La Presse Anarchiste

En souvenir de Sully-André Peyre, trois fois poète

[[Ayant eu connais­sance du pré­sent article à l’origine écrit pour Témoins, Louis Dor­let, rédac­teur en chef de Défense de l’homme, expri­ma son désir de le publier éga­le­ment, d’ailleurs dans une ver­sion légè­re­ment dif­fé­rente, ce qui a déjà eu lieu et à quoi nous aurions eu mau­vaise grâce de nous oppo­ser, vu notre pério­di­ci­té plu­tôt irré­gu­lière et le fait que nos lec­teurs ne sont fort pro­ba­ble­ment guère les mêmes.]]


 

Je t’ai conduit jusqu’au bord de ce fleuve
Dans lequel il suf­fit de se plonger
Pour que l’oubli nous baigne et nous abreuve
Et ce qui fut nous devienne étranger.

Toi qui portes le poids de mainte épreuve,
Homme qu’hier ne cesse de ronger,
Veux-tu te faire une exis­tence neuve,
Où seul l’espoir puisse vivre et songer ?

Livre-toi har­di­ment aux pâles charmes
De l’onde lourde et légère, que n’ont
Jamais trou­blée nul sang et nulles larmes.

Tu ne connaî­tras plus même le nom
Qui fut le tien, pour que mieux tu désarmes
Le pas­sé ! Que ce flot t’efface.

 

L’hiver 1961 – 62 a vu
mou­rir, en pos­ses­sion de soi-même, l’auteur de ces vers sur
la mort et l’oubli, le poète Sul­ly-André Peyre. La
presse des trusts n’en a rien dit ; ni celle des chapelles.

Car­diaque depuis des années,
et se sachant condam­né, S.-A. Peyre n’avait renoncé —
en dépit du sur­me­nage — ni à son œuvre de créateur
et de cri­tique, ni à son gagne-pain, ni à la
cor­res­pon­dance qu’il entre­te­nait avec ses dis­ciples et amis.

Car son iso­le­ment, partagé
par la com­pagne de son art et de sa vie, était un retrait
pure­ment phy­sique. Rien de ce qui concerne la vie des lettres
anglaises fran­çaises et — par des­sus tout — provençales,
ne lui était étran­ger. Sha­kes­peare, Hugo et Mistral
l’avaient mar­qué de leur empreinte.

Chaque
mois, sous une demi-dou­zaine de pseu­do­nymes qui furent en lui autant
de per­son­nages, il confiait à la revue Mar­syas — fon­dée
à l’âge d’une pré­coce matu­ri­té et
nour­rie de mul­tiples apports — le tri­but de son intui­tion et de sa
pen­sée ; et cette fidé­li­té à l’esprit
lui avait valu l’estime et la col­la­bo­ra­tion d’un Gaston
Bache­lard, d’un Emma­nuel Lochac, d’un Denis Sau­rat : cercle
d’hommes épris des fortes dis­ci­plines aux­quelles le disparu
n’avait ces­sé de se soumettre.

Mais ce « dia­logue au
som­met » ne lui fai­sait pas négli­ger pour autant les
ten­ta­tives chez ceux en qui s’éveillait, à son
contact, l’enthousiasme des belles choses

Pour ma
part, j’ai conser­vé et relu plus d’une cen­taine de pages
revê­tues de son écri­ture, et qu’il m’adressa tandis
que la guerre non sépa­rait. Rien de ce qui pou­vait me les
rendre pré­cieuses n’y man­quait : mes­sage humain ;
appré­cia­tions et sug­ges­tions sur mes propres tra­vaux ; et, bien
sou­vent, atten­tion char­gée d’une telle sym­pa­thie, que je
rou­gis encore de plai­sir à l’idée de ces leçons
où le maître se fai­sait par­fois le fervent auxi­liaire de
son « éco­lier du soir ».

Pri­son­nier d’une si
féconde soli­tude, Sul­ly-André Peyre n’a jamais
déser­té sa pro­vince, ni pour paris, ni pour Londres —
où il comp­tait cepen­dant des amis. Il n’avait pas non plus
(au moins jusqu’à ces der­niers temps) ral­lié les
rangs du Féli­brige pro­ven­çal, dont le folk­lo­risme est,
trop sou­vent, moins popu­laire que com­plai­sant et res­tric­tif. Ce fut
le Féli­brige qui, au main­te­neur des valeurs mis­tra­liennes, se
ral­lia comme à une incon­tes­table autorité.

Les vers
anglais,
chez Peyre, sont un pro­dige conti­nuel de musicalité
et de secrète élo­quence — incroyable de la part d’un
homme pour qui l’anglais n’est pas une langue par­lée, mais
uni­que­ment lue et écrite, et qui rédigea
quo­ti­dien­ne­ment, pour tout exer­cice de style, la correspondance
com­mer­ciale de la Source Per­rier avec le monde anglo-saxon.

