, de le par­faire, si j’ose
dire, par en haut. Car tel qu’il fut tout à la fin, tel il
était en vérité.

[…]
A l’époque dont il a été ques­tion jusqu’ici,
mon, père était encore très jeune, à
peine au delà de ses trente ans, en plein dans la vie et ses
éga­re­ments ; mais, sur ses vieux jours…, les erreurs de
cette vie l’avaient quit­té et, au fur et à mesure
qu’avec les années ses condi­tions d’existence étaient
deve­nues plus modestes, il n’avait ces­sé de gagner en bonté
et de se mon­trer, pour tout ce qui le concer­nait, de moins en moins
exi­geant, tou­jours prêt, quelque minimes que pussent être
ses res­sources, à faire l’impossible pour aider autrui. Se
plaindre, il n’y son­geait pas, et encore mois à accuser
(sinon, par­fois, lui-même) ; détour­né des choses
de ce monde, atten­dant serei­ne­ment la mort, il vécut ses
der­niers jours en phi­lo­sophe [[En
fran­çais dans le texte, sauf que ce bon Fon­tane n’a pas
évi­té le semi-ger­ma­nisme « comme philosophe ».

]].

J’allais
le voir une fois par an, et c’est de ma der­nière visite
auprès de lui que je vou­drais par­ler maintenant.

Il
habi­tait alors, depuis déjà dix ou douze ans, près
de Freien­walde, plus pré­ci­sé­ment dans une colo­nie de
mari­niers au bord du Vieil-Oder [[ Die
alte Oder.
Très vrai­sem­bla­ble­ment le tra­cé d’un
plus ancien lit du fleuve.

]], dénom­mée
« Schiffmühle » et dépen­dant du vil­lage de
Neu-Tor­now. C’était un ensemble de mai­sons fort distantes
les unes des autres, joux­tant le cours lent du fleuve entièrement
recou­vert de renon­cules d’eau jaunes et blanches, cependant
qu’immédiatement der­rière la zone des habitations
s’alignaient d’assez hautes col­lines de sable couronnées
d’une forêt de pins. La mai­son de mon père était
située juste à l’endroit où un magnifique
vieux pont de bois pro­lon­geait en direc­tion de l’autre rive le
che­min de crête sur­plom­bant la digue depuis Freien­walde. Avec
quel argent l’avait-il ache­tée ? c’est ce que jusqu’à
ce jour je ne sau­rais dire, car à l’époque de cette
acqui­si­tion il n’était plus homme à pou­voir s’offrir
des pro­prié­tés, même aus­si modestes que celle-ci.
Quoi qu’il en soit, le lieu était sien et il eût pu
lui appli­quer les mots « petit mais bien à moi » de
la tou­chante ins­crip­tion qui orne le pavillon de chasse du prince
Fré­dé­ric-Charles aux Trois-Tilleuls. Il l’habitait en
com­pa­gnie d’une gou­ver­nante d’âge moyen qui sem­blait faite
pour illus­trer la maxime : « Bien­heu­reux les simples d’esprit »,
mais sur laquelle, il faut le dire, elle renchérissait
d’abondance. La déso­la­tion de mon père à ce
sujet était d’un atten­dris­sant comique, car il garda
jusqu’au bout le besoin de dis­cou­rir. Par bon­heur, il s’était
déjà bien aupa­ra­vant habi­tué aux mono­logues. Il
pen­sait tout haut : ce fut de tout temps son recours.

