(Point
n’est besoin, pensons-nous, de nous étendre ici sur les
sentiments — de honte et de rage — où nous ne cessons de
vivre depuis que, le 13 août, les Quisling de Pankow ont, en
verrouillant Berlin-Est, transformé l’Allemagne orientale en
un camp de concentration définitif. Dès avant que la
crise ne prît l’acuité que nous lui voyons
aujourd’hui, Témoins, devant les premières
menaces de Khrouchtchev annonçant son intention de
mettre en cause le statut déjà si précaire de
l’ancienne capitale, avait tenu à sortir son numéro
spécial « Pour Berlin » (cahier n° 22, décembre
59), dans lequel Ignazio Silone, Bernard von Brentano, Manès
Sperber, Max Rychner traduisaient, mieux que nous ne
l’eussions pu faire, la solidarité de tous les hommes
d’honneur avec la population encore libre de la
métropole écartelée. Cette solidarité que
nous avons dite et que nous maintenons tout entière,
cependant nous n’y reviendrons pas. Non que nous soyons moins
indignés, bien au contraire. Mais à quoi
bon ajouter à tant d’autres — pour ce qu’elles servent !
— de nouvelles protestations et déclarations
de principes ? Et c’est pourquoi nous avons préféré,
par la publication du texte qu’on va lire, donner au lecteur
la possibilité de rendre en lui-même
hommage à l’un des esprits les plus libéraux et des
écrivains les plus sensibles que le Berlin de toujours
ait produits. Et bien sûr, Theodor Fontane fut au
cours de sa longue vie (1819 – 1898) un naïf admirateur des
Hohenzollern, un patriote prussien et allemand d’autant plus
patriote que, descendant de réfugiés
huguenots, il était presque entièrement de sang
français et, comme si souvent dans de tels cas, en
rajoutait, en remettait sur le chapitre du loyalisme
vis-à-vis du pays d’accueil. Seulement, si modéré,
si conservateur qu’il ait été de
tempérament, il fut en même temps un libéral
convaincu. L’Angleterre, où il vécut assez longtemps,
aurait dû, rêvait-il, servir de modèle
pour les institutions de la vie publique allemande. Et ce libéralisme
d’esprit se traduit aussi dans la tendresse attentive avec
laquelle il a peint les paysages de sa jeunesse et les
personnages de ses romans — les meilleurs, à notre
avis, pour ne pas dire les seuls vrais romans de l’ancienne
Allemagne (« Irrungen und Wirrungen », « Le
Stechlin », « Les Poggenpuhl », « Effy
Briest », pour n’en citer que quelques-uns). Quant aux pages
ci-dessous, nous les extrayons de l’ouvrage
autobiographique qu’il a intitulé « Mes Années
d’enfance », publié pour la première fois en
1894. — Et s’il est permis à leur traducteur
occasionnel de parler un instant de lui-même, il osera ajouter
que c’est par une double piété qu’il
a entrepris son travail : piété envers Berlin, bien
sûr, et aussi piété envers son propre père
; car il ne peut s’empêcher de penser que les
amis d’Allemagne qui lui ont, cet été, envoyé
le volume des « Années d’enfance »,
l’on fait pour avoir lu celles des pages de son journal qui, dans
le précédent cahier de cette revue, évoquaient,
elles aussi, le deuil d’un fils.)
[…]
Dans ce qui va suivre, je voudrais, interrompant pour quelques pages
le récit de mon enfance, évoquer des jours beaucoup
plus tardifs, dans l’intention de compléter autant que
possible le portrait de mon père, de le parfaire, si j’ose
dire, par en haut. Car tel qu’il fut tout à la fin, tel il
était en vérité.
[…]
A l’époque dont il a été question jusqu’ici,
mon, père était encore très jeune, à
peine au delà de ses trente ans, en plein dans la vie et ses
égarements ; mais, sur ses vieux jours…, les erreurs de
cette vie l’avaient quitté et, au fur et à mesure
qu’avec les années ses conditions d’existence étaient
devenues plus modestes, il n’avait cessé de gagner en bonté
et de se montrer, pour tout ce qui le concernait, de moins en moins
exigeant, toujours prêt, quelque minimes que pussent être
ses ressources, à faire l’impossible pour aider autrui. Se
plaindre, il n’y songeait pas, et encore mois à accuser
(sinon, parfois, lui-même) ; détourné des choses
de ce monde, attendant sereinement la mort, il vécut ses
derniers jours en philosophe [[En
français dans le texte, sauf que ce bon Fontane n’a pas
évité le semi-germanisme « comme philosophe ».