 

The lad who sits all day and eve­ning long,
Among the thorn and the thistle,
Is not a she­pherd, folks,
And nei­ther flute nor pen­ny whistle
To his calm dream belong.

He lis­ten to the silence of the hours,
And yours is not his computing
Of time and dis­tance, folks ;
He hear­kens not your futile fluting.
God alone knows his powers.

 

Ain­si chantent dans notre
mémoire deux strophes énig­ma­tiques dont l’une des
inter­pré­ta­tions pos­sibles est la suivante :

 

Celui-là qui reste assis tout le jour, tout le soir,
par­mi les épines et les chardons,
ce n’est pas un ber­ger, bonnes gens,
et ni la flûte ni le sif­flet d’un sou
ne vont avec son rêve calme.

Il écoute le silence des heures,
et ne compte pas comme vous
le temps et la dis­tance, bonnes gens ;
il n’écoute pas vos flûtes puériles.
Nul que Dieu ne connaît sa puissance.

 

Enfin le
fran­çais est pui­sé aux plus pures sources d’une
ascen­dance céve­nole et d’une édu­ca­tion dans la
quo­ti­dienne fami­lia­ri­té de la Bible.

 

Celui qui trouve une grappe oubliée,
Dans les vignes, après septembre,
D’ardoise ou d’ambre,
Il règne sur la plaine dépouillée.

Car il pos­sède alors bien davantage
Que le maître des vignes vastes,
Et d’autres fastes
Lui sont un inéga­lable partage.

Dans la dou­ceur de dimanche et d’automne,
Il contemple, mélancolique,
Cette relique
Que la fuite des choses abandonne ;

Et, l’élevant au soleil qui décline,
Oppose aux des­tins de la terre
Le solitaire
Déni d’une âme amè­re­ment divine.

 

Mar­syas
est paru pour la der­nière fois, peut-être, sous le
numé­ro 383, daté de mai 1962, après qua­rante et
une années de vie libre et d’indépendance,
inter­rom­pues par la seule Occu­pa­tion. Ce numé­ro d’adieu ne
contient rien d’autre que des pages choi­sies (vers et prose) de
Sul­ly-André Peyre, gla­nées avec une soin dis­cret par

Celle qui fut Baucis,
ayant été Chloé.

Demeu­rée fidèle
à la pen­sée et à l’œuvre de celui qui n’est
plus qu’une âme éparse dans les âmes et les
choses, Amy Syl­vel ras­semble aujourd’hui les textes de plusieurs
volumes, en pré­pa­ra­tion chez des édi­teurs amis — mais
qui ne sau­raient cou­vrir toutes les dimen­sions d’une œuvre
post­hume considérable.

En effet,
après avoir publié, de son vivant, aux Editions
Mar­syas, un volume de Poèmes choi­sis (fran­çais,
pro­ven­çaux et anglais), son poème d’Hercule, un
recueil de vers inti­tu­lé Saint-Jean d’Eté,
plu­sieurs nou­velles ; un grand essai sur Frédéric
Mis­tral aux édi­tions Seghers ; et, sous le titre La Branche
des Oiseaux,
une défense de l’idiome provençal
(œuvres, pour la plu­part, épui­sées en librairie),
Sul­ly-André Peyre laisse un héri­tage inédit en
volumes, et com­pre­nant : trois livres de poé­sies françaises
(ou pro­ven­çales avec tra­duc­tion fran­çaise) groupées
sous les pseu­do­nymes d’Escriveto, de Jaume Viva­rès, et de
Reine Her­men­garde ; plu­sieurs recueils lyriques en français —
Les Der­niers Biens, Les Der­niers Songes, Lam­beaux pour Lemuel ; —
un cycle de poèmes anglais avec tra­duc­tion française,
To King Cophe­tua ; les poèmes mythiques provençaux
La Glo­ri, Our­fieu, File­moun e Bau­cis, La Cabro d’Or ; des
nou­velles en pro­ven­çal et en fran­çais ; des Essais
dans ces deux langues ; des Choses lues, les Papiers de
Charles Rafel ;
des Songes sur Dante et Ques­tions sur Mistral,
et de très nom­breux frag­ments. Sur la qua­li­té de
cet œuvre pris dans son ensemble, nous sommes favo­ra­ble­ment prévenus
par ce qui a pu en paraître dans Mar­syas ; il est de ceux
qui appar­tiennent à l’avenir, et à qui l’avenir
appar­tient. Par delà les fron­tières s’ouvre une terre
dont le nom est Poé­sie ; un par­ler s’énonce qui
est l’esperanto des peuples, né spontanément
de leurs ren­contres — et par cette langue aus­si uni­ver­selle que la
danse et la musique, est contes­tée l’antique malédiction
de Babel. Sul­ly-André Peyre est de ceux qui lui ont donné
chair et sang à par­tir de leur substance.

André Prud­hom­meaux

La Presse Anarchiste