J’avais
comme à l’ordinaire annon­cé ma venue et fait d’abord
en che­min de fer le déli­cieux tra­jet Ber­lin-Ebers­walde, puis
en voi­ture décou­verte la route plus déli­cieuse encore
d’Eberswalde à Freien­walde même, d’où,
emprun­tant à pied la digue bor­dée de vieux saules,
j’avais fina­le­ment pris la direc­tion de Schiffmühle, dont les
toits rouge vif m’étaient appa­rus dès la sor­tie de la
ville. Le che­min ne deman­dait pas plus d’une demi-heure ; à
droite et à gauche, des champs de col­za ; dans la vaste
dépres­sion, quelques fermes iso­lées surmontées
de nids de cigognes et, fer­mant le tout, la ligne déjà
men­tion­née des col­lines sablon­neuses allon­geant leur pro­fil au
delà du Vieil-Oder. Arri­vé près du pont, je ne
fus pas, bien sûr, sans me deman­der : « Comment
vas-tu trou­ver ton vieux ? » Mais je n’avais pas encore eu le
temps de me for­mu­ler la réponse que je le voyais
paraître. De la plus haute fenêtre de sa mai­son, il
m’avait aper­çu et, au moment où j’allais
mettre le pied sur le pre­mier madrier, il arri­vait lui-même
à l’autre bout, agi­tant la main gauche en guise de
bien­ve­nue. Depuis qu’il vivait seul, il avait pris le pli de ne
guère atta­cher d’importance à sa tenue, de sorte que
je ne fus guère sur­pris de consta­ter qu’il avait
pous­sé jusqu’à l’extrême limite, en cette
brû­lante jour­née de juin, la plus par­faite liberté
ves­ti­men­taire. Il por­tait des pan­ta­lons de lin gris et une
veste de treillis de même cou­leur, sous laquelle apparaissait,
car il avait hor­reur de tout ce qui engonce, une che­mise de nuit au
col rabat­tu, qui eût fort bien évo­qué des idées
de gym­nas­tique si le blanc n’en avait pas été aussi
dou­teux. Sur la tête, il arbo­rait une calotte verte
bor­dée d’un ruban noir, et la seule pièce de son
équi­pe­ment qui rap­pe­lât des temps meilleurs était
une magni­fique canne de bam­bou à pomme d’ivoire
au-des­sus d’une virole si dis­pro­por­tion­née de hau­teur
qu’on ne pou­vait s’empêcher de pen­ser qu’elle dissimulait
un poi­gnard. A tort, d’ailleurs.

Enfin
nous nous avions et nous don­nâmes un bai­ser sur la joue gauche.
« C’est bien que tu sois là. Que devient ta femme ? Et
les enfants ? » Mais il n’attendit pas la réponse, car
ce genre de pré­ci­sions concer­nant la famille, lorsqu’il
n’y allait pas d’une ques­tion de vie ou de mort,
l’intéressaient fort peu, et il pour­sui­vit : « C’est
une vie d’ermite que je mène ici, on pour­rait presque
dire d’anachorète, caté­go­rie que je me représente,
à tort peut-être, comme une espèce d’ermite à
la seconde puis­sance. Ces mots savants ont tou­jours l’air
d’augmentatifs. Bah, nous en repar­le­rons. Une chance que tu
aies si beau temps, un vrai « temps de Hohenzollern »,
comme on dit. Tu écris si sou­vent sur eux que tu as peut-être
droit au temps qui porte leur nom ; tout a sa récompense.
Quant à moi, je m’en tiens tou­jours à Napoléon :
il fut un plus grand génie. Sais-tu que le prince Guillaume —
je veux dire l’ancien, le tout à fait ancien, celui qui
por­tait tou­jours l’uniforme des dra­gons de Schwedt, bleu clair et
col noir, et qui passe pour avoir été la droi­ture même,
or c’est le sens de l’honneur qui fait tout — sais-tu, dis-je,
que le prince Guillaume avait tou­jours sous les yeux le buste de
Napo­léon ? Très exac­te­ment sur sa table de travail. »

« Oui,
papa, je le sais. Tu me l’as dit souvent. »

« Dit
sou­vent », répé­ta-t-il. « Oui, c’est
pro­ba­ble­ment exact. Je n’apprends plus rien de neuf, j’en suis
réduit à mes vieilles his­toires, mais en vérité
ce sont les meilleures. Te rap­pelles-tu ? Lannes et La Tour d’Auvergne
et Michel Ney. Oui, mon ami Michel Ney, en voi­là un à
qui je repense de plus en plus, et je le vois tou­jours à
l’heure où ils l’ont col­lé au mur de ce jardin —
le jar­din, vide et déser­té, du Luxem­bourg, par un jour
plu­vieux de décembre ; et quand l’officier qui com­man­dait le
pelo­ton fit mine de lire encore une fois la sen­tence du conseil de
guerre, avec tous les titres de prince et de duc, alors mon ami Ney
l’interrompant, de dire de sa voix de basse : « Pour­quoi
tous ces titres?…
Michel Ney… rien de plus… et
bien­tôt un peu de pous­sière.
[[En
fran­çais dans le texte. A la véri­té, l’original
dit : « Un peu de poudre », vrai­sem­bla­ble­ment par une de ces
fidé­li­tés « clas­siques » dont le cas devait
être assez fré­quent dans le fran­çais de la
colo­nie huguenote.