]].
J’allais
le voir une fois par an, et c’est de ma dernière visite
auprès de lui que je voudrais parler maintenant.
Il
habitait alors, depuis déjà dix ou douze ans, près
de Freienwalde, plus précisément dans une colonie de
mariniers au bord du Vieil-Oder [[ Die
alte Oder. Très vraisemblablement le tracé d’un
plus ancien lit du fleuve.
]], dénommée
« Schiffmühle » et dépendant du village de
Neu-Tornow. C’était un ensemble de maisons fort distantes
les unes des autres, jouxtant le cours lent du fleuve entièrement
recouvert de renoncules d’eau jaunes et blanches, cependant
qu’immédiatement derrière la zone des habitations
s’alignaient d’assez hautes collines de sable couronnées
d’une forêt de pins. La maison de mon père était
située juste à l’endroit où un magnifique
vieux pont de bois prolongeait en direction de l’autre rive le
chemin de crête surplombant la digue depuis Freienwalde. Avec
quel argent l’avait-il achetée ? c’est ce que jusqu’à
ce jour je ne saurais dire, car à l’époque de cette
acquisition il n’était plus homme à pouvoir s’offrir
des propriétés, même aussi modestes que celle-ci.
Quoi qu’il en soit, le lieu était sien et il eût pu
lui appliquer les mots « petit mais bien à moi » de
la touchante inscription qui orne le pavillon de chasse du prince
Frédéric-Charles aux Trois-Tilleuls. Il l’habitait en
compagnie d’une gouvernante d’âge moyen qui semblait faite
pour illustrer la maxime : « Bienheureux les simples d’esprit »,
mais sur laquelle, il faut le dire, elle renchérissait
d’abondance. La désolation de mon père à ce
sujet était d’un attendrissant comique, car il garda
jusqu’au bout le besoin de discourir. Par bonheur, il s’était
déjà bien auparavant habitué aux monologues. Il
pensait tout haut : ce fut de tout temps son recours.
J’avais
comme à l’ordinaire annoncé ma venue et fait d’abord
en chemin de fer le délicieux trajet Berlin-Eberswalde, puis
en voiture découverte la route plus délicieuse encore
d’Eberswalde à Freienwalde même, d’où,
empruntant à pied la digue bordée de vieux saules,
j’avais finalement pris la direction de Schiffmühle, dont les
toits rouge vif m’étaient apparus dès la sortie de la
ville. Le chemin ne demandait pas plus d’une demi-heure ; à
droite et à gauche, des champs de colza ; dans la vaste
dépression, quelques fermes isolées surmontées
de nids de cigognes et, fermant le tout, la ligne déjà
mentionnée des collines sablonneuses allongeant leur profil au
delà du Vieil-Oder. Arrivé près du pont, je ne
fus pas, bien sûr, sans me demander : « Comment
vas-tu trouver ton vieux ? » Mais je n’avais pas encore eu le
temps de me formuler la réponse que je le voyais
paraître. De la plus haute fenêtre de sa maison, il
m’avait aperçu et, au moment où j’allais
mettre le pied sur le premier madrier, il arrivait lui-même
à l’autre bout, agitant la main gauche en guise de
bienvenue. Depuis qu’il vivait seul, il avait pris le pli de ne
guère attacher d’importance à sa tenue, de sorte que
je ne fus guère surpris de constater qu’il avait
poussé jusqu’à l’extrême limite, en cette
brûlante journée de juin, la plus parfaite liberté
vestimentaire. Il portait des pantalons de lin gris et une
veste de treillis de même couleur, sous laquelle apparaissait,
car il avait horreur de tout ce qui engonce, une chemise de nuit au
col rabattu, qui eût fort bien évoqué des idées
de gymnastique si le blanc n’en avait pas été aussi
douteux. Sur la tête, il arborait une calotte verte
bordée d’un ruban noir, et la seule pièce de son
équipement qui rappelât des temps meilleurs était
une magnifique canne de bambou à pomme d’ivoire
au-dessus d’une virole si disproportionnée de hauteur
qu’on ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle dissimulait
un poignard. A tort, d’ailleurs.
