Apprenti,
je croyais à la force d’éclairement du savoir, au
bonheur des grands esprits ensoleillés par la culture. Par le
chemin des aventures, si je vivais vigoureusement, les expériences
et les voyages activeraient mes facultés ; leur faiblesse
deviendrait force ; plus de pouvoir ; plus de lumière.
Ayant vécu, je comprendrais le discours des philosophes : leurs
livres. Peut-être un jour croiserais-je un de ces grands
esprits.
Le
travail d’usine et des chantiers, les voyages — quelques
aller-et-retour sur le PLM — n’avaient guère activé
mon mûrissement, quand je fis la connaissance d’un
unijambiste de haute stature. Sculpteur errant, âme en
détresse, l’homme à la jambe de bois promenait sur la
Côte ses rêves de grandeur et ses idées de
suicide. On lui avait parlé de moi. Son esprit troublé
m’imaginait profondément malheureux : j’étais son
double menacé d’une fin tragique. Plus âgé,
frère aîné, il serait mon guide. Venu en mon
absence, le sculpteur avait déposé un curieux masque de
plâtre devant la porte de mon logis. Je lui rendis visite. Au
camp où il séjournait, le menu était trop maigre
pour de telles retrouvailles ; il fallait la température du
cognac et du vin blanc. A La Croix, nous avions déjeuné
au bar-tabac, passé là tout un après-midi en
parlant de nos états d’âme. Au passage d’un touriste
distingué, le sculpteur reconnut un peintre venu au camp par
erreur et tôt reparti se loger au village. Présentations.
Le gentleman raide d’allures s’était révélé
sans distances, désarmé, sympathique.
* *
En
automne et en hiver, l’entretien du parc d’un hôtel
m’occupait deux jours par semaine. J’étais là avec
mon râteau quand je vis venir vers moi la haute silhouette, la
canne et la couronne de cheveux blancs du touriste que l’artiste au
somptueux cafard m’avait présenté. Très digne,
la tête rejetée en arrière, Herr Doktor Eduard
von Bendemann ressemblait à Gustave de Suède. Il me dit
en cherchant ses mots :
— Je
suis Allemand comme vous savez, voudriez-vous me donner des leçons ?
C’est parler que je voudrais pour me perfectionner en français.
Depuis,
je le voyais souvent. A propos de l’influence de Nietzsche il me
fit presque un cours de philosophie. Peintre et historien, ses
activités tournaient au passe-temps d’amateur désenchanté.
J’avais gagné son affection, il me parlait de ses amis :
—
J’ai
connu à Berlin un être étonnant, Bernard
Groethuysen. Philosophe professeur, d’université, il jouit
d’un grand crédit auprès de la jeunesse
allemande. Il vit neuf mois sur douze à Paris. Il habite rue
Campagne-Première un des ateliers d’une affreuse caserne
pour artistes pauvres. Son père était d’origine
hollandaise, sa mère une Russe. Trop russe et trop français,
Groethuysen ne se plaît guère dans l’Allemagne où
il est né. C’est un type de grand Européen. Vous
pourriez le rencontrer quand vous serez de retour à Paris. Il
est simple, pas du tout intimidant, il sait se moquer de lui-même
à la façon des hommes supérieurs. Il raconte en
souriant de sa naïveté qu’après l’attentat de
Sarajevo il était allé à l’ambassade
d’Allemagne supplier l’ambassadeur d’intervenir pour empêcher
la guerre. En 1914, interné dans un camp, il est devenu le
confident de tous les détenus, leur arbitre. A ses yeux, je ne
suis qu’un spectateur, un représentant de la culture
bourgeoise condamnée. Après sa dure expérience
du camp de Châteauroux, lui a trouvé sa voie en se
ralliant au mouvement communiste. Alix Guillain, sa compagne, est une
fille spirituelle d’Elisée Reclus. Communistes de cœur et
de pensée, en refusant les liens du mariage ils se sont
brouillés avec leur famille, et plus, tard ils n’ont pas
accepté l’héritage de leurs parents.
Presque
ruinés par l’inflation, von Bendemann et son épouse
vivaient du revenu des derniers débris d’une grande fortune.
A La Croix ils logeaient dans un modeste meublé. Après
un séjour de quelques mois à Antibes, ils repartirent
pour Heidelberg. J’appris, que Bernard Groethuysen, quand les juifs
furent persécutés à l’université de
Berlin avait achevé son dernier cours par une proclamation
anti-nazie : « Intellectuels de tous les pays unissez-vous. »
Laissant en Allemagne tous ses biens, il était revenu
définitivement en France. Lorsque les Bendemann fuyant le
triomphe nazi revinrent à Antibes, j’avais quitté la
Côte. Von Bendemann ayant écrit à Groethuysen, le
philosophe me fixa rendez-vous à la NRF.
