Interdit ?
Oui, en France et aussi (bien que l’objection de conscience soit
reconnue par la République fédérale) en
Allemagne. Longtemps interdit également en Suisse, mais le
veto de la censure a finalement été levé. De
sorte que j’ai pu voir le film à Zurich. L’avouerai-je ? je
ne m’y rendais guère que par devoir. D’après ce que
j’avais pu lire dans la presse, je m’attendais a un film d’une
tendance, certes, sympathique, mais enfin de tendance, et c’est une
chose à laquelle je suis particulièrement allergique
lorsqu’il s’agit d’idées — proches des miennes.
Dans n’importe quel art, je me méfie toujours des trop
bonnes intentions. L’enthousiasme un peu beaucoup « militant »
manifesté par les amis pacifistes qui avaient pu voir l’œuvre
à Bruxelles n’était pas non plus pour me rassurer,
surtout que je me rappelais les jugements à peu près
unanimement négatifs de la critique française, lorsque
« Tu ne tueras point » avait été présenté
au festival de Venise. Impossible, pensais-je naïvement, que
tous ces gens-là soient à tel point aux ordres que,
sachant l’interdit dont leur gouvernement avait frappé
l’ouvrage, ils aient eu soin de se donner pour consigne d’en nier
la valeur. Eh bien non, il faut se rendre à cette désolante
et nauséeuse vérité que le conformisme, dans le
climat français actuel, guide la plume, au sens sartrien,
respectueuse des professionnels. (La volonté de mauvaise foi
des comptes rendus n’éclate nulle part autant que dans la
façon dont ils jugèrent bon de présenter le
regret des temps heureux qu’éprouve, sans mauvaise
conscience aucune, si humainement au contraire, dans sa volontaire
prison, l’objecteur du film à la pensée de certain
coq au vin dégusté en vacances en compagnie de ses
parents. Nos journalistes, ces bons apôtres, trouvaient cela,
pour un héros, bien terre à terre.) En fait, mis à
part un bien mauvais, mais heureusement très bref début
traité en allemand, qui oblige à penser que, devant
cette langue étrangère, Autant-Lara aura
exceptionnellement perdu le meilleur de ses qualités de grand
metteur en scène, le film est un chef‑d’œuvre de justesse
de ton et de pensée. Le calvaire intérieurement
triomphal — ce sont les mots qui s’imposent — du jeune
objecteur Jean-François Cordier, incarné avec la
discrétion la plus nuancée par un Laurent Terzieff que
le travail sous la direction d’Autant-Lara rend meilleur et plus
authentique que jamais, ne nous est à aucun moment présenté
comme l’illustration d’une propagande, mais bien y voyons-nous,
avec une émotion qui ne se dément jamais (j’ai
pleuré, oui chialé comme Margot au mélodrame, et
cependant rien, ici, de mélodramatique!) la manifestation
nécessaire, continue, irréfutable d’une âme.
Je
suis d’autant plus à l’aise, et en même temps mal à
l’aise pour enregistrer cette constatation qui est à elle
seule un hommage, que nous n’avons à « Témoins »
— Michel Boujut l’a dit de lui-même après son
passage en Suisse et, pour les mêmes raisons, il me faut bien
le dire de moi et des amis d’ici — aucunement, on pourra même
dire pas assez la prétention de nous égaler à
l’héroïsme, à la sainteté faudrait-il
presque écrire des objecteurs assez courageux pour s’offrir
sur place à la prison qui les attend. Ah ! les chics types. Le
chic type surtout que ce Jean-François Cordier du film, qui
d’abord bon catholique, vit si intensément l’évidence
de son refus des armes qu’il finit par dire : pas besoin de Dieu
là-dedans. C’est cette absence de béquilles
métaphysiques, cette simplicité dans l’impossibilité
de vivre en contradiction avec soi-même, qui est si
bouleversante. À un seul moment, j’ai failli tiquer. Lorsque
le président du tribunal demande à Cordier : « Mais
pourquoi n’avez-vous pas déserté ? » et qu’il
répond : « Parce que je suis français, monsieur le
président », j’ai eu peur qu’Autant-Lara ne se soit
permis là un effet facile, propre à un peu bassement
séduire le public, à mettre au service de
l’antimilitarisme jusqu’à des sentiments, ma foi, quasi
cocardiers. Mais non : Jean-François Cordier veut seulement
dire, j’imagine, j’espère : Français, je n’ai pas
voulu me dépayser. Il n’a pas réfléchi, ni
Autant-Lara, que l’exil accepté ne vous ôte pas pour
un sou de votre substance nationale ; presque toujours, il ne la rend
que plus consciente. La désobéissance à la
patrie officielle n’entame pas d’une once l’amour naturel de
notre terroir. Et d’ailleurs, je suis bien certain qu’Autant-Lara
n’aurait pas ici moins de compréhension intuitive qu’il
n’en témoigne pour son personnage, lui qui dans ce film a
su, avec tant de conséquence, déceler l’essentiel du
problème en opposant l’impunité du crime par
obéissance (l’histoire de ce prêtre allemand codétenu
de Cordier au Cherche-Midi et qui, bien qu’il ait exécuté
à la Libération un combattant de la Résistance,
est — et au fond c’est tant mieux — acquitté, parce
qu’il a agi sur ordre) à la condamnation de celui qui,
refusant l’uniforme, s’est rendu coupable du crime des crimes :
désobéir. Or, s’il est assurément plus
méritoire de désobéir sur place, choisir les
tristesses — d’ailleurs souvent moralement et intellectuellement
enrichissantes — de l’exil, c’est désobéir aussi.
Le code le sait bien, qui fait de la désertion et de
l’insoumission des délits continus.
L’admirable
film d’Autant-Lara m’ayant amené — ce que d’habitude
j’évite par une espèce de pudeur (rien de plus odieux
que ces gens qui se vantent de leurs décorations ou — c’est
la même chose — de leurs illégalités) — à
parler des problèmes que la conscience, à travers le
refus des armes, pose à la conscience, je dois au lecteur
comme aux actuels frères en destin de Cordier Jean-François,
de préciser que l’attitude éthique du film et la
magistrale façon dont Autant-Lara a su la servir me dictent,
certes, de les saluer avec toute la sympathie que l’on a dû
sentir dans ces lignes (me trompé-je ? traduction du climat qui
est le nôtre à tous, les parties musicales reprennent,
non, je ne crois pas faire erreur, la partition qui, frénésie
de la liberté vraie, celle qui se moque de toutes les règles
des bien-pensants, revient sans cesse dans « Le diable au corps »
du même Autant-Lara, et auquel, c’est tout dire, « Tu ne
tueras point » au moins s’égale); mais on s’abuserait
en concluant de cette compréhension fraternelle, de cette
presque identité en profondeur que, quelque respectable
qu’elle m’apparaisse, la non-violence si dignement magnifiée
par le film est également mon credo à tout prix. La
guerre de 14, c’était l’absurde généralisé,
le suicide mutuel, l’affrontement d’impérialismes
équivalents, la bêtise. Mais je ne suis pas et n’ai
jamais été pacifiste inconditionnel. Devant
l’inhumanisme moscovite, par exemple, il me serait, comme s’y
laissent alle