Enfin
nous nous avions et nous donnâmes un baiser sur la joue gauche.
« C’est bien que tu sois là. Que devient ta femme ? Et
les enfants ? » Mais il n’attendit pas la réponse, car
ce genre de précisions concernant la famille, lorsqu’il
n’y allait pas d’une question de vie ou de mort,
l’intéressaient fort peu, et il poursuivit : « C’est
une vie d’ermite que je mène ici, on pourrait presque
dire d’anachorète, catégorie que je me représente,
à tort peut-être, comme une espèce d’ermite à
la seconde puissance. Ces mots savants ont toujours l’air
d’augmentatifs. Bah, nous en reparlerons. Une chance que tu
aies si beau temps, un vrai « temps de Hohenzollern »,
comme on dit. Tu écris si souvent sur eux que tu as peut-être
droit au temps qui porte leur nom ; tout a sa récompense.
Quant à moi, je m’en tiens toujours à Napoléon :
il fut un plus grand génie. Sais-tu que le prince Guillaume —
je veux dire l’ancien, le tout à fait ancien, celui qui
portait toujours l’uniforme des dragons de Schwedt, bleu clair et
col noir, et qui passe pour avoir été la droiture même,
or c’est le sens de l’honneur qui fait tout — sais-tu, dis-je,
que le prince Guillaume avait toujours sous les yeux le buste de
Napoléon ? Très exactement sur sa table de travail. »
« Oui,
papa, je le sais. Tu me l’as dit souvent. »
« Dit
souvent », répéta-t-il. « Oui, c’est
probablement exact. Je n’apprends plus rien de neuf, j’en suis
réduit à mes vieilles histoires, mais en vérité
ce sont les meilleures. Te rappelles-tu ? Lannes et La Tour d’Auvergne
et Michel Ney. Oui, mon ami Michel Ney, en voilà un à
qui je repense de plus en plus, et je le vois toujours à
l’heure où ils l’ont collé au mur de ce jardin —
le jardin, vide et déserté, du Luxembourg, par un jour
pluvieux de décembre ; et quand l’officier qui commandait le
peloton fit mine de lire encore une fois la sentence du conseil de
guerre, avec tous les titres de prince et de duc, alors mon ami Ney
l’interrompant, de dire de sa voix de basse : « Pourquoi
tous ces titres?… Michel Ney… rien de plus… et
bientôt un peu de poussière. [[En
français dans le texte. A la vérité, l’original
dit : « Un peu de poudre », vraisemblablement par une de ces
fidélités « classiques » dont le cas devait
être assez fréquent dans le français de la
colonie huguenote.
]] Et puis la salve.
Oui, « et bientôt un peu de poussière ». Cela
vaut pour chacun, à n’importe quelle heure. Et quand on a
déjà soixante et onze ans…»
« Ah,
papa, il ne faut pas penser à cela. »
« Je
n’y tiens pas non plus, la mort est une chose affreuse. Mais qu’on
le veuille ou non, elle s’annonce, elle tourne autour de vous, elle
est là.. Mais laissons la mort. La mort, c’est un mauvais
mot quand on s’apprête à entrer dans une maison. Et
voici venir Louise. Pour t’accueillir. Sois bien gentil, même
si elle dit quelque sottise. Et tu peux y compter. »
Sur
ces mots, pendant que mon père, après avoir traversé
le vestibule, gravissait l’escalier pour aller tant bien que mal
corriger sa toilette, Louise était effectivement venue jusqu’à
moi et se mit à me raconter, au reste de la façon la
plus sensée, combien papa, depuis deux jours, s’était
réjoui de ma visite. Bien sûr dit-elle, il n’a rien
d’autre : elle écoutait bien, chaque fois qu’il
parlait, qu’il expliquait quelque chose, mais elle était si
bête.
« Ah,
Louise, ne parlez pas ainsi. Ce ne sera certainement pas si grave.
