La Presse Anarchiste

Le gouvernement

 

De tous les pré­ju­gés qui entravent le développement
nor­mal des indi­vi­dus, le prin­cipe gou­ver­ne­men­tal est, à la
fois, celui qui trouve le plus de défen­seurs et dont le joug
se fait le plus ter­ri­ble­ment sen­tir. Com­men­tant cette définition
de Locke : La fin du gou­ver­ne­ment est le bien de l’humanité,
Hux­ley émet l’opinion sui­vante : « On peut
rêver une socié­té où l’intelligence
natu­relle de cha­cun serait assez forte et sa culture assez développée
pour lui per­mettre de savoir ce qu’il doit faire et poursuivre.
Dans cet État, la police serait aus­si super­flue que toute
autre forme de gou­ver­ne­ment. » Puis il ajoute aussitôt
cette res­tric­tion : « Mais le regard de l’homme ne
peut décou­vrir un pareil État, et il n’est point
pro­bable que l’avenir lui en réserve le spectacle. »
Hux­ley consi­dère donc une socié­té sans
gou­ver­ne­ment, un État sans police ni autre direc­tion que
l’intelligence et l’initiative indi­vi­duelle, — c’est-à-dire
la concep­tion anar­chiste — comme le cou­ron­ne­ment inespéré,
le salut, impro­bable d’une civi­li­sa­tion arri­vée à
l’extrême degré de per­fec­tion. « Le rêve
seul peut atteindre ce mieux suprême et il est trop beau pour
être réa­li­sable ! » s’écrie-t-on
pour s’épargner la peine de pro­pa­ger l’idée que
l’on admet sublime. 

Ceci répond mer­veilleu­se­ment aux injures de ceux qui
pré­tendent que la lutte entre­prise par les anar­chistes ne tend
qu’à don­ner libre cours à leur ins­tinct de
des­truc­tion. san­gui­naire : leur idéal est trop beau !
Mais les esprits sen­sés ne peuvent reje­ter sans autre examen
l’œuvre qui semble si dési­rable, impos­sible a prio­ri.
Une thèse éga­le­ment prô­née par les
par­ti­sans de l’autorité consiste en la déduction
sui­vante : l’humanité pri­mi­tive, qu’aucune
légis­la­tion ne régis­sait, végé­tait à
l’état sau­vage et, seule, la force bru­tale présidait
aux rap­ports des hommes entre eux ; plus tard, pour établir
une entente com­mune et sau­ve­gar­der les droits de tous, un
gou­ver­ne­ment fut consti­tué qui for­mu­la des lois de
socia­bi­li­té. Celles-ci furent cause d’une subite sympathie
mutuelle, les vio­lences furent pros­crites, la civi­li­sa­tion s’étendit
alors sur le monde et, modi­fiées, les cou­tumes s’améliorèrent.

Or, rien n’est moins vrai, d’un bout à l’autre cet
expo­sé est faux ! Que l’on com­pulse l’histoire malgré
ses allures de cour­ti­sane, et chaque page nous dira les luttes
qu’eurent à sou­te­nir contre l’arbitraire des gouvernements
le droit et la rai­son des peuples. La force bru­tale ne dis­pa­rut point
des mœurs, elle fut tout au contraire le mono­pole de la caste
diri­geante. La force bru­tale fut, pen­dant de longs siècles
pour les chefs d’État, le seul moyen de se main­te­nir au
pou­voir et de ran­çon­ner leurs sujets. Les lois qu’ils
pres­cri­vaient atten­taient tou­jours au bien-être et à la
liber­té des indi­vi­dus. Les gou­ver­ne­ments ont été
les seuls fomen­teurs des guerres qui dévas­tèrent le
monde, pour eux s’enrégimentèrent les foules et
n’advenaient aux hon­neurs que les brutes san­gui­naires, les
guer­riers farouches, les conqué­rants impitoyables. 

Admettre la néces­si­té d’un gou­ver­ne­ment, c’est
faire preuve d’obscurantisme, c’est avouer son igno­rance, c’est
dire l’incapacité de connaître soi-même les
besoins qui nous assaillent. En quoi les gou­ver­nants savent-ils mieux
que nous ce qui nous est pro­fi­table ? Leurs connais­sances ne
sau­raient dépas­ser les bornes des connais­sances de tous ;
aucune supé­rio­ri­té ne les dis­tingue du com­mun des
mor­tels et ils n’excellent que dans l’art de duper et de saigner
les peuples. Sont-ils doués d’une intel­li­gence excessive ?
Nous sommes en mesure de répondre par la néga­tive, car
ils s’apercevraient bien­tôt que leur inter­ven­tion ne peut
être que pré­ju­di­ciable à l’intérêt
des hommes. 

