La Presse Anarchiste

À travers les livres

Sous
ce titre, M. Binet, qui dirige, en Sor­bonne, un labo­ra­toire de
péda­go­gie (il paraît que la péda­go­gie est science
de labo­ra­toire!) a écrit 346 pages de texte ser­ré, 346
pages divi­sées en 9 cha­pitres, qui ont pour titre : But de ce
livre ; L’En­fant à l’é­cole ; Le Corps de l’en­fant ; Vision
et Audi­tion ; L’In­tel­li­gence, sa mesure et son édu­ca­tion ; La
Mémoire ; Les Apti­tudes ; La Paresse et l’E­du­ca­tion morale ;
Conclusion.

Ce
livre, dit l’au­teur, est le bilan de trente années d’études
de péda­go­gie scien­ti­fique, moderne, expérimentale,
phy­sio­lo­gique, et, ajoute-t-il, comme si tous ces qua­li­fi­ca­tifs ne
suf­fi­saient pas, de pédo­lo­gie. M. Binet com­mu­nie évidemment,
avec Tris­so­tin, dans l’a­mour du grec.

J’ai
lu atten­ti­ve­ment et j’ai trou­vé dans le livre de M. Binet des
idées justes qui ne sont pas modernes, car elles ont été
expri­mées par les obser­va­teurs de tous les temps ; des idées
justes par­mi un grand nombre de don­nées et d’expérimentations
inexactes.

Je
n’ai trou­vé, dans le livre de M. Binet, aucune précision.
aucune méthode, aucune clar­té. Et c’est là, un
bilan scien­ti­fique maigre.

Or,
M. Binet opère en Sor­bonne. C’est dire qu’il est pédagogue
offi­ciel. C’est donc un expo­sé de tra­vaux offi­ciels que le
livre de M. Binet. Regar­dons-le alors de près.

Dans
une longue pré­face, l’au­teur déclare qu’il n’a pas
vou­lu trai­ter de toute l’E­du­ca­tion. Celle-ci, dit-il, com­prend trois
grosses par­ties : les Pro­grammes, les Méthodes d’enseignement,
les Apti­tudes. Il trai­te­ra sur­tout des « Apti­tudes ». Mais
en pas­sant il se pose des ques­tions comme celle-ci : « Chez les
enfants, doit-on déve­lop­per sur­tout l’Ins­truc­tion ou bien
l’In­tel­li­gence ; sur­tout l’In­tel­li­gence ou bien la Volonté ;
sur­tout la Volon­té ou bien la Force physique ? »

Phrase
évi­dem­ment qui montre l’in­cer­ti­tude de l’au­teur. Cet éducateur
ne sait pas s’il faut déve­lop­per l’in­tel­li­gence ou la volonté,
sur­tout celle-ci ou sur­tout celle-là. 

Mais
qu’est-ce donc que la péda­go­gie ? M. Binet ne la définit
pas. C’est dom­mage. Cette défi­ni­tion m’eût évité
d’être inquiet. « La péda­go­gie, dit M. Guyau, peut
être défi­nie l’art d’a­dap­ter les générations
nou­velles aux condi­tions de la vie la plus intense et la plus féconde
pour l’in­di­vi­du et pour l’es­pèce. L’é­du­ca­tion a, en
même temps, un but indi­vi­duel et un but social. Elle est
pré­ci­sé­ment la recherche des moyens de mettre d’accord
la vie indi­vi­duelle la plus intense avec la vie sociale la plus
exten­sive ». Et, plus loin : « Ce qui est vrai­ment conforme
au plus grand déve­lop­pe­ment de la vie indi­vi­duelle, physique
et morale, est par cela même utile à l’espèce
entière. C’est donc har­mo­nieu­se­ment qu’il faut développer
les facul­tés. » (Marc Guyau. Pré­face de Edu­ca­tion
et Héré­di­té
).

Cette
défi­ni­tion eût évi­dem­ment gêné la
phrase de M. Binet. Et cela conti­nue. Il y a encore beau­coup d’autres
choses dans cette pré­face, même de bonnes choses ;
notam­ment l’au­teur montre la néces­si­té d’exa­mi­ner la
vue des enfants, de recher­cher les apti­tudes, d’ac­cou­tu­mer le maître
à cette recherche. Il ajoute — natu­rel­le­ment — les maîtres
appren­dront la péda­go­gie dans des « laboratoires ». 

Pour
M. Binet, l’é­cole n’est pas un labo­ra­toire sans doute.

Dans
le cha­pitre I, l’au­teur trouve l’oc­ca­sion de par­ler de Don­nay qui,
dit-il, déve­lop­pait en même temps l’âme et le
corps puis­qu’il obte­nait au lycée les prix de gym­nas­tique et
de catéchisme !