Chacun est intelligent, et chacun est sot. Et je parie que vous nous
avez encore préparé une omelette. »
« Que
oui. »
« Vous
voyez. Qu’est-ce que ça veut dire, ici, intelligent ou pas
intelligent ? Papa peut être content de vous avoir. »
« Je
le suis aussi, dit ce dernier en redescendant de la chambre d’en
haut après avoir utilisé les minutes de notre
dialogue à passer une redingote d’âge si
vénérable qu’elle était devenue depuis beau
temps scandaleusement étroite. Je le suis aussi. Louise
est une bonne personne. Quelquefois, également,
quelqu’un d’abominable ; mais à bien examiner, qui est-ce
qui n’est pas, de temps en temps abominable ? et il serait
injuste de ma part d’exiger précisément de Louise
de faire exception à la règle. »
Louise,
entre temps, était retournée dans sa cuisine, cependant
que mon père et moi arpentions le vestibule, où régnait
une adorable fraîcheur. Autour de nous se jouaient la lumière
et les ombres. Grandes ouvertes, les portes laissaient voir la
disposition de toute la demeure. De chaque côté se
répondaient deux pièces, à droite les deux
pièces de mon père, à gauche la chambre de
Louise et la cuisine. « Entrons ici, dit mon père en me
faisant pénétrer dans sa chambre à coucher, qui
donnait sur la cour et où se voyait, outre une très
large fenêtre, une toute petite ouverture supplémentaire,
simple lucarne que l’on maintenait toujours ouverte et devant
laquelle flottait au vent un rideau minuscule.
« Tiens,
revoici la lucarne. Et toujours par fermée. Tu ne t’enrhumes
jamais ? »
« Non,
fiston. Et d’ailleurs, pas moyen de faire autrement. Si je la
ferme, je n’ai plus d’air. Et la nuit… aucun danger… personne
ne pourrait se faufiler par ce petit trou ; des filous de
cette minceur, cela n’existe pas. Et puis j’ai mon
pistolet. »
« C’est
toujours le même, celui qui ne marche pas ? »
« Bien
sûr. Même pour les pistolets ce qui importe, ce n’est
pas qu’ils puissent tirer ou non. L’effet moral, voilà
ce qui est décisif. Car c’est toujours le moral qui
décide. »
« Crois-tu ? »
« Oui,
je le prétends. Je ne m’en suis rendu compte que bien tard,
mais mieux vaut tard que jamais. Et maintenant, viens dans la
pièce du devant. Je vois que Louise a déjà
servi et, si mes sens ne m’abusent point — d’ailleurs je
suis un tout petit peu initié — ce sera de la poitrine de
veau à l’étuvée. Premier service.
Manges-tu pareille chose ? »
« Sûr,
que j’en mange. L’estouffade de poitrine de veau est un vrai
régal, spécialement ce qui est près de l’os. »
« Tout
à fait de ton avis. C’est quand même bizarre comme
tout cela s’hérite. Je ne veux pas dire les goûts
majeurs, là au fond c’est naturel. Mais les
secondaires. Or, l’estouffade de poitrine de veau, au bout du
compte, rentre dans la catégorie des petites choses. »
« Oui
et non. »
« Très
juste. Et je te reconnais bien là. On ne peut pas décréter
une fois pour toute que la poitrine de veau en estouffade n’est
qu’une bagatelle, une quantité négligeable.
Mais ce n’est pas tout cela, trinquons. C’est encore du
rouge de Stettin [[La
ville de Stettin fut l’une des stations de Fontane père au
cours de sa carrière de pharmacien. De même, Swinemünde
et Neuruppin (par abréviation Ruppin) dont il sera question
plus loin.
]]. Ceux de Stettin s’entendaient comme
personne au ravitaillement. De l’authenticité,
aujourd’hui, ça ne se trouve plus. Te rappelles-tu le
vieux Fleming et son bordeaux d’origine ? Il ne l’appelait
jamais que du médoc ; car de lui donner quelque autre
appellation archifrançaise, il n’eût quand même
pas voulu aller jusque-là. Médoc, d’ailleurs, est le
nom d’une bourgade tout à fait réelle [[Notant
ceci, Fontane n’ignorait pas que, chez son père,
l’imagination gasconne ne se faisait point faute de voler au
secours de la science.