]] Et puis la salve.
Oui, « et bien­tôt un peu de pous­sière ». Cela
vaut pour cha­cun, à n’importe quelle heure. Et quand on a
déjà soixante et onze ans…»

« Ah,
papa, il ne faut pas pen­ser à cela. »

« Je
n’y tiens pas non plus, la mort est une chose affreuse. Mais qu’on
le veuille ou non, elle s’annonce, elle tourne autour de vous, elle
est là.. Mais lais­sons la mort. La mort, c’est un mauvais
mot quand on s’apprête à entrer dans une mai­son. Et
voi­ci venir Louise. Pour t’accueillir. Sois bien gen­til, même
si elle dit quelque sot­tise. Et tu peux y compter. »

Sur
ces mots, pen­dant que mon père, après avoir traversé
le ves­ti­bule, gra­vis­sait l’escalier pour aller tant bien que mal
cor­ri­ger sa toi­lette, Louise était effec­ti­ve­ment venue jusqu’à
moi et se mit à me racon­ter, au reste de la façon la
plus sen­sée, com­bien papa, depuis deux jours, s’était
réjoui de ma visite. Bien sûr dit-elle, il n’a rien
d’autre : elle écou­tait bien, chaque fois qu’il
par­lait, qu’il expli­quait quelque chose, mais elle était si
bête.

« Ah,
Louise, ne par­lez pas ain­si. Ce ne sera cer­tai­ne­ment pas si grave.
Cha­cun est intel­li­gent, et cha­cun est sot. Et je parie que vous nous
avez encore pré­pa­ré une omelette. »

« Que
oui. »

« Vous
voyez. Qu’est-ce que ça veut dire, ici, intel­li­gent ou pas
intel­li­gent ? Papa peut être content de vous avoir. »

« Je
le suis aus­si, dit ce der­nier en redes­cen­dant de la chambre d’en
haut après avoir uti­li­sé les minutes de notre
dia­logue à pas­ser une redin­gote d’âge si
véné­rable qu’elle était deve­nue depuis beau
temps scan­da­leu­se­ment étroite. Je le suis aus­si. Louise
est une bonne per­sonne. Quel­que­fois, également,
quelqu’un d’abominable ; mais à bien exa­mi­ner, qui est-ce
qui n’est pas, de temps en temps abo­mi­nable ? et il serait
injuste de ma part d’exiger pré­ci­sé­ment de Louise
de faire excep­tion à la règle. »

Louise,
entre temps, était retour­née dans sa cui­sine, cependant
que mon père et moi arpen­tions le ves­ti­bule, où régnait
une ado­rable fraî­cheur. Autour de nous se jouaient la lumière
et les ombres. Grandes ouvertes, les portes lais­saient voir la
dis­po­si­tion de toute la demeure. De chaque côté se
répon­daient deux pièces, à droite les deux
pièces de mon père, à gauche la chambre de
Louise et la cui­sine. « Entrons ici, dit mon père en me
fai­sant péné­trer dans sa chambre à cou­cher, qui
don­nait sur la cour et où se voyait, outre une très
large fenêtre, une toute petite ouver­ture supplémentaire,
simple lucarne que l’on main­te­nait tou­jours ouverte et devant
laquelle flot­tait au vent un rideau minuscule.

