La Presse Anarchiste

Silone vu par Madame de Beauvoir

 

Madame
de Beau­voir est un cas curieux. Immense force de tra­vail, droiture
dans la recherche abs­traite, totale absence sur le plan per­son­nel, de
pré­ju­gés, il y a chez cette femme de tête un beau
mor­ceau d’honnête homme. On n’est plus étonné
que cette hon­nê­te­té s’accompagne, incons­ciem­ment sans
doute, quand elle regarde les êtres, d’une tendance
étran­ge­ment défor­mante, presque d’une mau­vaise foi de
dévote. Ain­si, comme nous l’avions alors rele­vé avec
stu­peur, des étranges liber­tés que, dans Les
Man­da­rins,
elle avait prises dans son inter­pré­ta­tion de la
per­sonne de Camus. Or, un méca­nisme tout semblable —
déci­dé­ment, avec elle, nos amis n’ont pas de chance —
se laisse prendre en fla­grant délit dans le bref por­trait de
Silone qu’elle vient de tra­cer dans son der­nier ouvrage, La
Force des choses,
série de sou­ve­nirs actuel­le­ment parue
dans Les Temps modernes. Après avoir, en évoquant
un séjour à Rome, par­lé de Car­lo Lévi,
elle écrit (p. 2192 du n° de juin 1963):

« Moins
délié, plus ren­fer­mé, Silone — dont j’avais
aimé Fon­ta­ma­ra jadis et récem­ment Le Pain et
le vin — 
était lui aus­si un conteur ; je goûtais
ses récits sur son enfance dans les Abruzzes, sur les durs
pay­sans de son village. »

« Il
avait été, de 1924 à 1930, un des dirigeants,
puis le prin­ci­pal res­pon­sable du par­ti com­mu­niste ita­lien alors en
exil ; il en avait été exclu en 1931, pour des raisons
que nous igno­rions. (Ici, en bas de page, la mémorialiste
ajoute cette note pour le moins curieuse : « En 1950, il y eut
sur la ques­tion une longue contro­verse publique entre Togliat­ti et
lui. Elle fut publiée dans Les Temps modernes. Le moins
qu’on puisse dire c’est que de son propre aveu, Silone entre 1927
et 1930 avait joué un étrange double jeu.) Reve­nu en
Ita­lie après la guerre il était entré au PSI. Il
par­la très peu de poli­tique. Nous fûmes seulement
frap­pés par un scep­ti­cisme que sur le moment nous attribuâmes
à sa condi­tion d’Italien, non à sa position
per­son­nelle. Du haut du Jani­cule, contem­plant Rome à nos
pieds, il dit pen­si­ve­ment : « Com­ment vou­driez-vous que nous
pre­nions rien tout à fait au sérieux ! Tant de siècles
super­po­sés, qui se sont tous contes­tés les uns les
autres ! Tant de fois Rome est morte, tant de fois elle a ressuscité !
C’est impos­sible pour un Ita­lien de croire à une vérité
abso­lue. » (A nou­veau, ici, une note en bas de page, dont on
appré­cie­ra l’aveuglant aveu­gle­ment : « Ce relativisme
cher aux hommes de droite lui ser­vait sans doute de jus­ti­fi­ca­tion. Au
moment de la scis­sion du PSI, à peu de temps de là,
Silone sui­vit Sara­gat. Et bien­tôt il don­na à fond dans
l’anticommunisme. ») Il nous par­la avec charme des des­sous de
la poli­tique vati­cane et de l’attitude ambi­guë du peuple
ita­lien, reli­gieux, super­sti­tieux, mais que la présence
insis­tante du cler­gé rend farou­che­ment anticlérical.
J’avais beau­coup de sym­pa­thie pour sa femme, une Irlan­daise, dont
la pieuse enfance avait été encore plus étouffante
que la mienne. »

Dans
une lettre à Silone, je lui deman­dai s’il avait connaissance
de ce por­trait, si l’on peut dire. De toute évi­dence, on ne
lira pas sans inté­rêt sa réponse à ma
question :

« Oui,
m’écrit Silone, j’ai lu le pas­sage des mémoires de
Mme de Beau­voir où elle parle de moi. Ce qu’elle écrit,
non seule­ment à mon sujet, mais aus­si à pro­pos de
Vit­to­ri­ni, Alber­to Mon­da­do­ri, Bom­pia­ni et autres, est évidemment
approxi­ma­tif (exemple : l’affirmation que j’aurais rom­pu avec
Nen­ni pour « suivre Sar­ra­gat » alors qu’en réalité
je me suis sépa­ré et de l’un et de l’autre). A vrai
dire, je n’ai aucun sou­ve­nir de la conver­sa­tion sur la colline
romaine du Jani­cule, dont elle parle dans la page qui me concerne ;
mais ce dont je suis sûr et cer­tain, c’est que les mots que
Mme de Beau­voir m’attribue ne résument point du tout ma
pen­sée telle que je l’ai expo­sée maintes fois ces
années-là. Je me rap­pelle que ma première
ren­contre avec Mme de Beau­voir eut lieu au foyer du Centre culturel
fran­çais de Rome, après une confé­rence de Sartre
sur l’expérience de la liber­té. Mme de Beauvoir
arri­va en retard, ayant été rete­nue au Vati­can par une
audience, je ne sais pas si pri­vée ou col­lec­tive, chez le
pape. En effet, elle fit une appa­ri­tion bien sen­sa­tion­nelle, étant
toute habillée de noir et avec un voile noir sur les cheveux,
selon ce que le céré­mo­nial du Saint-Siège exige,
ce qui ajou­tait à son charme natu­rel. C’est vrai­ment dommage
que, dans son récit, elle ne men­tionne pas cette visite au
suc­ces­seur de saint Pierre. Tou­jours est-il que notre ren­contre n’eut
pas ce carac­tère équi­voque que Mme de Beauvoir
aujourd’hui pré­tend ; au contraire, ce fut le commencement
d’une cor­diale ami­tié. Nous nous sommes par la suite
ren­con­trés sou­vent, tant à Rome qu’à Paris,
et, sur sa demande, j’ai même consen­ti à publier dans
Les Temps modernes le pre­mier cha­pitre de mon roman Une
poi­gnée de mûres.
L’amitié dura jusqu’à
1964, moment où Sartre s’engagea dans la triste confrérie
des « Par­ti­sans de la paix ». Mais je dois dire, en toute
sin­cé­ri­té, que ni les polé­miques poli­tiques ni
les défor­ma­tions que la force des choses ont à
pos­te­rio­ri pro­duites dans la mémoire de Mme de Beau­voir, n’ont
modi­fié le sen­ti­ment d’admiration que j’ai toujours
res­sen­ti pour l’honnêteté de Sartre. En plus de son
idée raide et sché­ma­tique de l’engagement, ce que je
lui reproche c’est sur­tout son iden­ti­fi­ca­tion préa­lable de
tout pro­grès avec le sort des par­tis com­mu­nistes et sa
concep­tion géo­gra­phique du camp de la paix. »

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