]], à
la vérité très petite, 1400 habitants au
maximum. Oui, le vieux Fleming, quelqu’un de très
bien. A du reste déjà rejoint la grande armée.
Tout le monde, finalement, s’y enrôle. Eh oui, la vie
n’est pas éternelle.»La ville de Stettin fut l’une des stations de Fontane père au cours de sa carrière de pharmacien. De même, Swinemünde et Neuruppin (par abréviation Ruppin) dont il sera question plus loin.
Sur
quoi nous trinquâmes, et je vis que c’était toujours
les beaux verres du temps de Swinemünde. « Ne
sont-ce pas…»
« Mais
oui. Et je suis content que tu les reconnaisses. Il n’y en a plus
que deux. Mais je n’en ai pas besoin de plus, car en cette mienne
cahute je ne peux recevoir plus d’une personne. Et la visite que
j’aime le mieux, c’est la tienne. Bon ; maintenant, raconte. Que
penses-tu de l’exposition universelle ? [[Celle
de 1867, à Paris.
]] Les Français,
dans ce genre de choses, excellent toujours. Et par-dessus le marché,
le discours de Napoléon ! Il a quand même quelque
chose de l’ancien. Et comme il a raison de prétendre que
dans la vie, je veux dire dans la vie d’un peuple, tout se tient et
se correspond, et que là où se rencontrent les
meilleurs généraux se trouvent aussi les meilleurs
peintres, ou les meilleurs tailleurs et bottiers. Et réciproquement. »
«
Je n’ai pas lu grand-chose de tout cela, et le peu que j’ai lu je
ne m’en souviens guère. »
« Toujours
la même histoire, s’exclama mon père en riant. Pas lu.
Et si je pense que tu es journaliste ! [[Bien
avant sa période de romancier, Fontane fut collaborateur
régulier (entre autres pour la critique théâtrale)
de journaux berlinois.
]] On s’imagine que ces
gens-là sont dans le secret des dieux, et chaque fois
que tu viens me voir, je constate que j’en sais plus que
toi. D’ailleurs, pour ce qui est d’être au courant
de la situation mondiale, je n’ai jamais craint personne. Même
quand j’étais jeune, à Ruppin ou Swinemünde.
Ceux de Swinemünde, passe encore ; un normal armateur, tant soit
peu déluré et hardi, tel jour à Londres,
un autre à Copenhague, ça n’est jamais tout à
fait dans la lune ; tandis qu’avec les pédants de
collège de Ruppin, ah ! combien de fois ne me suis-je
pas senti gêné d’en savoir bien plus long qu’eux.
Exception faite, bien sûr, d’Horace et des verbes
irréguliers. Il y avait, par exemple, le vieux, Starke.
Son dada, c’était Aristote, et ce qu’Aristote avait
eu le temps d’oublier, Starke le savait encore. Mais quant
aux connaissances vraiment importantes, bernique. On ne m’en
fera pas démordre, notre enseignement se fourvoie du tout
au tout ; les gens n’apprennent pas ce que l’on devrait
apprendre. Comme si Ney n’était pas autrement
intéressant que Pélopidas. Et il faut dire aussi
que… Mais voici Louise qui nous apporte l’omelette. Prends la
moitié plus claire, l’autre est un peu brûlée.
Et quand nous en aurons fini de notre déjeuner, je te
montrerai ma cour de ferme et ma carrière. Puis, on ira
se promener jusqu’à Neuhagen. Par si beau temps, je peux
marcher sans fortes douleurs. »
Et
ainsi de suite pendant un bon moment, puis nous nous levâmes
de table afin d’aller visiter, toutes choses conformément
à son programme. D’abord, donc, la, ferme. Tout y
était plutôt pelé et je ne vis d’abord qu’un
billot supportant une grosse branche de hêtre, avec, à
côté, une scie et une hache. Me montrant du doigt
ces objets : « Ma vieille passion, tu le sais, dit-il, et
qui n’a pas cessé de me remplacer la marche… Mais viens
par ici… Tu dois déjà les entendre. »
Sur
quoi il me conduisit jusqu’à une étable basse dont il
ouvrit la trappe, au delà de laquelle j’aperçus deux
porcs qui tendaient leur groin. « Qu’en dis-tu ? De sacrés
gaillards. Quand ils m’entendent venir, ils ne se tiennent plus de
joie et crèvent d’impatience. »
« Tu
les gâtes sûrement. Maman et la Schröder [[La
domestique de la famille Fontane.