« Tiens,
revoi­ci la lucarne. Et tou­jours par fer­mée. Tu ne t’enrhumes
jamais ? »

« Non,
fis­ton. Et d’ailleurs, pas moyen de faire autre­ment. Si je la
ferme, je n’ai plus d’air. Et la nuit… aucun dan­ger… personne
ne pour­rait se fau­fi­ler par ce petit trou ; des filous de
cette min­ceur, cela n’existe pas. Et puis j’ai mon
pistolet. »

« C’est
tou­jours le même, celui qui ne marche pas ? »

« Bien
sûr. Même pour les pis­to­lets ce qui importe, ce n’est
pas qu’ils puissent tirer ou non. L’effet moral, voilà
ce qui est déci­sif. Car c’est tou­jours le moral qui
décide. »

« Crois-tu ? »

« Oui,
je le pré­tends. Je ne m’en suis ren­du compte que bien tard,
mais mieux vaut tard que jamais. Et main­te­nant, viens dans la
pièce du devant. Je vois que Louise a déjà
ser­vi et, si mes sens ne m’abusent point — d’ailleurs je
suis un tout petit peu ini­tié — ce sera de la poi­trine de
veau à l’étuvée. Pre­mier service.
Manges-tu pareille chose ? »

« Sûr,
que j’en mange. L’estouffade de poi­trine de veau est un vrai
régal, spé­cia­le­ment ce qui est près de l’os. »

« Tout
à fait de ton avis. C’est quand même bizarre comme
tout cela s’hérite. Je ne veux pas dire les goûts
majeurs, là au fond c’est natu­rel. Mais les
secon­daires. Or, l’estouffade de poi­trine de veau, au bout du
compte, rentre dans la caté­go­rie des petites choses. »

« Oui
et non. »

« Très
juste. Et je te recon­nais bien là. On ne peut pas décréter
une fois pour toute que la poi­trine de veau en estouf­fade n’est
qu’une baga­telle, une quan­ti­té négligeable.
Mais ce n’est pas tout cela, trin­quons. C’est encore du
rouge de Stet­tin [[La
ville de Stet­tin fut l’une des sta­tions de Fon­tane père au
cours de sa car­rière de phar­ma­cien. De même, Swinemünde
et Neu­rup­pin (par abré­via­tion Rup­pin) dont il sera question
plus loin.

]]. Ceux de Stet­tin s’entendaient comme
per­sonne au ravi­taille­ment. De l’authenticité,
aujourd’hui, ça ne se trouve plus. Te rap­pelles-tu le
vieux Fle­ming et son bor­deaux d’origine ? Il ne l’appelait
jamais que du médoc ; car de lui don­ner quelque autre
appel­la­tion archi­fran­çaise, il n’eût quand même
pas vou­lu aller jusque-là. Médoc, d’ailleurs, est le
nom d’une bour­gade tout à fait réelle [[Notant
ceci, Fon­tane n’ignorait pas que, chez son père,
l’imagination gas­conne ne se fai­sait point faute de voler au
secours de la science.

]], à
la véri­té très petite, 1400 habi­tants au
maxi­mum. Oui, le vieux Fle­ming, quelqu’un de très
bien. A du reste déjà rejoint la grande armée.
Tout le monde, fina­le­ment, s’y enrôle. Eh oui, la vie
n’est pas éternelle.»La ville de Stet­tin fut l’une des sta­tions de Fon­tane père au cours de sa car­rière de phar­ma­cien. De même, Swi­nemünde et Neu­rup­pin (par abré­via­tion Rup­pin) dont il sera ques­tion plus loin.

Sur
quoi nous trin­quâmes, et je vis que c’était toujours
les beaux verres du temps de Swi­nemünde. « Ne
sont-ce pas…»

« Mais
oui. Et je suis content que tu les recon­naisses. Il n’y en a plus
que deux. Mais je n’en ai pas besoin de plus, car en cette mienne
cahute je ne peux rece­voir plus d’une per­sonne. Et la visite que
j’aime le mieux, c’est la tienne. Bon ; main­te­nant, raconte. Que
penses-tu de l’exposition uni­ver­selle ? [[Celle
de 1867, à Paris.

]] Les Français,
dans ce genre de choses, excellent tou­jours. Et par-des­sus le marché,
le dis­cours de Napo­léon ! Il a quand même quelque
chose de l’ancien. Et comme il a rai­son de pré­tendre que
dans la vie, je veux dire dans la vie d’un peuple, tout se tient et
se cor­res­pond, et que là où se ren­contrent les
meilleurs géné­raux se trouvent aus­si les meilleurs
peintres, ou les meilleurs tailleurs et bot­tiers. Et réciproquement. »

« 
Je n’ai pas lu grand-chose de tout cela, et le peu que j’ai lu je
ne m’en sou­viens guère. »

« Tou­jours
la même his­toire, s’exclama mon père en riant. Pas lu.
Et si je pense que tu es jour­na­liste ! [[Bien
avant sa période de roman­cier, Fon­tane fut collaborateur
régu­lier (entre autres pour la cri­tique théâtrale)
de jour­naux berlinois.