Il
constate aus­si qu’il n’y a pas encore aujourd’­hui d’études
sui­vies sur les éco­liers. Pour M. Binet, l’His­toire ne compte
pas. L’a­na­lyse des faits sociaux ne sert à rien. L’influence
de l’ins­truc­tion sur la vie d’un peuple ne peut s’apprécier
autre­ment que par des sta­tis­tiques : et il donne une sta­tis­tique ! Il a
sui­vi pen­dant vingt-cinq ans, dans une com­mune, les élèves
sor­tis de l’é­cole publique, et selon la situa­tion sociale que
ceux-ci ont aujourd’­hui et qu’il appré­cie, M. Binet les note
de 1 à 10. Or, ceux qui ont obte­nu le cer­ti­fi­cat d’études,
ont actuel­le­ment une situa­tion sociale qu’il éva­lue à
7 ; ceux qui n’ont pas obte­nu ce cer­ti­fi­cat, ont une situation
infé­rieure, qu’il cote de 3 à 5 ! Ce qui ne l’empêchera
pas, du reste, de dire un peu plus loin : Le cer­ti­fi­cat d’études
n’est pas une garan­tie sérieuse !

La
situa­tion de famille de l’en­fant ! Qu’im­porte ! Celui-ci était-il
pauvre, celui-là riche ; celui-ci fils de ren­tier, celui-là
fils de pay­san ou fils d’ou­vrier ; celui-ci était-il robuste et
celui-là malingre ? Enfin quelles sont les bases de la cote de
M. Binet ? Tout cela ne compte pas !

Voi­là
ce que M. Binet appelle méthode expé­ri­men­tale et
scientifique !

Pour­sui­vons.
Dans le deuxième cha­pitre, après quelques banalités
sur les exa­mens, l’au­teur nous apporte un moyen de supprimer
l’in­jus­tice des exa­mens. Il pré­co­nise un « barème
d’ins­truc­tion », barème éta­bli sous forme de
pro­blèmes de dif­fi­cul­tés différentes.

Il
affirme, en pas­sant, que la non fré­quen­ta­tion de l’école
est due au défaut de sanc­tions. Aus­si pro­pose-t-il de
pro­lon­ger le ser­vice mili­taire des illet­trés, comme si en deux
ans de séjour au régi­ment, on ne pou­vait pas apprendre
à lire. Et puis, pour­quoi pas les tra­vaux forcés ?

Le
barème de M. Binet lui per­met aus­si de juger les instituteurs.
C’est ain­si d’ailleurs que l’au­teur, qui, à titre de pédagogue
offi­ciel, accède dans les écoles publiques, a jugé
et, condam­né un maître d’a­près les fautes
d’or­tho­graphe com­mises par les élèves confiés à
ce maître, dans une phrase de dic­tée ! Tou­jours cette
bonne méthode scientifique !

Du
barème pour exa­mens, M. Binet passe aux dosages et aux
mesures.

Il
veut « doser » les sports avec pré­ci­sion. Cela est à
mon avis l’af­faire du méde­cin. Puis il mesure l’intelligence —
par le degré d’ins­truc­tion. C’est simple. C’est en employant
cette méthode que l’au­teur conclut à la déchéance
des classes pauvres (à âge égal les
enfants des pauvres n’ont pas, dit-il, l’ins­truc­tion des riches ; donc
ils sont moins intel­li­gents). À ce pro­pos, signa­lons cette
défi­ni­tion du misé­reux : non pas un être qui
manque d’argent, mais un être qui est inca­pable d’épargner.

L’au­teur
mesure ensuite le déve­lop­pe­raient phy­sique — ce qui est
encore à mon avis le rôle du méde­cin. M. Binet
accorde à ce pro­pos un cré­dit exces­sif à des
ins­tru­ments fort dis­cu­tables. Le méde­cin doit certainement
inter­ve­nir dans l’exa­men phy­sique des enfants : cet exa­men est de sa
com­pé­tence. (Il y a dans le livre de M. Binet, à ce
pro­pos, des sta­tis­tiques si dis­cu­tables qu’il s’ex­cuse presque de les
citer.)

M.
Binet, à pro­pos de l’in­tel­li­gence, nous donne cette claire (!)
défi­ni­tion de M. Le Bon : « L’é­du­ca­tion c’est l’art
de faire pas­ser le conscient dans l’in­cons­cient », qu’il
com­plète par cette autre défi­ni­tion de l’intelligence :
« L’in­tel­li­gence est la com­pré­hen­sion, l’in­ven­tion, la
direc­tion et la censure ! »

Puis
il donne une échelle « métrique » pour la
mesure !

Cette
méthode mathé­ma­tique aura l’a­van­tage d’éviter
des appré­cia­tions fausses comme celle que rap­porte l’auteur :
Autre­fois un pro­fes­seur avait dit de l’é­lève Binet
qu’il n’a­vait pas l’es­prit phi­lo­so­phique ! Je n’in­vente pas. Cela est
dans le texte. Puis suivent des consi­dé­ra­tions exactes sur les
« anor­maux ou les arrié­rés, sur la méthode
employée par Bour­ne­ville », méthode que l’auteur
tient abso­lu­ment à bap­ti­ser : ortho­pé­die mentale.