]]
disaient toujours que tu dépensais plus à
nourrir ces animaux qu’ils ne rapportaient par la suite. »
« Oui,
la Schröder, quelle brave femme ! Elle ne me pardonnait pas de
me laisser aller parfois à donner les meilleurs morceaux du
rôti à Pierrot et à Pierrette, tu te rappelles ? »
Je
fis oui de la tête.
« Alors,
c’étaient les chats. L’homme doit avoir quelque chose à
aimer. A présent, ce sont ceux-là… Oui, tout
de suite, tout de suite ; voyons, un peu de calme. »
Ce
disant, il se pencha et commença de caresser ses deux
préférés. Il me parla encore longuement de
l’intelligence de ces bêtes, « dont, d’ailleurs, la
structure interne, ainsi que la science l’a pu démontrer, se
rapproche le plus de celle de l’homme. Sus scrofa et homo
sapiens — voilà qui peut donner à réfléchir. »
Me prenant alors par le bras, il m’emmena jusqu’à une
porte grillagée pratiquée dans la clôture et d’où
partait un étroit sentier en zigzag escaladant la colline. A
droite et à gauche on avait creusé des trous
profonds où apparaissait la partie supérieure d’assez
grosses pierres.
« Tu
fais de l’extraction, papa ? »
« Bien
entendu ; c’est maintenant une honnête part de mon revenu. Je
n’ai à m’occuper de rien, je donne seulement la
permission, ensuite de quoi les gars viennent extraire les pierres,
beaucoup, beaucoup de pierres, les chargent dans leur barque, et
j’empoche mon argent. Dieu bénisse la construction des
routes. On a bien raison de dire que le sol est notre richesse, même
lorsqu’on ne peut en faire sortir, comme ici, qu’un chargement de
cailloux. »
Cependant,
nous avions gravi, les zigzags de notre sentier et pénétrions
enfin dans la forêt de pins qui recouvre le haut de la colline,
moins un sommet que déjà un plateau. Le vent bruissait
dans les hautes branches et, regardant vers le haut, je dis comme
pour moi-même : « Und in Posseidons
Fichtenhain Tritt er mit frommem Schauder ein. » [[Et,
saisi d’horreur sacrée, il avance sous les pins dédiés
à Poséidon (Schiller, dans les Grues d’Ibycus).
]]
Aussitôt, tendrement, il me toucha l’épaule, car il
avait deviné que je n’avais cité ces deux vers que
pour lui. « Oui, dit-il, ce fut toujours mon passage préféré.
Tout au début, à l’époque où il me
fallait encore aller chaque matin du château de
Nieder-Schönhausen au Couvent-Gris, nous n’apprenions
d’ordinaire que « Jean le joyeux savonnier » et « Dieu
vous garde, vieillard, la pipe est-elle bonne ? » et Schiller
n’était alors pas à moitié aussi
célèbre qu’aujourd’hui ni, si l’on peut dire,
promu au rang des héros. Mais « Les grues
d’Ibycus », je les ai déjà apprises en ce
temps-là, et je ne les ai pas oubliées. Il doit y
avoir en elles un quelque chose. As-tu, toi aussi, tout retenu
de tes premières classes ? »
« A
peu près. Au fond, comme c’est curieux que tant de choses
vous en restent. »
« Tu
n’as pas tort. »
Bientôt,
nous quittions la forêt par une large route toute droite bordée
de cormiers.
« Quelle
belle route, dis-je, pour un tel pays. Où mène-t-elle
donc ? »
« A
Odersberg, je crois ; mais, d’ici, elle conduit d’abord à
Neuenhagen. »
« Neuenhagen.
