La Presse Anarchiste

Une lettre de Max Nettlau

Je
suis content d’ap­prendre qu’a­vec « Plus loin »
vous reve­nez tous au tra­vail des idées. Si j’ose don­ner un
conseil, sans doute inutile, ne sur­char­gez pas le jour­nal de
rubriques mul­tiples, n’en faites pas un micro­cosme, comme s’il avait
fal­lu attendre son appa­ri­tion pour être ren­sei­gné sur
les chro­niques, les livres, les arts, les réunions, les
groupes, etc. 

Pas­sez-vous de ce lest routinier
et de toutes les redites. Il y a trois sujets vrai­ment intéressants :
les idées et leur réa­li­sa­tion, en tant qu’on dit des
choses inté­res­santes et neuves et pas ce qui se trouve dans
les livres et les bro­chures ; la par­tie des­crip­tive sociale, à
condi­tion d’a­voir de bons maté­riaux (ex : la monographie
sociale sur Roanne, parue autre­fois dans les T.N.); et une
troi­sième par­tie où vous feriez par­ler les vieux, trop
peu connus — et ici je pense exclu­si­ve­ment (en ce moment) à
Eli­sée Reclus. 

Je prends celui-ci pour l’homme
aux vues les plus larges et qui res­te­ra l’es­prit le plus actuel dans
notre mou­ve­ment. Tous les autres sont plus étroits, plus
pas­sa­gers, parce qu’ils sont plus affir­ma­tifs, plus sûrs
d’eux-mêmes, créant un cercle d’i­dées définies
qui s’é­teint plus ou moins avec eux. 

Seul,
Reclus n’a pas impo­sé ses idées par une persuasion
quel­conque. Seul, il a recon­nu que d’autres pou­vaient avoir d’autres
idées, suivre une autre tac­tique que celle qui lui était
indi­vi­duel­le­ment sym­pa­thique. Seul, il était au-des­sus du
mou­ve­ment, et c’est pour cela qu’il sur­vit plus que tous les autres,
qui furent utiles en leur temps, mais qui ont peu à dire
main­te­nant. Il y a tant de pas­sages magni­fiques de Reclus dans ses
lettres, dans l’Homme et la Terre, dans ses articles, etc.,
que votre jour­nal n’é­pui­se­rait pas ces tré­sors par
quelques extraits. Il devrait faire plus, recueillir le vrai esprit
de Reclus et tra­vailler dans son esprit. Il y a assez d’anarchistes
fou­gueux, into­lé­rants, orga­ni­sa­teurs, sec­taires spécialisés,
d’a­nar­chistes étroits en un mot. Il y a trop peu d’hommes de
bon­té, de tolé­rance, de lar­geur d’es­prit, d’hommes qui
seraient un peu parents de l’es­prit de Reclus ; et ce serait
vrai­ment la peine de les faire naître. C’est à vous de
le faire, en pré­sen­tant les idées de Reclus avec un
soin tout particulier. 

Lais­sez là le
syn­di­ca­lisme ; vous n’y pou­vez rien. Tous les changements
conti­nuels d’or­ga­ni­sa­tion ne changent rien. L’élan,
l’im­pul­sion qui y étaient, ou qu’on croyait y être, sont
par­tis. Et les détails des polé­miques sont du temps
per­du pour vous. D’ailleurs, ces polé­miques s’ar­rangent par
les condi­tions de la lutte quo­ti­dienne et non par une critique
lointaine. 

Lais­sez là le communisme.
Ceux qui s’y inté­ressent sont trop peu aptes à la
liber­té pour venir de sitôt à vous. Qu’ils soient
un peu plus ou un peu moins amis volon­taires de l’autorité,
cela a peu d’im­por­tance ; ils sont per­dus pour vous pour longtemps.
Mais qu’une anar­chie large, géné­reuse, humaine
renaisse, et des élé­ments, désorientés
encore, doivent se trou­ver. Il y a en ce moment trop peu à
faire. Ce ne sont pas les démons­tra­tions, les protestations,
les défenses de pri­son­niers, etc., conti­nuelles, si bonnes et
néces­saires qu’elles soient, qui puissent rem­plir l’activité
et l’in­tel­li­gence des cama­rades. D’an­née en année on
devient plus étroit, plus spécialisé. 

Il faut rele­ver les idées à
la hau­teur des années 1890 à 1893. Reclus fut la grande
figure de ces années-là. Il représentait
l’a­nar­chie épa­nouie. Il fut actif sur le ter­rain de l’idée,
de l’art, de l’ac­tion ouvrière mili­tante (telle qu’elle
s’exer­çait dans les petits syn­di­cats mili­tants d’a­lors)… Les
lettres de Reclus montrent qu’il fut au-des­sus de toute étroitesse
d’esprit.

Max Net­tlau

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