Nous
arri­vons enfin à la « mesure » de la mémoire
par divers pro­cé­dés dont aucun ne donne de garantie
d’exac­ti­tude. Cela se com­prend d’ailleurs fort bien. La ques­tion est
com­plexe. L’at­ten­tion, la vision jouent là un rôle et
aus­si l’intelligence.

L’au­teur
classe ensuite les intel­li­gences en types — ce qui lui donne
l’oc­ca­sion de par­ler de M. de Curel — puis des déformations
de la mémoire. Il arrive enfin à l’éducation
morale, pour laquelle il pré­co­nise divers moyens : la
répres­sion, l’é­mu­la­tion. Il oublie le plai­sir et
l’intérêt.

Tel
est le livre de M. Binet. Telles sont les « Idées
modernes sur les Enfants », d’a­près M. Binet. J’ai suivi
l’au­teur pas à pas, cha­pitre par cha­pitre. Je n’ai trouvé
dans ce livre aucune idée direc­trice, aucun repère,
aucun ordre. Si l’ex­po­sé paraît confus, je n’en suis pas
responsable.

Le
livre de M. Binet fixe une fois de plus l’at­ten­tion sur la nécessité
de veiller de très près au développement
phy­sique de l’é­co­lier, à son hygiène, à
sa crois­sance. On peut tirer de sa lec­ture une autre leçon : la
faillite des méthodes exactes de la « mathématique »
en pédagogie.

L’in­tel­li­gence,
la mémoire sont choses com­plexes, impos­sibles à mesurer
avec exac­ti­tude. Cha­cun de nous est sou­mis à son hérédité
et à ses moyens de per­cep­tion, à ses sens. Or,
l’hé­ré­di­té est chose particulière ;
l’a­cui­té des sens, l’ap­ti­tude à per­ce­voir sont choses
per­son­nelles. Cet enfant voit très clair, il entend très
bien, son tou­cher est extrê­me­ment sen­sible. Quoi d’étonnant
à ce qu’il ait d’un même objet, une idée
dif­fé­rente, plus exacte, plus pré­cise, que cet autre
enfant dont l’œil accom­mode mal, dont l’ouïe et le tou­cher sont
moins sen­sibles, et qui en somme reçoit de l’ob­jet des
impres­sions moindres ?

Ne
l’ou­blions pas en effet. Nous per­ce­vons du monde exté­rieur ce
que nos sens nous per­mettent d’en per­ce­voir. Or les organes des sens
ne sont pas chez tous iden­tiques. Il y a, de plus, des mala­dies de la
per­cep­tion. M. Binet constate une chose exacte quand il dit que chez
cer­tains anor­maux, un sens peut être par­fois extrêmement
déve­lop­pé. Cela même est l’une des
carac­té­ris­tiques des anor­maux. Il y a là un manque
d’har­mo­nie, d’é­qui­libre sensitif.

Que
conclure de tout cela ? Qu’il faut entre­prendre ces études avec
une extrême pru­dence et une rigou­reuse méthode. Et aussi
que le pre­mier temps de l’é­du­ca­tion c’est l’é­du­ca­tion
des sens
. Avant d’in­ter­pré­ter un fait il faut le
constater.

Cela
est déjà une orientation.

Pour
le reste, rien ne vaut l’ob­ser­va­tion métho­dique de chaque
enfant par le maître — et l’é­cole est un vaste champ à
culti­ver, c’est là un remar­quable « laboratoire »
pour employer le terme pom­peux de M. Binet.

Remar­quons
aus­si que, pour cette étude, l’É­tat ne s’a­dresse pas
aux maîtres, mais qu’il a créé à côté
un « labo­ra­toire » où, en dehors de l’école,
on tra­vaille les méthodes péda­go­giques. Là
encore ceux qui sont par­ti­cu­liè­re­ment com­pé­tents ne
sont pas consul­tés. Et ce que nous jugeons être
aujourd’­hui l’er­reur de M. Binet peut être demain, dans les
pro­grammes, pro­cla­mé véri­té offi­cielle ! Nos
cama­rades ins­ti­tu­teurs peuvent être obli­gés de
s’in­cli­ner devant les « péda­gogues de laboratoire »,
ces pédo­logues, s’ils n’ar­rivent à résis­ter aux
pou­voirs publics !

Je
vou­drais aus­si dire un mot de ces gens qui s’étiquettent
savants, et couvrent du pavillon scien­ti­fique une phraséologie
alam­bi­quée et pré­ten­tieuse. Comme si la science avait
besoin de pié­des­tal ! Comme si l’es­prit scien­ti­fique n’était
pas la logique appliquée.

Faire
œuvre scien­ti­fique, c’est obser­ver métho­di­que­ment et
inter­pré­ter exac­te­ment les faits. Cha­cun doit tendre à
pos­sé­der cet esprit-là. Mais vrai­ment la science n’est
pas une reli­gion — et il temps d’en finir avec les quelques
pon­tifes qui espèrent cacher leur inca­pa­ci­té en
s’af­fu­blant de grosses lunettes, et qui abritent sous une perruque
leurs longues oreilles. Ce sont là pédants. Le sage est
plus modeste. 

R.
Lafontaine.

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