Tu en parlais déjà tout à l’heure. J’y suis
passé, il y a des années de cela, et tout m’y a
passionné. C’est là, tu l’ignores peut-être
qu’est enterrée Hypolytta von Uchtenhagen, sous une belle
dalle funéraire datant, si je ne me trompe, de 1590, ou
environ. En ce temps-là, on ne lésinait pas sur ces
choses. Mais ce qui m’intéressa encore davantage à
Neuenhagen la fois que le hasard m’y a conduit, c’est une petite
chambre où les Suédois ont, sur un feu de paille, mis à
rôtir certain notable du lieu. La vraie guerre de Trente Ans.
Et à présent, rends-toi compte : des gens y dorment.
J’en ai eu un vrai choc, même que j’ai dit qu’à
leur place j’aurais choisi une autre chambre à coucher. »
Mon
père m’approuva de la tête.
« Oui,
sur un feu de paille, répétai-je. Et tout cela pour
obliger le malheureux à parler, tout cela à cause de ce
maudit argent. »
« Oui,
ce maudit argent ! fit mon père en écho. Bien dit, car
il n’est que trop vrai que l’argent, bien souvent, n’est que de
l’argent maudit. Mais il y a aussi de bon argent, et il m’arrive
aujourd’hui d’avoir là-dessus mes idées. On ne doit
pas, bien sûr, pour se le procurer, faire rôtir un
notable ; mais quand on possède quelque chose, il ne faut pas
le lâcher. L’argent, ce n’est pas du vent, c’est une
puissance. Et maintenant, vous êtes tous pauvres comme Job. »
« Ah,
papa, ne parle pas de cela. Tu sais bien que ça nous est
parfaitement égal. »
« A
toi, peut-être, mais pas à ta mère. »
« Elle
aussi a fini par s’y faire. »
« Fini
par s’y faire ! Vois, mon petit, c’est là que gît le
reproche, et la vieille femme a parfaitement raison. C’est ce que
je me dis, maintenant chaque jour quand, en bas avec ma Louise,
j’expose mon système du monde, vu que je n’ai personne
d’autre à qui parler ; et lorsque j’arrive au plus beau et
que je lui dis : « N’est-ce pas, Louise ? », tout ce
qu’elle fait c’est de sursauter, à moins qu’elle ne
bronche pas plus qu’une souche. »
« Tu
es plus à plaindre que nous, père. »
« Possible.
Et je le serais encore davantage si je ne me disais : ce sont les
circonstances qui font le caractère. »
« Tu
le disais déjà quand nous étions enfants. Et
c’est assurément vrai. »
« Oui,
c’est vrai. Mais alors — je puis bien te parler ainsi, car il y a
déjà beau temps que tu n’es plus un gamin — oui,
alors, je disais cela, en l’air et sans trop y penser. Mais
maintenant, lorsque j’énonce ma maxime favorite, c’est
avec conviction. Non que cela puisse, évidemment, tout à
fait vous tranquilliser. Mais quand même presque, quand même
un petit peu. »
Je
lui pris l’a main et la caressai.
« Il
faut le reconnaître, vous avez une vertu : vous n’êtes
ni les uns ni les autres intéressés, avides. Mais
puisque nous sommes sur ce chapitre et que je ne sais pas combien de
temps il me reste à m’attarder en ce monde sublunaire, je
voudrais, à propos de ces choses, te dire encore un mot. Il
est des gens qui continuent à penser que le jeu a été
la cause de tout. Or, je peux te le dire, c’est idiot. Toute la
faute incombe à ce qui d’habitude est sans prix, à ma
jeunesse et, si ce n’était pas si ridicule à énoncer,
j’ajouterais : pas seulement à ma jeunesse —, à
mon innocence. J’étais comme l’agneau qui, dans la
prairie, gambadait tant et si bien qu’il finit par se casser les
pattes. »
Il
s’immobilisa quelques instants, car son asthme le faisait souffrir,
et je lui fis remarquer qu’il était temps de rentrer.
« Oui,
rentrons ; nous aurons le vent dans le dos, et c’est plus commode
pour parler. Et j’ai encore ceci sur le cœur. Je viens de dire que
la coupable, c’était ma jeunesse. Et c’est exact. Vois-tu,
je n’avais pas encore fini mon apprentissage que je partais à
la guerre [[Comme
engagé volontaire, en 1818.
