Données
du problème
L’homme :
architecte, né à Trieste en 1924, combattant
antifasciste pendant la guerre mondiale, objecteur de conscience par
la suite et responsable pour l’Italie de l’Internationale des
résistants à la guerre.
Les
raisons : en 1949, après une grave crise
morale, il rompt ses fiançailles et part à Nunadelphia
tenter une expérience éducative dans un orphelinat.
Pendant
deux ans, il est l’âme de cette communauté. En 1951,
le prêtre Don Zéno, son directeur, refuse de recevoir un
enfant non catholique. Choqué par ce sectarisme, Dolci se
retire et s’embarque début 1952 pour Trapetto (Sicile).
Sujet
italien privilégié, conscient du problème grave
posé par le sous-développement dans de nombreux pays du
monde, Dolci ne choisit pas l’exotisme africain ou autre, mais une
région de son propre pays ; ce qui lui assurera : une
connaissance correcte de la langue et des traditions culturelles et
religieuses du lieu d’une part, et de l’autre des possibilités
et des droits égaux à ceux des habitants auxquels il
désire lier son sort.
Le
cadre géographique : la Sicile occidentale, qui est certes
depuis bien longtemps déjà une région
sous-développée de l’Italie, mais qui est nantie de
suffisamment de richesses naturelles et d’un climat favorable pour
redevenir prospère à la suite d’améliorations
techniques surtout.
Le
milieu humain : une population pratiquement inculte,
superstitieuse, anéantie presque intégralement par
l’impuissance physique due à la sous-alimentation chronique,
la maladie en découlant, l’ignorance, la peur de la « Mafia ».
Esprit
et méthode
I.
Option pour la pauvreté qui est la manière d’être
et de vivre de la zone choisie, d’où égalité
de départ avec les indigènes, suppression des
barrières possibles de classes, de moyens, etc. Intégration
facilitée aussi par son mariage avec une habitante du lieu.
II.
Option pour la non-violence active, seule possibilité réelle
et pratique pour des pauvres devant les puissances dressées en
face d’eux et s’épaulant : propriétaires terriens,
Mafia, police et administration en général, etc.
III.
Refus de s’enfermer dans un système donné. Dolci
emploiera tour à tour dans sa lutte : la légalité
(demande d’application des lois de défense existantes) ou
l’illégalité (ouverture de chantiers de service
public, par exemple).
IV.
Tentative permanente d’intégration de son action dans le
contexte mondial. Refus du régionalisme ou du nationalisme,
action pour la paix, contre l’armement atomique, contre la guerre
du Vietnam, pour l’objection de conscience, etc.
Moyens
mis en œuvre
I.
Information des habitants de la zone par des conférences,
publication de livres, articles de presse, mise en place de centres
d’étude et de documentation, enquêtes permanentes sur
les besoins immédiats et lointains de l’île.
Ces
moyens amenant à : une prise de conscience des habitants du
lieu sur leurs besoins ; une mise en demeure aux autorités
responsables d’agir dans ce sens ; une possibilité de prise
de conscience pour le reste du pays des problèmes de cette
zone sous-développée par rapport à la communauté
nationale.
II.
Protestation et lutte contre : la Mafia et ses abus ; le non-respect
des lois de défense (droit au travail).
Ces
moyens d’action se concrétisant sous forme de : jeûnes
de pression individuels ou collectifs, occupation de terrains avec
tentatives d’ouverture de travaux d’intérêt public
sur les lieux, marches, etc.
III.
Création d’écoles, crèches, hôpitaux,
ouvroirs, bibliothèques, centres de recherches communes,
amélioration des conditions d’hygiène par
l’assainissement des rues et des habitations, la création et
la réparation des égouts, WC et bains publics.
III.
Demandes réitérées de mise en œuvre des grands
travaux prévus dans les plans successifs : barrages, remise en
état du réseau routier indispensable, etc.
Ces
travaux devant en outre assurer du travail aux nombreux chômeurs
locaux.
V.
Élaboration avec l’aide de techniciens qualifiés et
la participation de la population de plans de travail et de mise en
valeur de l’île à long terme.
Lucien
Grelaud
Analyse
d’une action
Extrait
de Gaspillage, pp. 183 – 185, de Danilo Dolci, Maspero, 1963.
La
recherche en commun dans les réunions-débats organisées
dans les quartiers populaires.
Le
lieu : un local paysan traditionnel du quartier Spine Sante où
se rencontrent surtout des ouvriers agricoles, des gens qui
« s’arrangent », quelques vachers et des petits
propriétaires. Le Centre paie la location, les usagers paient
l’électricité pour la lumière et la
télévision. Il n’y a pas de fenêtres : pour
avoir de l’air, il faut garder la porte ouverte.
Le
temps : les réunions ont lieu d’ordinaire le jeudi soir
quand les hommes qui rentrent du travail ont fini de souper ; en été
on commence vers neuf heures et la séance dure environ une
heure et demie.
Les
participants : ce sont, pour la plupart, des gens qui habitent
dans la même rue et qui s’intéressent à la vie
du Centre, avec quelques amis venus d’un autre quartier, quelques
collaborateurs du Centre, et parfois quelques amis de passage. Le
nombre des présents varie de vingt à trente. Peu à
peu, les moins intéressés s’en vont et font place à
ceux qui s’intéressent vraiment. Dans la saison où il
y a du travail, quelques-uns des plus assidus sont malheureusement
absents parce que retenus ailleurs.
Le
choix des thèmes : au départ, il s’opère
sur des cas concrets sur notre initiative ; il s’élargit et
se précise peu à peu selon les intérêts
des participants et le développement de la discussion […].
