La Presse Anarchiste

La Shanti Séna

 

La
Shan­ti Séna, ou mou­ve­ment paci­fiste indien, peut être
consi­dé­rée comme le fruit de la recherche de Gand­hi sur
la réso­lu­tion des conflits. Elle est une tentative
d’application des « méthodes gand­hiennes » en
dif­fé­rentes situa­tions conflic­tuelles dans un contexte
his­to­rique en chan­ge­ment permanent.

Si
nous ana­ly­sons les conflits sociaux plus pro­fon­dé­ment, nous
nous aper­ce­vons qu’ils ont pour cause pre­mière l’agression
ou la guerre, ou qu’ils sont la consé­quence directe de
l’injustice ou de l’exploitation. Alors que les mouvements
paci­fistes occi­den­taux s’attachent sur­tout aux conflits résultant
de l’agression ou de la guerre, le mou­ve­ment indien s’intéresse
à ceux qui sont la cause de l’injustice ou de
l’exploitation. Nous devons prendre conscience que ces deux actions
se com­plètent dans la grande recherche pour la paix mondiale
et que l’une ne sau­rait aller sans l’autre. Il est donc
inté­res­sant de noter l’évolution récente de
ces deux mou­ve­ments qui tentent de com­bler leurs lacunes en montrant
de l’intérêt pour cet aspect de la lutte pour la paix
qu’ils avaient jusqu’alors négli­gé. Nous voyons
ain­si les paci­fistes amé­ri­cains s’occuper des problèmes
posés par l’injustice éco­no­mique et raciale dans leur
socié­té ; de même les paci­fistes indiens se
sou­cient davan­tage des rela­tions de leur pays avec ses voi­sins ainsi
que de la poli­tique nucléaire de l’Inde. Cet élargissement
d’horizon des divers mou­ve­ments est d’une impor­tance considérable
en ce sens que cha­cun d’eux pos­sède une riche expérience
à par­ta­ger avec les autres.

La
non-vio­lence de Gand­hi naquit de sa recherche d’une solu­tion au
pro­blème de l’injustice et du colo­nia­lisme, et la Shanti
Séna com­men­ça là où Gand­hi s’était
arrê­té ; en fait, elle peut être considérée
comme l’accomplissement de sa der­nière volon­té. Il
avait convié à Séva­gram quelques-uns des amis en
qui il avait le plus confiance afin de dis­cu­ter de la création
d’une « armée de la paix » pour résoudre
les pro­blèmes de l’Inde au len­de­main de l’indépendance ;
il fut mal­heu­reu­se­ment assas­si­né avant qu’eût lieu la
rencontre.

L’idée
de la Shan­ti Séna fut donc reprise par Vino­ba Bhave en 1957
alors qu’il effec­tuait sa marche sur le Kéra­la. Il se rendit
compte que toute l’action du bhou­dan pou­vait être annihilée
par les troubles internes. « Notre objec­tif en dis­tri­buant la
terre, disait-il sou­vent, n’est pas seule­ment économique ;
nous lut­tons pour l’unité des hommes. Com­ment les hommes
peuvent-ils s’unir lorsque le pays est déchi­ré par la
violence ? »

Les
buts de la Shan­ti Séna sont triples :

1.
Parer à toute vio­lence dans le pays.

2.
Si mal­gré tout les troubles éclatent, les contrôler
par des moyens non violents.

3.
Créer en Inde une atmo­sphère de force non violente
telle que la guerre soit pros­crite inter­na­tio­na­le­ment et l’esprit
de coopé­ra­tion renforcé.

Pen­dant
les cinq pre­mières années, la grande majorité
des indi­vi­dus qui se joi­gnirent à la Shan­ti Séna
étaient des volon­taires du mou­ve­ment bhou­dan. En 1962, Jaya
Pra­kash Narayan, ancien diri­geant socia­liste, main­te­nant bras droit
de Vino­ba, fut nom­mé pré­sident de la Shan­ti Séna
indienne et déci­da d’organiser le mou­ve­ment. Il y a
main­te­nant treize mille volon­taires tra­vaillant pour la plu­part à
temps par­tiel (fin 1967).

