La Presse Anarchiste

Après Goa

 

Avez-vous remar­qué
la flo­rai­son sou­daine du pacifisme ?

Des gens qui n’ont jamais
émis le moindre juge­ment sur la guerre d’Algérie,
sinon pour l’approuver ou tout au moins la dire nécessaire,
tout d’un coup ont été sai­sis d’une véhémente
indi­gna­tion à cause de Goa.

Avec un petit rire vengeur,
ces main­te­neurs impromp­tus du droit se délivrent de leurs
com­plexes devant les non-vio­lents en fai­sant obser­ver que c’est
l’Inde qui a employé la vio­lence. Lorsque le Portugal
« paci­fiait » l’Angola, il y a quelques semaines encore,
en égor­geant des mil­liers de gens, et singulièrement
des pas­teurs par dizaines, braves pro­tes­tants, vous étiez
muets, ne sachant trop que dire et com­ment le dire. Et puis, tout à
coup, vous avez trou­vé des paroles et du sen­ti­ment pour
défendre Mon­sieur Sala­zar et son colo­nia­lisme clérical
à Goa.

Per­met­tez !
Les paci­fiques, c’est nous. Aus­si vous redi­rons-nous ce qui est le
B A Ba en la matière, à savoir qu’à refu­ser de
faire la jus­tice en temps vou­lu on pré­pare l’explosion de la
vio­lence. Il faut être un « tueur » pour faire
vio­lence par plai­sir. Et encore cela ne vient-il pas tout de suite.
Et il n’y a pas de peuple tueur. Seule­ment il y a ici des
igno­rances et des lais­sez-aller sous les­quels couvent là des
exas­pé­ra­tions, et celles-ci un jour font irrup­tion. Lorsqu’en
1954 les satya­gra­his de l’Inde, avec l’assentiment du
gou­ver­ne­ment de New-Del­hi et son sou­tien très non
violent, essayèrent de rame­ner Goa dans l’Union indienne et
y échouèrent, les braves gens ne firent point
atten­tion. Ils se réjouirent seule­ment, ceux qui tout de même
furent un peu aler­tés, de ce que tout était rentré
dans l’ordre, disaient-ils.

* *

Lorsqu’en 1947 l’Inde
était enfin arri­vée à l’indépendance,
son gou­ver­ne­ment, aus­si­tôt deman­da à la France et au
Por­tu­gal de com­plé­ter sa libé­ra­tion en rétrocédant
les éta­blis­se­ments que ces deux pays gar­daient encore sur son
ter­ri­toire, après les avoir acquis deux ou quatre siècles
plus tôt, au temps où ils avaient pro­fi­té de la
fai­blesse et du bon vou­loir indiens. La France accep­ta le principe
d’un réfé­ren­dum qui per­mit le retour rapide de
Chan­der­na­gor à la Répu­blique indienne. Et, plus tard,
ce fut un des actes de cou­rage civique de M. Men­dès-France que
de déci­der enfin la rétro­ces­sion de Pondichéry,
Mahé, Yanaon et Kari­kal. J’ai visi­té Pondichéry
en jan­vier 1950, et j’atteste que tous les repré­sen­tants de
la France ren­con­trés là-bas, admi­nis­tra­teurs ou
ingé­nieurs, étaient convain­cus qu’il fal­lait s’en
aller, que le main­tien pour rai­sons de pres­tige n’avait d’autre
effet que de faire perdre beau­coup d’argent à notre pays, et
sur­tout de lui faire perdre l’amitié du nou­vel Etat indien.

Le Por­tu­gal, lui, avait
répon­du aux avances indiennes en bour­rant Goa de troupes de
cou­leur ame­nées de l’Angola et du Mozam­bique. Et pendant
qua­torze ans il refu­sa d’écouter les appels en vue d’une
négo­cia­tion. Il se bor­nait à dire que Goa, Diu et Damao
jouis­saient d’un sta­tut iden­tique à celui de la métropole.
Et il est vrai que les Por­tu­gais, au Bré­sil, ont été
remar­qua­ble­ment exempts de racisme. Tout de même le Brésil
a jugé oppor­tun il y a bien des années déjà
de se débar­ras­ser de leur tutelle colo­niale. Dans l’Inde,
tout devait res­ter en l’état. Et sans doute ce que parlant
de Pon­di­ché­ry, Neh­ru m’avait dit en décembre 1949, à
Séva­gram, était-il vrai éga­le­ment et le
demeu­rait-il en ce qui concerne Goa : « C’est irri­tant. Nous
savons bien qu’il en est ain­si sim­ple­ment parce qu’une dizaine
d’hommes, moi­tié Euro­péens, moi­tié Indiens, y
ont per­son­nel­le­ment intérêt. »

Et main­te­nant, voilà
qu’on verse des tor­rents de larmes de cro­co­dile. Je suis désolé
que M. Ste­ven­son s’y com­mette. Point éton­né que ce
qui reste de « Bri­tish Empire », chez ceux qui viennent de
sou­te­nir tra­gi­que­ment M. Tschom­bé une fois de plus les fasse
très ennuyés parce qu’à sou­te­nir le Portugal
comme ce serait leur devoir d’alliés ils risquent de perdre
le concours si impor­tant de l’Inde dans le Com­mon­wealth ou bien à
fer­mer trop net­te­ment les yeux sur l’entreprise indienne, ils
risquent de perdre au Por­tu­gal un appui qui, depuis les temps de
Napo­léon n’est pas sans inté­rêt. Pas étonné
non plus que notre presse bien-pen­sante se défoule sur le dos
de Neh­ru et de Kri­sh­na Menon de sa mau­vaise conscience en matière
algé­rienne et policière

* *

Main­te­nant seule­ment je
consens à dire que je regrette, moi aus­si, qu’après,
nous dit-on, un long com­bat inté­rieur, M. Neh­ru se soit décidé
à en finir par un acte d’impatience armée. Il
fau­drait tout de même qu’on se sou­vienne que Neh­ru n’a
jamais été un non-violent par prin­cipe, qu’il a
tou­jours dit qu’il adop­tait la ligne Gand­hi parce quelle se
mon­trait effi­cace, mais la quit­te­rait au cas contraire. Il n’a donc
rien tra­hi, ni ne s’est renié. A cause d’un sentiment
fra­ter­nel à son endroit, je crois pour­tant qu’il a dû
souf­frir d’entrer dans la voie d’un acte violent, si limité
dût-il être. J’imagine qu’il a dû dans les
jours qui pré­cé­dèrent l’entrée en armes
à Goa, sou­vent pen­ser à Gandhi.

Je me
rap­pelle le pro­pos d’un ami indien à Ward­ha. Il me faisait
visi­ter la mai­son où s’étaient tenus les principaux
conseils où l’on avait déci­dé de préparer
les cam­pagnes de la libé­ra­tion non vio­lente. Ici était
assis Gand­hi, là Neh­ru, là Rasen­dra Pra­sad. Par terre,
dos au mur. La dis­cus­sion durait par­fois des heures. En fin de
compte, l’entretien n’était plus qu’un dia­logue entre
Gand­hi et Neh­ru. « Et sou­dain l’homme froid et très
habi­tuel­le­ment maître de lui qu’était Neh­ru, se jetait
aux pieds de Gand­hi : Maître, disait-il, tu as tou­jours raison ».

Cette fois-ci Gandhi
n’était pas là. Hélas ! il n’est pas chez
nous non plus…

Hen­ri Roser

(Cité nou­velle,
11. 1. 62)

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