]] On s’imagine que ces
gens-là sont dans le secret des dieux, et chaque fois
que tu viens me voir, je constate que j’en sais plus que
toi. D’ailleurs, pour ce qui est d’être au cou­rant
de la situa­tion mon­diale, je n’ai jamais craint per­sonne. Même
quand j’étais jeune, à Rup­pin ou Swinemünde.
Ceux de Swi­nemünde, passe encore ; un nor­mal arma­teur, tant soit
peu délu­ré et har­di, tel jour à Londres,
un autre à Copen­hague, ça n’est jamais tout à
fait dans la lune ; tan­dis qu’avec les pédants de
col­lège de Rup­pin, ah ! com­bien de fois ne me suis-je
pas sen­ti gêné d’en savoir bien plus long qu’eux.
Excep­tion faite, bien sûr, d’Horace et des verbes
irré­gu­liers. Il y avait, par exemple, le vieux, Starke.
Son dada, c’était Aris­tote, et ce qu’Aristote avait
eu le temps d’oublier, Starke le savait encore. Mais quant
aux connais­sances vrai­ment impor­tantes, ber­nique. On ne m’en
fera pas démordre, notre ensei­gne­ment se four­voie du tout
au tout ; les gens n’apprennent pas ce que l’on devrait
apprendre. Comme si Ney n’était pas autrement
inté­res­sant que Pélo­pi­das. Et il faut dire aussi
que… Mais voi­ci Louise qui nous apporte l’omelette. Prends la
moi­tié plus claire, l’autre est un peu brûlée.
Et quand nous en aurons fini de notre déjeu­ner, je te
mon­tre­rai ma cour de ferme et ma car­rière. Puis, on ira
se pro­me­ner jusqu’à Neu­ha­gen. Par si beau temps, je peux
mar­cher sans fortes douleurs. »

Et
ain­si de suite pen­dant un bon moment, puis nous nous levâmes
de table afin d’aller visi­ter, toutes choses conformément
à son pro­gramme. D’abord, donc, la, ferme. Tout y
était plu­tôt pelé et je ne vis d’abord qu’un
billot sup­por­tant une grosse branche de hêtre, avec, à
côté, une scie et une hache. Me mon­trant du doigt
ces objets : « Ma vieille pas­sion, tu le sais, dit-il, et
qui n’a pas ces­sé de me rem­pla­cer la marche… Mais viens
par ici… Tu dois déjà les entendre. »

Sur
quoi il me condui­sit jusqu’à une étable basse dont il
ouvrit la trappe, au delà de laquelle j’aperçus deux
porcs qui ten­daient leur groin. « Qu’en dis-tu ? De sacrés
gaillards. Quand ils m’entendent venir, ils ne se tiennent plus de
joie et crèvent d’impatience. »

« Tu
les gâtes sûre­ment. Maman et la Schrö­der [[La
domes­tique de la famille Fontane.

]]
disaient tou­jours que tu dépen­sais plus à
nour­rir ces ani­maux qu’ils ne rap­por­taient par la suite. »

« Oui,
la Schrö­der, quelle brave femme ! Elle ne me par­don­nait pas de
me lais­ser aller par­fois à don­ner les meilleurs mor­ceaux du
rôti à Pier­rot et à Pier­rette, tu te rappelles ? »

Je
fis oui de la tête.