Quand
j’ouvris la porte du bureau de la revue, Groethuysen vint à
ma rencontre le visage radieux, les mains tendues. Pris par le bras
par ce charmant protecteur, ayant retrouvé plus d’assurance
je m’avançai vers Jean Paulhan. L’accueil des deux amis
fut plus qu’affable. Avant de s’en aller, Bernard Groethuysen se
mit en quête de retrouver sa canne et son chapeau,
complémentaires indispensables à son personnage dans la
rue, mais sans cesser de croire que ces précieux objets, leur
crise d’espièglerie passée ne puissent reparaître
dans le monde extérieur « puisqu’ils manquaient trop
d’imagination pour être sortis seuls par la porte. »
Distrait, absorbé par un état d’inspiration continu,
il pouvait pourtant figurer dans le monde d’une façon
charmante et bouffonne sans rien perdre de sa dignité.
Assis
sur la banquette du bistro tranquille où il m’avait emmené,
j’étais déjà près de Groethuysen sans
plus d’embarras que si je l’avais toujours connu. « La
conversation était une partie essentielle de sa philosophie »
a écrit Berne-Joffroy, « il estimait qu’un solitaire
risque de s’égarer dans les dédales d’une pensée
isolée, que les seuls problèmes importants sont ceux
qui ne se posent pas seulement à nous-mêmes mais aussi
aux autres, et que c’est la conversation qui nous les révèle.
Il s’y donnait donc tout entier. » Groethuysen m’avait parlé
de l’état d’esprit de la jeunesse allemande, du drame des
juifs fuyant l’Allemagne. Interrogé sur mon cheminement, je
lui révélai que j’avais dû écourter mon
séjour à la caserne à une époque où
le temps s’inscrivait dans une si longue durée que six moins
m’auraient semblé cinq ans.
—
« Pour
le cas où vous voudriez mettre fin à votre gênante
situation, j’en parlerais à Jean Paulhan, peut-être
pourrions-nous agir pour vous éviter l’application
rigoureuse d’une loi qui ne tient pas compte de la relativité
du temps ; évidemment le temps des adjudants ne s’accorde pas
à celui des poètes », me dit « Groeth »
sur un ton subtilement affectueux.
Sa
rencontre était un enchantement. Groethuysen avait pour la vie
de l’âme un vocabulaire très riche. Une de ses
expressions « ressources intérieures » m’est
restée en mémoire. Elles ne furent pas seules à
me venir en aide. Pendant trois mois de prévention, au
Cherche-Midi, puis à Nancy dans un établissement du
même genre, je reçus quelques lettres et des livres que
m’envoyait Jean Paulhan. Tardivement informés de ma présence
là, les deux amis s’étaient souciés de mon
sort. Le jour du jugement je rejoignis la caserne, les juges ayant
corrigé la sévérité d’une lourde
condamnation par la clémence du sursis.
Alix
Guillain, ces années-là, travaillait à la
recherche de documents et de lettres de Karl Marx pour l’institut
Marx-Engels. Elle a donné plus tard la première
traduction française scientifiquement établie du
premier livre du Capital. Lecteur bénévole ou
rétribué, Groeth depuis qu’il avait renoncé à
ses cours participait davantage à la vie de la NRF. Pour
s’appartenir un peu, poursuivre ses travaux au calme, il allait à
Bormes avec Alix Guillain, à la Malbuisson où les
accueillait Madame van Rysselberghe. En janvier 1936, avisé de
leur présence là, je tardai peu à aller leur
rendre visite. Après une période d’errance d’un
travail à l’autre dans la région, je venais de louer
de grands espaces de maquis avec des lopins de terre en friche et une
maison à l’abandon. Bernard Groethuysen, dès cette
rencontre, allait m’ouvrir d’autres horizons : — Votre place
n’est pas dans le repli, l’isolement, elle est dans le monde,
vous êtes conscient, vous le refléterez. Allez en
Russie, vous travaillerez en usine ou dans les kolkhozes, vous verrez
beaucoup de choses et de gens, votre expérience s’enrichira
et vous vivrez dans le mouvement. Mais d’abord écrivez un
livre avec votre vie et tout ce que vous nous racontiez de vos
expériences et de vos rencontres. Nous le ferons publier, vous
pouvez écrire, vos lettres le prouvent. Soyons pratiques,
écrivain vous serez accueilli en Russie et plus libre de
travailler n’importe où. Si vous n’obteniez pas un
passeport, notre ami André Gide télégraphierait
à Staline. Groethuysen avait souri.
