La Presse Anarchiste

Danilo Dolci

Don­nées
du problème

L’homme :
archi­tecte, né à Trieste en 1924, combattant
anti­fas­ciste pen­dant la guerre mon­diale, objec­teur de conscience par
la suite et res­pon­sable pour l’Italie de l’Internationale des
résis­tants à la guerre.

Les
rai­sons :
en 1949, après une grave crise
morale, il rompt ses fian­çailles et part à Nunadelphia
ten­ter une expé­rience édu­ca­tive dans un orphelinat.

Pen­dant
deux ans, il est l’âme de cette com­mu­nau­té. En 1951,
le prêtre Don Zéno, son direc­teur, refuse de rece­voir un
enfant non catho­lique. Cho­qué par ce sec­ta­risme, Dol­ci se
retire et s’embarque début 1952 pour Tra­pet­to (Sicile).

Sujet
ita­lien pri­vi­lé­gié, conscient du pro­blème grave
posé par le sous-déve­lop­pe­ment dans de nom­breux pays du
monde, Dol­ci ne choi­sit pas l’exotisme afri­cain ou autre, mais une
région de son propre pays ; ce qui lui assu­re­ra : une
connais­sance cor­recte de la langue et des tra­di­tions cultu­relles et
reli­gieuses du lieu d’une part, et de l’autre des possibilités
et des droits égaux à ceux des habi­tants aux­quels il
désire lier son sort.

Le
cadre géo­gra­phique :
la Sicile occi­den­tale, qui est certes
depuis bien long­temps déjà une région
sous-déve­lop­pée de l’Italie, mais qui est nan­tie de
suf­fi­sam­ment de richesses natu­relles et d’un cli­mat favo­rable pour
rede­ve­nir pros­père à la suite d’améliorations
tech­niques surtout.

Le
milieu humain :
une popu­la­tion pra­ti­que­ment inculte,
super­sti­tieuse, anéan­tie presque inté­gra­le­ment par
l’impuissance phy­sique due à la sous-ali­men­ta­tion chronique,
la mala­die en décou­lant, l’ignorance, la peur de la « Mafia ».

Esprit
et méthode

I.
Option pour la pau­vre­té qui est la manière d’être
et de vivre de la zone choi­sie, d’où égalité
de départ avec les indi­gènes, sup­pres­sion des
bar­rières pos­sibles de classes, de moyens, etc. Intégration
faci­li­tée aus­si par son mariage avec une habi­tante du lieu.

II.
Option pour la non-vio­lence active, seule pos­si­bi­li­té réelle
et pra­tique pour des pauvres devant les puis­sances dres­sées en
face d’eux et s’épaulant : pro­prié­taires terriens,
Mafia, police et admi­nis­tra­tion en géné­ral, etc.

III.
Refus de s’enfermer dans un sys­tème don­né. Dolci
emploie­ra tour à tour dans sa lutte : la légalité
(demande d’application des lois de défense exis­tantes) ou
l’illégalité (ouver­ture de chan­tiers de service
public, par exemple).

IV.
Ten­ta­tive per­ma­nente d’intégration de son action dans le
contexte mon­dial. Refus du régio­na­lisme ou du nationalisme,
action pour la paix, contre l’armement ato­mique, contre la guerre
du Viet­nam, pour l’objection de conscience, etc.

Moyens
mis en œuvre

I.
Infor­ma­tion des habi­tants de la zone par des conférences,
publi­ca­tion de livres, articles de presse, mise en place de centres
d’étude et de docu­men­ta­tion, enquêtes per­ma­nentes sur
les besoins immé­diats et loin­tains de l’île.

Ces
moyens ame­nant à : une prise de conscience des habi­tants du
lieu sur leurs besoins ; une mise en demeure aux autorités
res­pon­sables d’agir dans ce sens ; une pos­si­bi­li­té de prise
de conscience pour le reste du pays des pro­blèmes de cette
zone sous-déve­lop­pée par rap­port à la communauté
nationale.

II.
Pro­tes­ta­tion et lutte contre : la Mafia et ses abus ; le non-respect
des lois de défense (droit au travail).

Ces
moyens d’action se concré­ti­sant sous forme de : jeûnes
de pres­sion indi­vi­duels ou col­lec­tifs, occu­pa­tion de ter­rains avec
ten­ta­tives d’ouverture de tra­vaux d’intérêt public
sur les lieux, marches, etc.

III.
Créa­tion d’écoles, crèches, hôpitaux,
ouvroirs, biblio­thèques, centres de recherches communes,
amé­lio­ra­tion des condi­tions d’hygiène par
l’assainissement des rues et des habi­ta­tions, la créa­tion et
la répa­ra­tion des égouts, WC et bains publics.

III.
Demandes réité­rées de mise en œuvre des grands
tra­vaux pré­vus dans les plans suc­ces­sifs : bar­rages, remise en
état du réseau rou­tier indis­pen­sable, etc.