]], et j’étais à peine rentré dans
le civil que je me fiançais. Le jour de mon vingtième
anniversaire, je me suis marié ; et quand j’eus vingt-quatre
ans tu étais déjà dans ton berceau. »
« Cela
me plaît, à moi, que tu aies été si
jeune. »
« Oui,
tout a ses deux côtés, et sans doute est-il bien que je
n’aie été ni usé ni ramolli. Mais
l’inexpérience n’en reste pas moins fatale, et le pire
c’est que je n’avais rien à faire. Le temps ne passait
jamais assez vite jusqu’au moment de pouvoir enfin ouvrir cette
maudite table. »
« C’est
étrange, j’ai hérité tant de choses de toi,
mais sur ce point-là, rien de rien. Le jeu m’a toujours
ennuyé. »
Il
rit douloureusement : « Ah, mon bon petit, tu te trompes bien si
tu crois que nous différons en cela. Le jeu ne m’a jamais
fait aucun plaisir, pas même une ombre. Et, de plus, je
jouais franchement mal. Mais quand je m’étais ennuyé
tout au long du jour, je voulais au moins, le soir, avoir une
diversion, et c’est ainsi que j’ai perdu tout mon bien et
que je vis ici dans la solitude, tandis que ta mère tremble à
la seule pensée que je pourrais revenir auprès
d’elle. Il y a maintenant près de cinquante ans que
nous nous sommes fiancés. Et voilà le résultat.
L’amour seul ne suffit pas pour se marier ; le mariage est
une institution pour gens raisonnables. Je n’avais pas
encore l’âge de l’être. »
« Tu
veux bien que je raconte tout cela à maman ? »
« Bien
sûr que je veux bien, encore que ce ne soit rien de nouveau
pour elle. Car ce sont, de fait, ses propres paroles. Elle aura
la satisfaction de se dire que j’ai fini par me les approprier.
Elle a eu raison en tout, en parole et en acte. »
Il
continua un certain temps à parler dans le même sens.
Chemin faisant, nous arrivâmes à l’endroit où
la route, sortie de la forêt, redescend vers la rivière
en direction du pont de bois. Au delà du pont, la carrière
apparaissait dans toute la splendeur de sa beauté estivale,
mais, en deçà c’était déjà
la maison de mon père, de la cheminée de laquelle une
claire fumée s’élevait en tournoyant dans le
soleil de d’après-midi.
« Nous
voici de retour, et Louise est certainement déjà en
train de préparer le café. Cela,
elle s’y entend. « Ist die Blume noch so klein, etwas
Honig sitzt darein » [[« Si
petite que soit la fleur, elle contient toujours un peu de miel. »]]. Je ne
garantis pas la citation. On ne peut pas savoir tous les vers par
cœur. Et extasie-toi sur le café, sans quoi elle me répétera
au moins à trente reprises que tu ne l’as pas trouvé
bon. Et si j’ai de la chance, elle pleurera aussi, par-dessus le
marché. »
A
l’intérieur, la nappe était déjà mise
pour le café, les tasses bien à leur place et, faute de
mieux, il y avait des biscottes pour le thé, car Schiffmühle
ne possédait pas de boulangerie et la marchande de petits
pains tout frais ne passait qu’une fois par jour. Et nous avions
aussi de belle eau de source provenant de la colline de sable.
Lorsqu’il
fut près de cinq heures, il me fallut penser à
repartir. « Je t’accompagne », dit mon père, et il
vint avec moi jusqu’à l’autre extrémité du
pont.
« Alors,
au revoir, et tâche de revenir. » Une émotion était
dans sa voix, car il avait le pressentiment que c’étaient là
nos adieux.
« Je
reviendrai, très bientôt. »
Il
souleva sa calotte verte et l’agita en l’air.
Et
je revins, en effet, bientôt.
C’était
aux premiers jours d’octobre, et tout en haut, sur le faîte
de la colline, là où nous avions plaisanté à
propos du « bois sacré de Poséidon »,
désormais il se repose des joies et des peines de cette vie.
Theodor
Fontane
(traduit
de l’allemand par J. P. S.)