La
méthode : rien de nouveau. Il s’agit de réunions
où l’intention profonde est : a) maïeutique ; b) que tout
le monde s’exprime ; c) que chacun construise sur la base de ses
propres expériences.
Chacun
des participants exprime à son tour son point de vue sur le
thème. En règle générale, on veille à
faire parler à la fin ceux qui seraient le plus susceptible
d’inhiber les autres par leur éducation ou leur prestige ou
autre ; en sorte que tous puissent s’exprimer.
Quand
on a fait le tour, les gens demandent la parole et un débat
ouvert s’engage. Le fait d’obliger les gens à s’exprimer
à tour de rôle, s’il comporte un formalisme presque
pesant pour certains (quoique le groupe l’accepte d’un commun
accord), a l’avantage de permettre de s’exprimer aux personnes
les plus timides et à ceux qui d’ordinaire, selon la coutume
locale, ne devraient point prendre la parole ; les femmes, par
exemple. Chacun écoute et parle ; certains préfèrent
attendre pour parler que leurs idées se soient clarifiées.
Pour l’instant, c’est moi qui coordonne les réunions en
essayant, vers la fin, de faire exprimer les points communs qui ont
émergé lors de la discussion. Après quoi une
réunion est prévue pour vérifier la méthode
(il y a déjà quelques propositions des participants).
Au terme d’une première étape, la conduite des
réunions devra être confiée à un membre de
la population proprement dite.
Quoique
n’ignorant pas qu’on peut obtenir une participation plus grande
par des méthodes différentes, je pense qu’on pourrait
difficilement, avec d’autres techniques, réaliser une
participation active à un niveau aussi élevé
dans ce cadre-là.
Naturellement,
on le sait, si l’atmosphère devient intime, profonde, en
pleine tension morale et intellectuelle pour beaucoup, cela ne dépend
pas seulement d’un facteur technique, mais de la faculté de
diffuser effectivement le respect mutuel et une attention réelle
pour les personnes. Il est certain qu’un climat amical catalyse
l’atmosphère de ces rencontres. Et l’on ne saurait
minimiser non plus l’importance des échanges quotidiens
entre les participants et certains collaborateurs du Centre qui
opèrent dans le quartier […].
C’est
au moins aussi important pour susciter l’atmosphère
nécessaire à ce type de recherche en commun que la
bonne mise en train elle-même.
L’enregistrement :
après neuf ans, ce n’est que maintenant que tous pouvons
employer le magnétophone pour enregistrer la totalité
des conversations, sans que la présence de cet instrument
suscite parmi les présents des difficultés, des
inhibitions ou des distorsions […].
Influence
sur le travail de développement : le travail de
clarification opéré lors de ces réunions
soutient directement le travail du Centre, mais c’est toujours là
un soutien réciproque. Au fur et à mesure qu’ils
avancent, les participants sentent l’exigence d’agir, d’agir
différemment, et l’on voit apparaître de nouvelles
initiatives (mais seulement celles dont on pense qu’elles créent
la possibilité d’aboutir).
Limites :
il faudrait que nous soyons davantage présents dans le
quartier. En outre, commencer en faisant parler les gens tour à
tour comporte un certain formalisme qui dans certains cas pourrait
peser sur les personnes.
Résultats
positifs :
a
— documentation sur la situation, sur les gens ;
b
— développement de la pensée, des intérêts,
des attitudes ;
c
— réponse positive à une exigence de communion aussi
profonde que négligée (surtout lorsque les participants
viennent d’endroits différents); la participation suscite le
besoin de s’ouvrir aux autres de telle façon qu’eux-mêmes
s’engagent dans la recherche en commun ;
d
— assurance qui émane de la conquête collective de la
vérité ;
e
— simplicité d’expression et, parfois, puissance lyrique ;
f
— apparition du besoin, chez ceux qui comprennent, d’une
catharsis, pour ainsi dire, pratique.
L’avenir
Ces
réunions sont la représentation, en miniature,
l’exemple même limité, de ce que nous voudrions
réaliser sur une échelle plus large au niveau des
villages, des zones, des sous-régions en catalysant au maximum
la recherche de chacun, de chaque groupe, et puis la recherche et
l’œuvre en commun, toujours mieux et avec la participation
toujours plus large, en partant de la base.
Certes,
je ne prétends nullement que le fait de rassembler des gens
pour penser ou même pour agir suffise en soi à susciter
un développement harmonieux. Je ne le crois pas, pour des
zones de ce type. Ce serait peut-être suffisant pour des zones
déjà en mouvement, en développement, où
cette recherche en commun permettrait de corriger la direction du
développement et d’en accélérer le rythme.
Mais dans les zones immobiles qui n’avancent pas d’un mouvement
propre (tout au plus grâce à l’assimilation marginale
de quelques mouvements produits ailleurs), il faut aussi des faits
nouveaux, qui permettent de voir que le changement et le
développement sont possibles ; il faut des chocs intenses à
tous les niveaux (des fermes expérimentales, des coopératives,
des écoles ouvertes et actives, des industries, ou des chocs
pratico-moraux comme ceux qu’a suscités en Inde le passage
du gandhisme et du bouddhisme, etc.). Pour que l’expérience
soit féconde, il faut également qu’y participent les
techniciens et les experts nécessaires.
Il
ne s’agit pas ici de dire comment produire ces chocs, ces faits, et
comment obtenir les techniciens nécessaires, mais je crois
qu’on ne soulignera jamais trop l’interdépendance entre la
conscience populaire, le mode de production des faits et la nature
même de ceux-ci.
Et
après avoir répété que la recherche en
commun ne suffit pas, on ne peut pas ne pas souligner une fois de
plus combien elle est indispensable partout.
Danilo
Dolci