Ces
tra­vaux devant en outre assu­rer du tra­vail aux nom­breux chômeurs
locaux.

V.
Éla­bo­ra­tion avec l’aide de tech­ni­ciens qua­li­fiés et
la par­ti­ci­pa­tion de la popu­la­tion de plans de tra­vail et de mise en
valeur de l’île à long terme.

Lucien
Grelaud

Ana­lyse
d’une action

Extrait
de Gas­pillage, pp. 183 – 185, de Dani­lo Dol­ci, Mas­pe­ro, 1963.

La
recherche en com­mun dans les réunions-débats organisées
dans les quar­tiers populaires.

Le
lieu :
un local pay­san tra­di­tion­nel du quar­tier Spine Sante où
se ren­contrent sur­tout des ouvriers agri­coles, des gens qui
« s’arrangent », quelques vachers et des petits
pro­prié­taires. Le Centre paie la loca­tion, les usa­gers paient
l’électricité pour la lumière et la
télé­vi­sion. Il n’y a pas de fenêtres : pour
avoir de l’air, il faut gar­der la porte ouverte.

Le
temps :
les réunions ont lieu d’ordinaire le jeu­di soir
quand les hommes qui rentrent du tra­vail ont fini de sou­per ; en été
on com­mence vers neuf heures et la séance dure envi­ron une
heure et demie.

Les
par­ti­ci­pants :
ce sont, pour la plu­part, des gens qui habitent
dans la même rue et qui s’intéressent à la vie
du Centre, avec quelques amis venus d’un autre quar­tier, quelques
col­la­bo­ra­teurs du Centre, et par­fois quelques amis de pas­sage. Le
nombre des pré­sents varie de vingt à trente. Peu à
peu, les moins inté­res­sés s’en vont et font place à
ceux qui s’intéressent vrai­ment. Dans la sai­son où il
y a du tra­vail, quelques-uns des plus assi­dus sont malheureusement
absents parce que rete­nus ailleurs.

Le
choix des thèmes :
au départ, il s’opère
sur des cas concrets sur notre ini­tia­tive ; il s’élargit et
se pré­cise peu à peu selon les intérêts
des par­ti­ci­pants et le déve­lop­pe­ment de la discussion […].

La
méthode :
rien de nou­veau. Il s’agit de réunions
où l’intention pro­fonde est : a) maïeu­tique ; b) que tout
le monde s’exprime ; c) que cha­cun construise sur la base de ses
propres expériences.

Cha­cun
des par­ti­ci­pants exprime à son tour son point de vue sur le
thème. En règle géné­rale, on veille à
faire par­ler à la fin ceux qui seraient le plus susceptible
d’inhiber les autres par leur édu­ca­tion ou leur pres­tige ou
autre ; en sorte que tous puissent s’exprimer.

Quand
on a fait le tour, les gens demandent la parole et un débat
ouvert s’engage. Le fait d’obliger les gens à s’exprimer
à tour de rôle, s’il com­porte un for­ma­lisme presque
pesant pour cer­tains (quoique le groupe l’accepte d’un commun
accord), a l’avantage de per­mettre de s’exprimer aux personnes
les plus timides et à ceux qui d’ordinaire, selon la coutume
locale, ne devraient point prendre la parole ; les femmes, par
exemple. Cha­cun écoute et parle ; cer­tains préfèrent
attendre pour par­ler que leurs idées se soient clarifiées.
Pour l’instant, c’est moi qui coor­donne les réunions en
essayant, vers la fin, de faire expri­mer les points com­muns qui ont
émer­gé lors de la dis­cus­sion. Après quoi une
réunion est pré­vue pour véri­fier la méthode
(il y a déjà quelques pro­po­si­tions des participants).
Au terme d’une pre­mière étape, la conduite des
réunions devra être confiée à un membre de
la popu­la­tion pro­pre­ment dite.

Quoique
n’ignorant pas qu’on peut obte­nir une par­ti­ci­pa­tion plus grande
par des méthodes dif­fé­rentes, je pense qu’on pourrait
dif­fi­ci­le­ment, avec d’autres tech­niques, réa­li­ser une
par­ti­ci­pa­tion active à un niveau aus­si élevé
dans ce cadre-là.

Natu­rel­le­ment,
on le sait, si l’atmosphère devient intime, pro­fonde, en
pleine ten­sion morale et intel­lec­tuelle pour beau­coup, cela ne dépend
pas seule­ment d’un fac­teur tech­nique, mais de la facul­té de
dif­fu­ser effec­ti­ve­ment le res­pect mutuel et une atten­tion réelle
pour les per­sonnes. Il est cer­tain qu’un cli­mat ami­cal catalyse
l’atmosphère de ces ren­contres. Et l’on ne saurait
mini­mi­ser non plus l’importance des échanges quotidiens
entre les par­ti­ci­pants et cer­tains col­la­bo­ra­teurs du Centre qui
opèrent dans le quartier […].