La
cel­lule de base est le shan­ti ken­dras, et des comi­tés de
dis­trict et d’État ont été instaurés
afin d’organiser ces ken­dras. Au som­met se trouve le Shan­ti Séna
Man­dal indien qui est char­gé de gui­der le mou­ve­ment national,
d’entraîner les volon­taires et, de temps à autre,
d’établir une ligne poli­tique sur d’importants événements
natio­naux. Mais le cœur du mou­ve­ment réside dans le millier
de shan­ti ken­dras où les volon­taires se rencontrent
régu­liè­re­ment pour dis­cu­ter les problèmes
d’actualité, étu­dier la lit­té­ra­ture pacifiste
et s’engager dans un tra­vail de ser­vice social ou « tâche
constructive ».

Cette
« tâche construc­tive » est une par­tie très
impor­tante du mou­ve­ment ; en effet, les paci­fistes indiens croient que
la lutte contre les injus­tices de la socié­té actuelle
doit se dou­bler d’un tra­vail visant à poser les fondements
d’une nou­velle socié­té, non vio­lente et plus juste.

Les
fonc­tions des shan­ti sai­niks, sol­dats de la paix, sont supposés
être doubles : dans le cours de la jour­née, ils
s’adonnent à un tra­vail construc­tif et, dans les moments de
ten­sion, ils s’engagent à apai­ser les troubles. En se basant
sur ces deux fonc­tions, les acti­vi­tés de la Shan­ti Séna
peuvent être clas­sées comme suit :

a)
Tra­vailler à l’harmonie communale ;

b)
Tra­vailler par­mi les étudiants ;

c)
Tra­vailler dans les vil­lages gram­dan (vil­lages communautaires);

d)
Tra­vailler dans les villes ;

e)
Tra­vailler dans les régions frontalières.

Le
pro­blème com­mu­nal s’est posé pen­dant des siècles
en Inde ; ses causes sont mul­tiples : sys­tème des castes des
hin­dous, « com­mu­na­lisme » des musul­mans, poli­tique du
« divi­ser pour régner » des Bri­tan­niques. Il se
posait de la manière la plus aiguë au moment de la
décla­ra­tion de l’indépendance lorsque le pays dut
être divisé.

La
mort de Gand­hi mit un terme aux explo­sions de vio­lence pen­dant douze
ans, et de nou­veau des troubles écla­tèrent dans les
régions du Nord et de l’Est.

Pour
ten­ter de résoudre ce pro­blème, la Shan­ti Séna a
fait d’humbles efforts ; tout d’abord en s’engageant dans le
mou­ve­ment gram­dan, créant ain­si une atmo­sphère de bonne
volon­té entre les dif­fé­rentes com­mu­nau­tés au
niveau des vil­lages. Notons que des troubles ont rare­ment éclaté
dans les régions où le gram­dan est mis en pratique.

La
Shan­ti Séna a essayé de créer un cli­mat de
com­pré­hen­sion entre les dif­fé­rentes communautés
en célé­brant des fêtes com­munes et en organisant
des groupes d’études, des réunions et des séminaires.

De
plus, elle est en Inde une des forces ayant adop­té une
atti­tude indé­pen­dante sur la crise du Cache­mire et tenté
d’améliorer les rela­tions entre l’Inde et le Pakistan.

Le
mou­ve­ment bhou­dan et gram­dan est le plus impor­tant mou­ve­ment national
pour la jus­tice éco­no­mique et sociale depuis l’indépendance.
La Shan­ti Séna lui four­nit des volon­taires pour la création
de nou­veaux gram­dans et s’efforce de pour­voir en per­son­nel pour le
tra­vail com­mu­nau­taire néces­saire après le gram­dan. Dans
les vil­lages, la Shan­ti Séna est res­pon­sable de la garde du
vil­lage, du main­tien de la paix et de l’harmonie, de la répartition
des volon­taires, de l’organisation et de la célébration
des fêtes.

La
Shan­ti Séna a été la base du mou­ve­ment Sarvodaya
(gand­hien) dans les villes : groupes d’études, services
d’aide dans les bidon­villes et publi­ca­tions du Sar­vo­daya. Une de
ses tâches prin­ci­pales est de sen­si­bi­li­ser la popu­la­tion sur le
pro­blème de l’armement nucléaire. Elle tente de
contre­ba­lan­cer la pro­pa­gande en faveur de la force ato­mique en
orga­ni­sant des assem­blées et des réunions de prières,
en dif­fu­sant de la lit­té­ra­ture sur les conséquences
d’une telle politique.

