Je
suis content d’apprendre qu’avec « Plus loin »
vous revenez tous au travail des idées. Si j’ose donner un
conseil, sans doute inutile, ne surchargez pas le journal de
rubriques multiples, n’en faites pas un microcosme, comme s’il avait
fallu attendre son apparition pour être renseigné sur
les chroniques, les livres, les arts, les réunions, les
groupes, etc.
Passez-vous de ce lest routinier
et de toutes les redites. Il y a trois sujets vraiment intéressants :
les idées et leur réalisation, en tant qu’on dit des
choses intéressantes et neuves et pas ce qui se trouve dans
les livres et les brochures ; la partie descriptive sociale, à
condition d’avoir de bons matériaux (ex : la monographie
sociale sur Roanne, parue autrefois dans les T.N.); et une
troisième partie où vous feriez parler les vieux, trop
peu connus — et ici je pense exclusivement (en ce moment) à
Elisée Reclus.
Je prends celui-ci pour l’homme
aux vues les plus larges et qui restera l’esprit le plus actuel dans
notre mouvement. Tous les autres sont plus étroits, plus
passagers, parce qu’ils sont plus affirmatifs, plus sûrs
d’eux-mêmes, créant un cercle d’idées définies
qui s’éteint plus ou moins avec eux.
Seul,
Reclus n’a pas imposé ses idées par une persuasion
quelconque. Seul, il a reconnu que d’autres pouvaient avoir d’autres
idées, suivre une autre tactique que celle qui lui était
individuellement sympathique. Seul, il était au-dessus du
mouvement, et c’est pour cela qu’il survit plus que tous les autres,
qui furent utiles en leur temps, mais qui ont peu à dire
maintenant. Il y a tant de passages magnifiques de Reclus dans ses
lettres, dans l’Homme et la Terre, dans ses articles, etc.,
que votre journal n’épuiserait pas ces trésors par
quelques extraits. Il devrait faire plus, recueillir le vrai esprit
de Reclus et travailler dans son esprit. Il y a assez d’anarchistes
fougueux, intolérants, organisateurs, sectaires spécialisés,
d’anarchistes étroits en un mot. Il y a trop peu d’hommes de
bonté, de tolérance, de largeur d’esprit, d’hommes qui
seraient un peu parents de l’esprit de Reclus ; et ce serait
vraiment la peine de les faire naître. C’est à vous de
le faire, en présentant les idées de Reclus avec un
soin tout particulier.
Laissez là le
syndicalisme ; vous n’y pouvez rien. Tous les changements
continuels d’organisation ne changent rien. L’élan,
l’impulsion qui y étaient, ou qu’on croyait y être, sont
partis. Et les détails des polémiques sont du temps
perdu pour vous. D’ailleurs, ces polémiques s’arrangent par
les conditions de la lutte quotidienne et non par une critique
lointaine.
Laissez là le communisme.
Ceux qui s’y intéressent sont trop peu aptes à la
liberté pour venir de sitôt à vous. Qu’ils soient
un peu plus ou un peu moins amis volontaires de l’autorité,
cela a peu d’importance ; ils sont perdus pour vous pour longtemps.
Mais qu’une anarchie large, généreuse, humaine
renaisse, et des éléments, désorientés
encore, doivent se trouver. Il y a en ce moment trop peu à
faire. Ce ne sont pas les démonstrations, les protestations,
les défenses de prisonniers, etc., continuelles, si bonnes et
nécessaires qu’elles soient, qui puissent remplir l’activité
et l’intelligence des camarades. D’année en année on
devient plus étroit, plus spécialisé.
Il faut relever les idées à
la hauteur des années 1890 à 1893. Reclus fut la grande
figure de ces années-là. Il représentait
l’anarchie épanouie. Il fut actif sur le terrain de l’idée,
de l’art, de l’action ouvrière militante (telle qu’elle
s’exerçait dans les petits syndicats militants d’alors)… Les
lettres de Reclus montrent qu’il fut au-dessus de toute étroitesse
d’esprit.
Max Nettlau