C’est
au moins aus­si impor­tant pour sus­ci­ter l’atmosphère
néces­saire à ce type de recherche en com­mun que la
bonne mise en train elle-même.

L’enregistrement :
après neuf ans, ce n’est que main­te­nant que tous pouvons
employer le magné­to­phone pour enre­gis­trer la totalité
des conver­sa­tions, sans que la pré­sence de cet instrument
sus­cite par­mi les pré­sents des dif­fi­cul­tés, des
inhi­bi­tions ou des distorsions […].

Influence
sur le tra­vail de déve­lop­pe­ment :
le tra­vail de
cla­ri­fi­ca­tion opé­ré lors de ces réunions
sou­tient direc­te­ment le tra­vail du Centre, mais c’est tou­jours là
un sou­tien réci­proque. Au fur et à mesure qu’ils
avancent, les par­ti­ci­pants sentent l’exigence d’agir, d’agir
dif­fé­rem­ment, et l’on voit appa­raître de nouvelles
ini­tia­tives (mais seule­ment celles dont on pense qu’elles créent
la pos­si­bi­li­té d’aboutir).

Limites :
il fau­drait que nous soyons davan­tage pré­sents dans le
quar­tier. En outre, com­men­cer en fai­sant par­ler les gens tour à
tour com­porte un cer­tain for­ma­lisme qui dans cer­tains cas pourrait
peser sur les personnes.

Résul­tats
positifs :

a
 — docu­men­ta­tion sur la situa­tion, sur les gens ;

b
 — déve­lop­pe­ment de la pen­sée, des intérêts,
des attitudes ;

c
 — réponse posi­tive à une exi­gence de com­mu­nion aussi
pro­fonde que négli­gée (sur­tout lorsque les participants
viennent d’endroits dif­fé­rents); la par­ti­ci­pa­tion sus­cite le
besoin de s’ouvrir aux autres de telle façon qu’eux-mêmes
s’engagent dans la recherche en commun ;

d
 — assu­rance qui émane de la conquête col­lec­tive de la
vérité ;

e
 — sim­pli­ci­té d’expression et, par­fois, puis­sance lyrique ;

f
 — appa­ri­tion du besoin, chez ceux qui com­prennent, d’une
cathar­sis, pour ain­si dire, pratique.

L’avenir

Ces
réunions sont la repré­sen­ta­tion, en miniature,
l’exemple même limi­té, de ce que nous voudrions
réa­li­ser sur une échelle plus large au niveau des
vil­lages, des zones, des sous-régions en cata­ly­sant au maximum
la recherche de cha­cun, de chaque groupe, et puis la recherche et
l’œuvre en com­mun, tou­jours mieux et avec la participation
tou­jours plus large, en par­tant de la base.

Certes,
je ne pré­tends nul­le­ment que le fait de ras­sem­bler des gens
pour pen­ser ou même pour agir suf­fise en soi à susciter
un déve­lop­pe­ment har­mo­nieux. Je ne le crois pas, pour des
zones de ce type. Ce serait peut-être suf­fi­sant pour des zones
déjà en mou­ve­ment, en déve­lop­pe­ment, où
cette recherche en com­mun per­met­trait de cor­ri­ger la direc­tion du
déve­lop­pe­ment et d’en accé­lé­rer le rythme.
Mais dans les zones immo­biles qui n’avancent pas d’un mouvement
propre (tout au plus grâce à l’assimilation marginale
de quelques mou­ve­ments pro­duits ailleurs), il faut aus­si des faits
nou­veaux, qui per­mettent de voir que le chan­ge­ment et le
déve­lop­pe­ment sont pos­sibles ; il faut des chocs intenses à
tous les niveaux (des fermes expé­ri­men­tales, des coopératives,
des écoles ouvertes et actives, des indus­tries, ou des chocs
pra­ti­co-moraux comme ceux qu’a sus­ci­tés en Inde le passage
du gand­hisme et du boud­dhisme, etc.). Pour que l’expérience
soit féconde, il faut éga­le­ment qu’y par­ti­cipent les
tech­ni­ciens et les experts nécessaires.

Il
ne s’agit pas ici de dire com­ment pro­duire ces chocs, ces faits, et
com­ment obte­nir les tech­ni­ciens néces­saires, mais je crois
qu’on ne sou­li­gne­ra jamais trop l’interdépendance entre la
conscience popu­laire, le mode de pro­duc­tion des faits et la nature
même de ceux-ci.

Et
après avoir répé­té que la recherche en
com­mun ne suf­fit pas, on ne peut pas ne pas sou­li­gner une fois de
plus com­bien elle est indis­pen­sable partout.

Dani­lo
Dolci

La Presse Anarchiste