André
Gide était de retour de son voyage en URSS quand j’eus
achevé la tâche qui ne devait pas finalement m’ouvrir
les grands horizons.
* *
Le
philosophe de l’Anthropologie, l’essayiste de Mythes et
Portraits et des Origines de l’esprit bourgeois était
une des figures les plus éminentes de la NRF. S’il est resté
relativement célèbre, son œuvre n’est connue et
appréciée que de rares initiés. Madame von
Bendemann, qui fut l’une des plus ferventes disciples de Bernard
Groethuysen, a écrit : « Cette philosophie ne se laisse
situer nulle part, elle reste complètement étrangère
au dernier stade de la pensée bourgeoise dont elle est
contemporaine. »
Le
plus proche des amis de Groethuysen, Jean Paulhan, a situé en
quelques lignes les visées de l’œuvre du philosophe, dans
sa préface à Mythes et Portraits :
« En
France, on n’imagine guère qu’un philosophe puisse être
modeste. S’il l’est, évidemment, on décide en
général que ce n’est pas un vrai philosophe Et
pourtant la modestie fut, au pays même de la métaphysique,
l’aventure d’une grande école.
« Fichte,
Schelling et le plus grand des trois : Hegel, n’eurent pas plutôt
fini de développer les majestueuses spirales et les avenues de
leurs systèmes, que chacun se sentit déçu. Tout
était expliqué, et plus rien ne semblait valoir la
peine de l’être. La plus petite roue de l’univers avait
désormais sa place et son rôle. Comme dans une famille,
où le père prononce à chaque coup le mot juste,
la sentence définitive : les enfants ne sont pas longs à
s’apercevoir qu’il empêche tout le monde de réfléchir.
« Mais enfin moi (se demandent-ils) qu’est-ce que j’ai à
voir là-dedans ? » Bref la pensée était à
recommencer.
« L’on
sait de quelle façon la recommencèrent — à
partir du père Hegel, tout de même contre lui — Marx
et Kierkegaard. La solution de Dilthey fut d’allure plus timide.
L’on décida qu’un homme seul, fût-il le plus grand
génie du monde, demeurait incapable de résoudre tous
les problèmes que ce monde lui posait. Il y en avait trop, et
de trop divers, pour que la maigre expérience d’un individu
— au surplus limité par les aspirations de son temps — y
pût suffire. Hegel lui-même, ici et là, avait du
tricher. Dilthey et ses élèves firent donc le rêve
d’une philosophie à la seconde puissance, qui commençât
par épouser — quitte à les dépasser par la
suite — les diverses façons qu’ont eues les hommes, non
pas seulement d’imaginer, mais de s’approprier les choses : les
expérience et les réflexions des hommes de loi comme
des poètes, et des capitaines comme des philosophes (dont les
systèmes allaient apparaître dès lors comme le
signe d’autre chose qu’il appartenait au métaphysicien
de dégager). Il s’agissait de comprendre tant de réflexions,
il s’agissait même de les reproduire et de les mimer ; la
synthèse viendrait plus tard. Bref, une philosophie
historienne devait dépasser l’histoire d’autant que
l’Encyclopédie, qui nomme et classe les objets, les animaux
et les terres, dépasse le récit d’un explorateur
naïf.
« Telle
fut l’œuvre que Groethuysen, élève et ami de
Dilthey, poursuivit de son côté, dans l’Anthropologie
philosophique et dans les Origines de l’esprit bourgeois.
« L’on
verra (dans les essais qui suivent) de brefs croquis en marge de
l’Anthropologie. Ne soyez pas dupe de leur aspect aimable ou
familier. Ils visent plus haut, et cette visée fait leur âme.
Il ne s’agit de rien de moins que de travailler à former, de
menues pièces et de morceaux, le nouveau monde intelligible.
« Quand
je me rappelle l’étonnante multiplicité de ses
connaissances, le tumulte impétueux de son imagination, tout
le charme et tout le désordre de ses entretiens, j’ose
comparer son âme à la nature telle qu’il la voyait
lui-même, abondante en germes de toute espèce, douce et
sauvage, simple et majestueuse, mais sans aucun principe dominant…»
C’est ainsi que Meister parlait de Diderot, et que nous parlons de
Groethuysen. Il se trouvait chez lui dans l’univers de la pensée,
et naturellement à l’aise comme chacun de nous peut l’être
dans son corps. »
* *
Il
habitait son corps comme une âme un nuage ; une énergie
douce, spirituelle, ensoleillée y circulait. J’aimais le
voir aller et venir, à petits pas d’inspiré. Il
semblait sans poids il pensait en s’aidant de ses jambes, il
méditant de la tête aux talons, noble et bonhomme.