« Alors,
c’étaient les chats. L’homme doit avoir quelque chose à
aimer. A pré­sent, ce sont ceux-là… Oui, tout
de suite, tout de suite ; voyons, un peu de calme. »

Ce
disant, il se pen­cha et com­men­ça de cares­ser ses deux
pré­fé­rés. Il me par­la encore lon­gue­ment de
l’intelligence de ces bêtes, « dont, d’ailleurs, la
struc­ture interne, ain­si que la science l’a pu démon­trer, se
rap­proche le plus de celle de l’homme. Sus scro­fa et homo
sapiens
— voi­là qui peut don­ner à réfléchir. »
Me pre­nant alors par le bras, il m’emmena jusqu’à une
porte grilla­gée pra­ti­quée dans la clô­ture et d’où
par­tait un étroit sen­tier en zig­zag esca­la­dant la col­line. A
droite et à gauche on avait creu­sé des trous
pro­fonds où appa­rais­sait la par­tie supé­rieure d’assez
grosses pierres.

« Tu
fais de l’extraction, papa ? »

« Bien
enten­du ; c’est main­te­nant une hon­nête part de mon reve­nu. Je
n’ai à m’occuper de rien, je donne seule­ment la
per­mis­sion, ensuite de quoi les gars viennent extraire les pierres,
beau­coup, beau­coup de pierres, les chargent dans leur barque, et
j’empoche mon argent. Dieu bénisse la construc­tion des
routes. On a bien rai­son de dire que le sol est notre richesse, même
lorsqu’on ne peut en faire sor­tir, comme ici, qu’un char­ge­ment de
cailloux. »

Cepen­dant,
nous avions gra­vi, les zig­zags de notre sen­tier et pénétrions
enfin dans la forêt de pins qui recouvre le haut de la colline,
moins un som­met que déjà un pla­teau. Le vent bruissait
dans les hautes branches et, regar­dant vers le haut, je dis comme
pour moi-même : « Und in Posseidons
Fich­ten­hain Tritt er mit from­mem Schau­der ein. »
[[Et,
sai­si d’horreur sacrée, il avance sous les pins dédiés
à Poséi­don (Schil­ler, dans les Grues d’Ibycus).

]]
Aus­si­tôt, ten­dre­ment, il me tou­cha l’épaule, car il
avait devi­né que je n’avais cité ces deux vers que
pour lui. « Oui, dit-il, ce fut tou­jours mon pas­sage préféré.
Tout au début, à l’époque où il me
fal­lait encore aller chaque matin du châ­teau de
Nie­der-Schön­hau­sen au Couvent-Gris, nous n’apprenions
d’ordinaire que « Jean le joyeux savon­nier » et « Dieu
vous garde, vieillard, la pipe est-elle bonne ? » et Schiller
n’était alors pas à moi­tié aussi
célèbre qu’aujourd’hui ni, si l’on peut dire,
pro­mu au rang des héros. Mais « Les grues
d’Ibycus », je les ai déjà apprises en ce
temps-là, et je ne les ai pas oubliées. Il doit y
avoir en elles un quelque chose. As-tu, toi aus­si, tout retenu
de tes pre­mières classes ? »

« A
peu près. Au fond, comme c’est curieux que tant de choses
vous en restent. »

« Tu
n’as pas tort. »

Bien­tôt,
nous quit­tions la forêt par une large route toute droite bordée
de cormiers.

« Quelle
belle route, dis-je, pour un tel pays. Où mène-t-elle
donc ? »

« A
Oders­berg, je crois ; mais, d’ici, elle conduit d’abord à
Neuenhagen. »

« Neuen­ha­gen.
Tu en par­lais déjà tout à l’heure. J’y suis
pas­sé, il y a des années de cela, et tout m’y a
pas­sion­né. C’est là, tu l’ignores peut-être
qu’est enter­rée Hypo­lyt­ta von Uch­ten­ha­gen, sous une belle
dalle funé­raire datant, si je ne me trompe, de 1590, ou
envi­ron. En ce temps-là, on ne lési­nait pas sur ces
choses. Mais ce qui m’intéressa encore davan­tage à
Neuen­ha­gen la fois que le hasard m’y a conduit, c’est une petite
chambre où les Sué­dois ont, sur un feu de paille, mis à
rôtir cer­tain notable du lieu. La vraie guerre de Trente Ans.
Et à pré­sent, rends-toi compte : des gens y dorment.
J’en ai eu un vrai choc, même que j’ai dit qu’à
leur place j’aurais choi­si une autre chambre à coucher. »

Mon
père m’approuva de la tête.