Lorsque
Gand­hi fut inter­ro­gé sur la façon dont il pensait
défendre l’Inde non vio­lem­ment après l’indépendance,
il fit connaître sa réponse en deux longs articles que
je résume ici :

a)
L’Inde libre n’aurait pas d’armée.

b)
Sa poli­tique étran­gère favo­ri­se­rait les relations
ami­cales avec les pays voi­sins, dimi­nuant ain­si les risques
d’agression.

c)
En cas d’agression, une « armée non violente »
défen­drait le pays en affron­tant l’envahisseur.

d)
Au cas où le pays serait occu­pé, la popu­la­tion, qui
aurait été pré­pa­rée à la défense
non vio­lente par un entraî­ne­ment à l’autodiscipline,
pra­ti­que­rait la non-coopération.

En
1962, lorsque l’armée chi­noise péné­tra en Inde
par les fron­tières du Nord, le mou­ve­ment paci­fiste se trouvait
dans une situa­tion toute dif­fé­rente. L’Inde libre était
pour­vue d’une armée concen­trée sur­tout à la
fron­tière pakis­ta­naise et, bien que sa poli­tique fût
d’entretenir des rela­tions cor­diales avec tous les pays du monde,
ses rap­ports avec les nations voi­sines étaient ten­dus. Il
était donc impos­sible de mettre une armée non violente
face à l’envahisseur et côte à côte avec
des sol­dats ; de plus les popu­la­tions des régions frontalières
n’étaient pas pré­pa­rées à la
non-coopé­ra­tion. Le mou­ve­ment paci­fiste esti­ma aus­si que le
conflit sino-indien était plus idéo­lo­gique que
territorial.

Dans
cette situa­tion peu enviable le mou­ve­ment paci­fiste décida
d’adopter le pro­gramme suivant :

a)
Pro­mou­voir une idéo­lo­gie « d’égalité par
la per­sua­sion » supé­rieure à la doctrine
com­mu­niste qui, aux yeux du peuple, signi­fie égalité
par la coer­ci­tion. Les fon­de­ments de cette idéo­lo­gie étaient
ceux du mou­ve­ment gram­dan ; les paci­fistes cher­chèrent donc à
le ren­for­cer, et c’est ce que signi­fiait l’expression « gramdan,
une mesure de défense ».

b)
Eta­blir des centres Shan­ti Séna dans les régions
fron­ta­lières afin de faire naître un sentiment
d’intégration et de cou­rage au sein des popu­la­tions et de
les pré­pa­rer à la pra­tique de la non-coopération.
Simul­ta­né­ment, créer une atmo­sphère telle
qu’elle conduise à des rela­tions améliorées
avec la Chine.

c)
Pro­tes­ter et lut­ter contre la fièvre bel­li­ciste et cher­cher à
éta­blir des contacts avec la popu­la­tion chi­noise et en
par­ti­cu­lier avec les élé­ments pacifistes.

d)
Consi­dé­rer les consé­quences d’une tac­tique consistant
à affron­ter les armées de l’envahisseur non
violemment.

Le
mou­ve­ment gram­dan a atteint un vaste développement ;
actuel­le­ment, il peut affron­ter idéo­lo­gi­que­ment le communisme
coercitif.

Les
50 000 vil­lages qui ont accep­té cette idéologie
com­prennent le dis­trict de Darb­han­ga dans le Bihar du Nord et
repré­sentent 5 mil­lions d’habitants (1967). Ces villages
sont en voie de for­mer une éco­no­mie indépendante,
décen­tra­li­sée, qui pour­ra four­nir une base solide à
un ordre social non violent. Plus de cent cin­quante centres Shanti
Séna ont été créés dans les
régions fron­ta­lières ; ceux-ci, par leur programme
d’activités éco­no­miques, sociales et éducatives,
cherchent à faire naître un cli­mat de confiance et de
cou­rage par­mi les habitants.

Dans
le mou­ve­ment paci­fiste indien, l’accent est donc mis sur le côté
construc­tif de la lutte pour la paix. Nous n’avons pas pour autant
éli­mi­né la néces­si­té d’actions
radi­cales et démons­tra­tives. Peut-être devons-nous
orien­ter notre recherche vers l’établissement d’un
équi­libre entre ces deux types d’action.

