Le
bhoudan (partage volontaire des terres) est une action entreprise par
Vinoba en 1951. Cette action s’est depuis lors étendue et se
poursuit encore aujourd’hui. Elle a également donné
naissance au gramdan (mise en commun des terres).
Vinoba,
reconnu par beaucoup comme le successeur de Gandhi, s’est trouvé
à la mort de celui-ci confronté à d’énormes
questions. A quoi servait d’avoir libéré le pays de
l’occupation étrangère si c’était pour le
livrer aux exploiteurs nationaux, et que valait la liberté
officielle pour ces millions de paysans sans terre, de travailleurs
sans travail et sans pain ? Les grands changements politiques restent
illusoires tant qu’on n’a pas délivré chaque
village de l’emprise de la ville et de ses hommes d’argent.
Succéder
à Gandhi, c’était s’attaquer à l’énorme
misère de l’Inde. C’est à Potchempelli, dans le
district de Telengana, où les communistes mènent une
action intensive et où chacun pense que, Gandhi étant
mort, le parti du Congrès n’a plus d’avenir (il n’a
qu’un passé) et que l’Inde est destinée à
devenir communiste, que tout va commencer. Vinoba s’y rend à
pied, et lorsqu’il arrive beaucoup se rassemblent autour de lui. A
ceux qui se plaignent du terrorisme et qui réclament une loi
du gouvernement, Vinoba répond : « A quoi bon l’aide
d’un gouvernement aussi longtemps que nous ne savons pas nous aider
nous-mêmes ? » Et cependant il sait que cette réponse
ne suffit pas. De sorte que maintenant il va poser le problème
de quarante familles pauvres devant le village et voir ce que le
village peut faire. Un des plus riches villageois se déclare
prêt à donner de sa terre, et c’est à partir de
ce moment que Vinoba ne cessera plus de parcourir l’Inde
répartissant un peu plus équitablement les terres entre
les propriétaires et les pauvres.
Mais
son action a un but plus grand qu’une simple répartition de
richesses, c’est de montrer à chacun que l’on peut se
passer du pouvoir de l’État si chacun assume ses
responsabilités d’homme. A ceux qui lui suggèrent de
lutter plutôt pour réclamer une loi de réforme
agraire, il répond :
« Qu’est-ce
que le gouvernement ? Dans une démocratie, n’est-il pas
supposé incarner la volonté du peuple ? Il ne peut donc
faire ce dont le peuple ne ressent pas puissamment l’intérêt ;
toute législation a besoin d’être soutenue par
l’opinion publique, autrement elle reste lettre morte, ou bien
encore il faut l’imposer par la force et la terreur. Je ne dis pas
que nous ne devons jamais recourir à la législation ;
seulement elle intervient plutôt comme confirmation et résultat
que comme moyen. »
On
lui reproche également « l’émiettement des
terres » et d’être contre les coopératives. Il
s’en défend, car il sait que cela doit se faire par la base
et ne peut venir que progressivement. Ce n’est donc pas un action
non violente symbolique que Vinoba a entreprise, mais une action qui
s’insère dans la vie de chacun, qui a une réalité
économique et politique et qui correspond aux besoins de
chacun :
« Notre
réforme agraire n’est pas seulement une vision idéale,
mais un programme urgent et immédiatement praticable. »
Toutes les conversations de Vinoba avec les propriétaires et
les réponses de ceux-ci rappellent étroitement les
opinions de beaucoup de patrons à l’égard des
ouvriers : « Ils sont bien contents à leur place, ils ne
veulent pas de responsabilités, ils sont incapables de les
assumer…», réponses types des nantis qui tiennent à
conserver leurs prérogatives en se donnant bonne conscience.
Quant à ceux qui ont l’impression de faire un « bon
geste pour les pauvres », Vinoba répond : « Ce que je
demande n’est pas affaire de charité mais de droit. Si la
misère actuelle continue, vous ne vous en tirerez peut-être
pas à aussi bon compte que vous le croyez. » Mais Vinoba
ne peut pas se contenter d’un geste charitable, ce qu’il veut
rappelle la distinction que faisait Proudhon en dissociant la
propriété et la possession : « Pendant les cinq
années qui vont venir, ils (les propriétaires) devront
s’habituer eux et leurs enfants à travailler de leurs
propres mains, puis, au bout de ce temps, Vinoba reviendra et les
pillera encore davantage jusqu’à ce qu’ils ne possèdent
plus d’autre domaine que celui qu’ils auront appris à
cultiver par eux-mêmes. »
On
peut penser, ne serait-ce que pour justifier notre inaction, que ce
qui est possible en Inde, « pays mystique », ne l’est pas
en Occident. Et pourtant ce qu’on réclame, autogestion des
travailleurs, etc., tout est là, appliqué au problème
de la terre. Le bhoudan va plus loin qu’une répartition de
la propriété, il suscite le regroupement des terres
autour des villages, la production et la consommation communautaire.
On
sait que c’est le premier pas qui coûte, et le don de la
terre n’est que ce premier pas. Il ne s’agit pas d’en faire une
institution ni de s’arrêter là (Vinoba d’ailleurs se
méfie des entités administratives ; il pense qu’elles
deviennent tôt ou tard de simples instruments au service d’une
majorité sans armes), mais bien au contraire d’arriver à
une nouvelle société, car « en prenant de l’élan,
la révolution par l’amour n’affecte plus seulement la
possession du sol, mais s’étend à tous les autres
aspects de la vie économique et sociale… Et dans une société
créatrice et ouverte à la libre entente, le
gouvernement deviendrait aussi invisible que l’aiguillée de
fil qui tient ensemble les fleurs d’une guirlande ». Dans
l’esprit de Vinoba, bhoudan (la restitution de la terre) doit un
jour se changer en balidan (la restitution de l’homme) et signifier
l’abdication du pouvoir.
Ce
type d’action non violente présente donc plusieurs aspects :
1.
Répondre à un besoin économique et social
urgent.
2.
Prévenir la violence des exploités.
3.
Arriver à ce que chaque homme prenne ses responsabilités ;
développer un type de relations humaines différentes de
celles que nous connaissons (d’exploiteur à exploité,
de supérieur à inférieur, de nanti à
démuni, etc.) pour limiter et supprimer le pouvoir de l’État.
Mais
à la différence de Gandhi, Vinoba ne prétend pas
faire de la non-violence une valeur absolue applicable à tous
les stades du développement humain. Il sait que son action ne
résoudra rien définitivement, ce n’est qu’une
étape.
Daniel
Besançon
Cet
article est inspiré du livre d’Allan Tennyson : le
Mendiant de justice, Denoël, 304 p., 16 F.