Encore une fois, rien ne jus­ti­fie la confiance que les indi­vi­dus ont
à l’égard des gou­ver­ne­ments. À ceux qui
objectent que le pou­voir a pour but d’améliorer le sort de
l’humanité, de résoudre les dif­fé­rends qui
naissent des rap­ports sociaux, nous mon­tre­rons l’œuvre néfaste
accom­plie depuis les siècles que règne le préjugé
gou­ver­ne­men­tal, nous pren­drons à témoin le déplorable
résul­tat que nous avons sous les yeux. Certes, la brute
avi­née, le lour­daud béat, le cri­mi­nel féroce
sont de ceux contre qui la néces­si­té d’une mesure
défen­sive s’impose ; mais ne sortent-ils pas du moule
dans lequel l’État les a enfer­més depuis leur
nais­sance et ne sont-ce pas eux qui, sou­vent, se mettent en tête
de régir les autres ? L’humanité se
trouve-t-elle plus heu­reuse qu’aux pre­miers âges de son
exis­tence, alors que notre sort est encore entre les mains des
pre­miers for­bans venus et que, mal­gré toutes les
extra­or­di­naires révé­la­tions scien­ti­fiques qui devraient
abré­ger nos peines, nous sommes, plus que jamais, plongés
dans l’attente anxieuse d’un monde meilleur ? 

Tous les régimes gou­ver­ne­men­taux ont exer­cé leur
puis­sance et, sous cha­cune de ces diverses formes du pouvoir,
l’esprit humain, affo­lé, s’est débattu ;
chaque fois, il a fait entendre sa pro­tes­ta­tion, mais son effort ne
réus­sis­sait qu’à trans­for­mer en une autre calamité
le mal qui l’accablait. C’est que, per­sis­tant, s’obstinant en
son erreur pri­mi­tive, l’humanité n’envisageait ce mal que
comme l’œuvre de la classe qui occu­pait le faîte de la
socié­té, alors que le prin­cipe lui-même est
désastreux. 

Main­te­nant encore, de sin­cères pion­niers préparent
l’avènement au pou­voir d’une nou­velle couche sociale,
espé­rant que celle-là, du moins, sera plus équitable,
plus humaine que celles qui se sont suc­cé­dé jusqu’à
ce jour : 

« Il faut que le peuple ait son tour !»

affir­mait sérieu­se­ment un poète socia­liste. « Ce
n’est qu’un men­songe de jour­naux, répond Ibsen par la
bouche du doc­teur Sto­ck­mann, que de pré­tendre que la basse
classe, la grande masse, la foule soit l’élite, la fleur de
la nation. L’homme rai­sonne tou­jours ain­si tant que l’esprit
vul­gaire reste dans le corps, et tant qu’il n’est pas arrivé
par le tra­vail à s’approprier la noblesse intellectuelle ». 

Aus­si ce que nous com­bat­tons ici n’est pas tant le régime
actuel qui s’abîme dans la boue de ses scan­dales que le
nou­veau des­po­tisme dont l’aurore se lève à l’horizon
de la souf­france humaine. Nous savons trop ce que coûte de
tor­tures et de larmes le pou­voir d’un gou­ver­ne­ment quel­conque pour
que nous res­tions muets à la menace d’une période
nou­velle d’asservissement. Ce n’est pas pro­gres­ser que de
s’enfoncer plus avant dans le mal, que de confé­rer plus
d’extension, plus de puis­sance à l’État qui nous
opprime, que d’abdiquer notre ini­tia­tive aux mains vénales
de bas poli­ti­ciens et d’affreux sal­tim­banques de foires
électorales. 

Si nos aïeux se sont trom­pés, ou plu­tôt s’ils ont
été trom­pés, est-il rai­son­nable de mon­trer dans
leur erreur une aveugle et stu­pide osten­ta­tion ? Aucune forme
gou­ver­ne­men­tale n’est adé­quate aux besoins de l’humanité ;
lais­sons là cette défroque d’un autre âge,
affran­chis­sons-nous de ce pré­ju­gé, cher­chons une autre
voie et recom­men­çons une ère exempte d’autorité,
peut-être alors serons-nous sur la route du bonheur.

– O –

« L’homme — d’âme ver­tueuse ne com­mande ni
n’obéit. — Le pou­voir comme une dévo­rante peste —
Pol­lue tout ce qu’il touche ; et l’obéissance —
Hors de tout génie, ver­tu, liber­té, vérité
 — Fait un esclave de l’homme et de la vivante organisation
humaine — Un méca­nisme, un automate. » 

Ins­pi­rons-nous de ces admi­rables vers de Shel­ley et tra­vaillons de
concert au renou­veau sans crainte des répres­sions, car en
effet que pour­rait-on requé­rir contre l’homme qui dirait
pour toute défense : C’est par amour pour mon prochain
que je dénonce et com­bats le mal dont il souffre !

Hen­ri
Duchmann

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