En
le rencontrant, j’étais admis près d’un Dieu le
Père sensiblement amélioré, pour lui raconter au
jour le jour ma vie, m’y reconnaître. J’aurais pu vivre
avec patience des jours plus durs pour le bonheur d’être en
face de Groeth et de lui raconter mes « expériences ».
Il me suffisait de penser à Groeth, de lui écrire, pour
être délivré de la solitude. De loin j’ai
beaucoup vécu avec lui. Je le rencontrais familièrement,
je l’admirais religieusement. Après une conversation
amicale, je le quittais transfiguré. Débordant de
reconnaissance, j’étais cousin avec tout ce que la terre
portait, comme si la Création était l’œuvre d’un
Dieu plein d’humour, présent lui-même dans toutes les
formes. Pour quelques jours, j’étais un frère.
Georges
Navel
* *
_
Témoins
n’a pas eu souvent l’occasion de justifier aussi bien son
titre qu’en publiant les pages précédentes consacrées
par Navel à la haute figure de Groethuysen. Double témoignage,
en effet, d’une part sur la qualité rare d’un esprit
européen comme on n’en a connu que bien peu et, d’autre
part, sur l’amitié, la fidélité que lui garde,
à bien juste titre, l’écrivain reconnu pour tel par
le philosophe en exil évoqué dans le présent
hommage. — Mais nous manquerions au souci de la vérité,
et donc à l’essence de Groethuysen lui-même, en
passant sous silence le problème, qui n’a pas cessé
d’être douloureusement actuel pour qui considère les
démarches trop souvent propres à l’intelligentsia
contemporaine, de ce qu’il faut bien appeler, dans le cas de
Groethuysen comme de tant d’autres, qui d’ailleurs ne le valent
point, l’aveuglement de ceux-là mêmes dont la seule
raison d’être est la lucidité. Dans une lettre
récente, Navel m’écrivait : « J’ai peiné
Groûte et Guillain en applaudissant la parution du livre de
Gide après son voyage en URSS. Malgré leurs fermes
convictions, ils toléraient fort bien tous nos désaccords
et mes remarques critiques à propos du pays des grands
portraits, des procès et des arrestations collectives. Ils
avaient pour certitude que je pourrais toujours réagir en
prolétaire, que je ne trahirais jamais et que la révolte
venait des fibres, non pas seulement des opinions acquises… Quand
je m’ouvrais de mes doutes, Groûte lui, ne discutait guère,
mais concluait : « Nous sommes plus jeunes, des croyants. Navel
est plus vieux que nous. » Ainsi l’hérésie
rejoignait le racornissement. — Si j’en étais capable, il
y aurait motif à examiner comment pour une vigoureuse
intelligence la foi et la mauvaise foi peuvent paralyser l’esprit
critique, si bien quelle ne s’exerce brillamment que dans
l’histoire des idées mais que les faits contemporains sont
sans prise sur elle. Groûte n’a rien écrit sur ses
convictions. Il justifiait les grands portraits, le culte du grand
chef par la nécessité de répondre à la
religiosité des foules, à leur besoin d’admirer dans
un homme le monde d’idées et d’aspirations qu’il
incarne. « Il y a l’enfant qu’on veut et celui qu’on a et
qu’il faut aimer pourtant. » — Certes à présent,
la « déstalinisation stalinienne » (pour emprunter à
Boris Souvarine ce terme d’une parfaite pertinence) semble avoir
quelque peu changé les données du problème.
Semble seulement. Au lieu du grand chef, le « prolétariat »
passe pour la seule instance infaillible et surtout son
identification avec le parti reste l’axiome des axiomes. Et si
Groethuysen a eu le bon goût de ne rien écrire
sur cette décevante théologie, peut-être
s’aviserait-il aujourd’hui que sa longue adhésion aux
dogmes — la même que nous retrouvons chez tant
d’intellectuels de « gauche » que leur bonne foi ne cesse
de précipiter dans la mauvaise — montre rétrospectivement
que le commencement de la sagesse, également en politique, est
de se méfier d’autant plus de soi-même et de ses
« bons » mouvements que l’on a l’esprit plus aigu et le
cœur mieux placé. Modestie, comme dit Paulhan ? Voire, — car
il s’agirait bien plutôt d’avoir la modestie modeste au
point d’oser assumer l’orgueil de dire non aux idoles.
J.
P. S.