« Oui,
sur un feu de paille, répé­tai-je. Et tout cela pour
obli­ger le mal­heu­reux à par­ler, tout cela à cause de ce
mau­dit argent. »

« Oui,
ce mau­dit argent ! fit mon père en écho. Bien dit, car
il n’est que trop vrai que l’argent, bien sou­vent, n’est que de
l’argent mau­dit. Mais il y a aus­si de bon argent, et il m’arrive
aujourd’hui d’avoir là-des­sus mes idées. On ne doit
pas, bien sûr, pour se le pro­cu­rer, faire rôtir un
notable ; mais quand on pos­sède quelque chose, il ne faut pas
le lâcher. L’argent, ce n’est pas du vent, c’est une
puis­sance. Et main­te­nant, vous êtes tous pauvres comme Job. »

« Ah,
papa, ne parle pas de cela. Tu sais bien que ça nous est
par­fai­te­ment égal. »

« A
toi, peut-être, mais pas à ta mère. »

« Elle
aus­si a fini par s’y faire. »

« Fini
par s’y faire ! Vois, mon petit, c’est là que gît le
reproche, et la vieille femme a par­fai­te­ment rai­son. C’est ce que
je me dis, main­te­nant chaque jour quand, en bas avec ma Louise,
j’expose mon sys­tème du monde, vu que je n’ai personne
d’autre à qui par­ler ; et lorsque j’arrive au plus beau et
que je lui dis : « N’est-ce pas, Louise ? », tout ce
qu’elle fait c’est de sur­sau­ter, à moins qu’elle ne
bronche pas plus qu’une souche. »

« Tu
es plus à plaindre que nous, père. »

« Pos­sible.
Et je le serais encore davan­tage si je ne me disais : ce sont les
cir­cons­tances qui font le caractère. »

« Tu
le disais déjà quand nous étions enfants. Et
c’est assu­ré­ment vrai. »

« Oui,
c’est vrai. Mais alors — je puis bien te par­ler ain­si, car il y a
déjà beau temps que tu n’es plus un gamin — oui,
alors, je disais cela, en l’air et sans trop y pen­ser. Mais
main­te­nant, lorsque j’énonce ma maxime favo­rite, c’est
avec convic­tion. Non que cela puisse, évi­dem­ment, tout à
fait vous tran­quilli­ser. Mais quand même presque, quand même
un petit peu. »

Je
lui pris l’a main et la caressai.

« Il
faut le recon­naître, vous avez une ver­tu : vous n’êtes
ni les uns ni les autres inté­res­sés, avides. Mais
puisque nous sommes sur ce cha­pitre et que je ne sais pas com­bien de
temps il me reste à m’attarder en ce monde sub­lu­naire, je
vou­drais, à pro­pos de ces choses, te dire encore un mot. Il
est des gens qui conti­nuent à pen­ser que le jeu a été
la cause de tout. Or, je peux te le dire, c’est idiot. Toute la
faute incombe à ce qui d’habitude est sans prix, à ma
jeu­nesse et, si ce n’était pas si ridi­cule à énoncer,
j’ajouterais : pas seule­ment à ma jeu­nesse —, à
mon inno­cence. J’étais comme l’agneau qui, dans la
prai­rie, gam­ba­dait tant et si bien qu’il finit par se cas­ser les
pattes. »

Il
s’immobilisa quelques ins­tants, car son asthme le fai­sait souffrir,
et je lui fis remar­quer qu’il était temps de rentrer.

« Oui,
ren­trons ; nous aurons le vent dans le dos, et c’est plus commode
pour par­ler. Et j’ai encore ceci sur le cœur. Je viens de dire que
la cou­pable, c’était ma jeu­nesse. Et c’est exact. Vois-tu,
je n’avais pas encore fini mon appren­tis­sage que je par­tais à
la guerre [[Comme
enga­gé volon­taire, en 1818.