Narayan
Desai

secré­taire
du Shan­ti Séna Men­dal (décembre 1968, tra­duit par
Patrice Antona)


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Dans
son intro­duc­tion à la Shan­ti Séna, Narayan Desai nous
montre ce que peut être un corps de défense non
vio­lente, une « armée de la paix » ain­si qu’il est
conve­nu de l’appeler. Si nous pou­vons contes­ter le nom d’une
telle orga­ni­sa­tion, nous ne pou­vons nier la nécessité
d’apporter une solu­tion au pro­blème de la défense
col­lec­tive non vio­lente. Il n’est de mon pro­pos ni de faire une
étude exhaus­tive ni d’apporter des réponses aux
pro­blèmes posés par ce type de défense,
sim­ple­ment, j’aimerais faire ici quelques remarques sur
l’expérience pré­sen­tée ci-dessus.

Notons
immé­dia­te­ment que le rôle de la Shan­ti Séna ne se
limite pas à l’action défen­sive, mais s’étend
à une action à carac­tère social, visant à
construire pro­gres­si­ve­ment une socié­té « parallèle »,
indé­pen­dante et non vio­lente. A L’inverse de certains
paci­fistes euro­péens, les Indiens ne conçoivent pas
l’établissement de la paix sans une trans­for­ma­tion radicale
de l’individu et des struc­tures de la société.

En
cela l’approche de la Shan­ti Séna dif­fère de celles
des mou­ve­ments paci­fistes occi­den­taux encore qu’il faille tenir
compte de l’évolution des mou­ve­ments amé­ri­cains et
anglais depuis quelques années.

La
rai­son d’être d’une « armée » de ce genre
demeure cepen­dant la défense de la popu­la­tion et le « contrôle
des troubles inté­rieurs par des moyens non violents ».
Ain­si deux types de conflits se pré­sentent, expres­sions l’un
de la vio­lence hori­zon­tale, l’autre de la vio­lence ver­ti­cale. Le
pre­mier type, qui pour­ra se maté­ria­li­ser par une agression
exté­rieure, ne me semble pas pré­sen­ter de difficultés
au niveau du prin­cipe d’autodéfense bien que la tactique
d’affrontement direct demande à être reconsidérée
du point de vue de l’efficacité ; en revanche, le second,
repla­cé dans le contexte euro­péen, pose le problème
de l’attitude de « l’armée de la paix »
vis-à-vis des révo­lu­tion­naires tra­di­tion­nels. Les
méthodes d’intervention envi­sa­gées et pratiquées
par les shan­ti sai­niks lors des explo­sions de vio­lence sont en effet :
l’intervention directe entre les forces gou­ver­ne­men­tales et les
insur­gés, et la négo­cia­tion, les shan­ti sai­niks jouant
le rôle de média­teurs. Je dois dire qu’une telle
atti­tude ne me plaît guère d’autant plus que je sais
qu’il existe des élé­ments pacifistes,
par­ti­cu­liè­re­ment en Grande-Bre­tagne, qui aime­raient voir cette
sorte de com­man­dos inter­ve­nir lors des mani­fes­ta­tions « violentes ».

Quelle
pour­ra être la ligne de conduite à adop­ter face à
un conflit révo­lu­tion­naire ? Tout d’abord, je crains que ce
devoir for­mel de « contrô­ler les troubles » soit une
impasse ; j’entends par-là qu’un révo­lu­tion­naire non
violent joue­ra dif­fi­ci­le­ment ce rôle d’arbitre. « L’armée
de la paix » devra donc mettre l’accent sur le travail
pré­ven­tif de pré­pa­ra­tion psy­cho­lo­gique de la
popu­la­tion, et en cas de conflit elle devra coopé­rer avec les
révo­lu­tion­naires dans les limites impo­sées par son
refus de la vio­lence. Je crois inutile de faire du purisme non
violent et de s’estimer dési­gné pour rame­ner la
révo­lu­tion dans le droit chemin.

Ter­mi­nons
sur une remarque concer­nant les méthodes d’action de la
Shan­ti Séna. Elle est issue d’un mou­ve­ment pacifiste
d’essence pro­fon­dé­ment reli­gieuse et une grande importance
est don­née aux réunions de prières ; Vinoba
lui-même com­mence cha­cun de ses dis­cours par un temps de
recueille­ment. Disons que, pour les non-vio­lents athées, cette
expres­sion ouverte de la foi dans l’action est une barrière
à l’action com­mune. Ce pro­blème posé, il
s’agira d’imaginer des struc­tures de tolé­rance qui nous
per­met­tront de dépas­ser les dif­fi­cul­tés de cet ordre et
amè­ne­ront une meilleure coopération.

Patrice
Antona

La Presse Anarchiste