]], et j’étais à peine ren­tré dans
le civil que je me fian­çais. Le jour de mon vingtième
anni­ver­saire, je me suis marié ; et quand j’eus vingt-quatre
ans tu étais déjà dans ton berceau. »

« Cela
me plaît, à moi, que tu aies été si
jeune. »

« Oui,
tout a ses deux côtés, et sans doute est-il bien que je
n’aie été ni usé ni ramol­li. Mais
l’inexpérience n’en reste pas moins fatale, et le pire
c’est que je n’avais rien à faire. Le temps ne passait
jamais assez vite jusqu’au moment de pou­voir enfin ouvrir cette
mau­dite table. »

« C’est
étrange, j’ai héri­té tant de choses de toi,
mais sur ce point-là, rien de rien. Le jeu m’a toujours
ennuyé. »

Il
rit dou­lou­reu­se­ment : « Ah, mon bon petit, tu te trompes bien si
tu crois que nous dif­fé­rons en cela. Le jeu ne m’a jamais
fait aucun plai­sir, pas même une ombre. Et, de plus, je
jouais fran­che­ment mal. Mais quand je m’étais ennuyé
tout au long du jour, je vou­lais au moins, le soir, avoir une
diver­sion, et c’est ain­si que j’ai per­du tout mon bien et
que je vis ici dans la soli­tude, tan­dis que ta mère tremble à
la seule pen­sée que je pour­rais reve­nir auprès
d’elle. Il y a main­te­nant près de cin­quante ans que
nous nous sommes fian­cés. Et voi­là le résultat.
L’amour seul ne suf­fit pas pour se marier ; le mariage est
une ins­ti­tu­tion pour gens rai­son­nables. Je n’avais pas
encore l’âge de l’être. »

« Tu
veux bien que je raconte tout cela à maman ? »

« Bien
sûr que je veux bien, encore que ce ne soit rien de nouveau
pour elle. Car ce sont, de fait, ses propres paroles. Elle aura
la satis­fac­tion de se dire que j’ai fini par me les approprier.
Elle a eu rai­son en tout, en parole et en acte. »

Il
conti­nua un cer­tain temps à par­ler dans le même sens.
Che­min fai­sant, nous arri­vâmes à l’endroit où
la route, sor­tie de la forêt, redes­cend vers la rivière
en direc­tion du pont de bois. Au delà du pont, la carrière
appa­rais­sait dans toute la splen­deur de sa beau­té estivale,
mais, en deçà c’était déjà
la mai­son de mon père, de la che­mi­née de laquelle une
claire fumée s’élevait en tour­noyant dans le
soleil de d’après-midi.

« Nous
voi­ci de retour, et Louise est cer­tai­ne­ment déjà en
train de pré­pa­rer le café.
Cela,
elle s’y entend. « Ist die Blume noch so klein, etwas
Honig sitzt darein »
[[« Si
petite que soit la fleur, elle contient tou­jours un peu de miel. »]]. Je ne
garan­tis pas la cita­tion. On ne peut pas savoir tous les vers par
cœur. Et exta­sie-toi sur le café, sans quoi elle me répétera
au moins à trente reprises que tu ne l’as pas trouvé
bon. Et si j’ai de la chance, elle pleu­re­ra aus­si, par-des­sus le
marché. »

A
l’intérieur, la nappe était déjà mise
pour le café, les tasses bien à leur place et, faute de
mieux, il y avait des bis­cottes pour le thé, car Schiffmühle
ne pos­sé­dait pas de bou­lan­ge­rie et la mar­chande de petits
pains tout frais ne pas­sait qu’une fois par jour. Et nous avions
aus­si de belle eau de source pro­ve­nant de la col­line de sable.

Lorsqu’il
fut près de cinq heures, il me fal­lut pen­ser à
repar­tir. « Je t’accompagne », dit mon père, et il
vint avec moi jusqu’à l’autre extré­mi­té du
pont.

« Alors,
au revoir, et tâche de reve­nir. » Une émo­tion était
dans sa voix, car il avait le pres­sen­ti­ment que c’étaient là
nos adieux.

« Je
revien­drai, très bientôt. »

Il
sou­le­va sa calotte verte et l’agita en l’air.

Et
je revins, en effet, bientôt.

C’était
aux pre­miers jours d’octobre, et tout en haut, sur le faîte
de la col­line, là où nous avions plai­san­té à
pro­pos du « bois sacré de Poséidon »,
désor­mais il se repose des joies et des peines de cette vie.

Theo­dor
Fontane

(tra­duit
de l’allemand par J. P. S.)

La Presse Anarchiste