La Presse Anarchiste

Lettre d’un écrivain soviétique

 

La
revue de Silone et Chia­ro­monte, « Tem­po Pre­sente » (Rome),
a repro­duit dans son numé­ro de juillet la lettre dont nous
don­nons ici la tra­duc­tion, lettre par­ve­nue en Occi­dent via Varsovie.
Tout en devant, c’est trop évident, s’abstenir de
divul­guer le nom de l’auteur, dont on nous dit seule­ment qu’il
est un écri­vain russe connu, la revue romaine n’en garantit
pas moins l’authenticité du texte, dont on ne saurait
mal­heu­reu­se­ment nier la valeur docu­men­taire en ce qui concerne la
por­tée réelle de la soi-disant déstalinisation
dans la vie intel­lec­tuelle de la Rus­sie de Khrouchtchev. —
Tou­te­fois, une remarque pré­li­mi­naire s’impose. La présente
lettre montre bien que, dans toute la hié­rar­chie de l’activité
cultu­relle, les pires sta­li­niens res­tent en place, et cela s’accorde
par­fai­te­ment avec le coup de frein bru­tal de K. pro­cla­mant récemment
la non-coexis­tence sur le plan idéo­lo­gique. Est-ce à
dire que l’on en soit déjà reve­nu à
l’obscurantisme obtus des pires années du jdanovisme ?
Appa­rem­ment pas. Les anciens bonzes ont beau se cram­pon­ner à
leurs postes, K. lui-même par­ler de la culture avec une finesse
de pale­fre­nier, le besoin de libé­ra­tion des esprits est trop
fort
[[Pour
s’en convaincre, il n’est que de lire le beau texte de Patricia
Blake, « Visite aux écri­vains de Rus­sie » (Preuves,
août 63). L’admirable géné­ro­si­té d’âme
des écri­vains et des poètes dont elle nous parle, est
si géné­rale, si pro­fon­dé­ment nour­rie, également,
des qua­li­tés cha­leu­reu­se­ment humaines de l’éternel
peuple russe, il y a là un tel cli­mat de liberté
retrou­vée mal­gré tout — et cepen­dant Mme Patricia
Blake est loin d’un opti­misme béat — qu’on se rend
compte que les manœu­vriers de l’appareil poli­tique doivent
for­cé­ment avoir com­pris l’impossibilité, après
les débuts, même timides, du dégel, de renverser
tota­le­ment la vapeur.]]
pour que le pou­voir — et cela c’est un pro­grès quand même
 — ne soit pas obli­gé d’en tenir compte. Bien malgré
lui, car ça lui com­plique l’existence. Mais il en est réduit
à lou­voyer, de sorte que s’il n’y a pas vraie
désta­li­ni­sa­tion on peut au moins esti­mer que LE PIRE N’EST
PLUS TOUJOURS SUR. For­mule qui tra­duit pro­ba­ble­ment au mieux la
situa­tion actuelle, dans ce qu’elle a tout ensemble de précaire
et de pro­met­teur d’un cer­tain espoir. La présence
d’Ehrenburg et d’Axionov, après leur demi-disgrâce,
aux entre­tiens inter­na­tio­naux de Lénin­grad, la publication,
depuis, dans les « Isves­tia » d’un des poèmes les
plus explo­sifs de Tvar­dovs­ki sont, par­mi d’autres, des faits
encou­ra­geants. Mais disons-nous bien qu’il faut nous attendre à
rece­voir désor­mais, suc­ces­si­ve­ment, simul­ta­né­ment même,
des nou­velles contra­dic­toires et que notre règle devra être
de ne jamais les prendre tout à fait à la lettre, en
bien ou en mal. Répé­tons-le, l’heure est au
lou­voie­ment, et si le pire n’est plus tou­jours sûr, il reste
possible.

Après
la liqui­da­tion de l’écrivain Jakov Els­berg [[Ledit
Els­berg fut exclu de l’Union des écri­vains soviétiques
au début de 1962. Ancien secré­taire par­ti­cu­lier de
Kame­nev, puis jour­na­liste et cri­tique lit­té­raire, il est
jusqu’à ce jour le seul d’entre les responsables
des crimes sta­li­niens qui ait été frappé
d’exclusion (celle-ci, d’ailleurs, ne fut point ren­due publique);
et même, cer­taines démarches furent entre­prises, depuis,
pour le faire réin­té­grer dans l’Union des
écri­vains.]], les milieux lit­té­raires et
uni­ver­si­taires s’attendirent, comme à un corol­laire logique
de l’événement, à ce que fussent exclus de
l’Union des écri­vains sovié­tiques tous ceux qui, à
l’occasion du XXIIe congrès du PCUS, avaient été
décla­rés res­pon­sables des per­sé­cu­tions exercées
entre 1937 et 1952 contre des cen­taines d’écrivains. Mais
cette attente devait être déçue. Conformément
aux ins­truc­tions directes de Frol Koz­lov, secré­taire du Comité
cen­tral du Par­ti, et de son col­la­bo­ra­teur Dmi­tri Polikarpov,
res­pon­sable de la Sec­tion des lettres et des arts du même
Comi­té cen­tral, tous les cas furent clas­sés, y
com­pris ceux qui se rap­por­taient à des indi­vi­dus accusés
de tra­hi­son et d’incitation à l’assassinat.

Par­mi
ceux qui réus­sirent à se main­te­nir en selle, je
rap­pel­le­rai N. S. Les­jut­chevs­ki, direc­teur de la mai­son d’édition
Soviets­ki Pisa­tel et res­pon­sable de la dis­tri­bu­tion des com­mandes et
pré­bendes aux écri­vains de Mos­cou et Léningrad.
Ce fut très pré­ci­sé­ment par suite des fausses
dénon­cia­tion de Les­jut­chevs­ki que les poètes Benedikt
Liv­chits et Boris Kor­ni­lov ont été fusillés en
1937 et qu’Ellena Michai­lov­na Tager, auteur d’un beau recueil de
contes inti­tu­lé Plage d’hiver, subit plu­sieurs années
de pri­son. Tou­jours du fait de fausses accu­sa­tions de trahison
idéo­lo­gique adres­sés par Les­jut­chevs­ki à la
police secrète de Lénin­grad, le poète Nokolaï
Zapo­lots­ki fut condam­né à huit ans de tra­vaux forcés
(en 1958, comme on le sait, un accès aigu de tuberculose
pro­vo­qué par les tor­tures et par la faim endu­rées dans
les camps de concen­tra­tion mit fin pour tou­jours à l’existence
de cet innocent).

Si
le même Les­jut­chevs­ki a été l’un des principaux
d’entre les adver­saires du « révi­sion­nisme » après
la révolte hon­groise de 1956, d’autres com­mu­nistes couverts
du sang d’écrivains et de savants russes tor­tu­rés et
mis à mort pen­dant les années de la terreur
sta­li­nienne, conti­nuent éga­le­ment à occu­per leurs
postes de com­mande et de responsabilité.

La
pre­mière place revient de droit à Vla­di­mir Yermilov
[[Vrai­sem­bla­ble­ment, le même Yer­mi­lov qui,
cette année, fit preuve du plus décourageant
obs­cu­ran­tisme lors de la ren­contre inter­na­tio­nale d’écrivains
Est et Ouest orga­ni­sée en Fin­lande, à Lah­ti. La chose
vaut la peine d’être notée : c’était au
com­men­ce­ment du « re-gel ». Le fait qu’un peu plus tard,
à la ren­contre de Lénin­grad, on ait eu affaire à
des inter­lo­cu­teurs russes capables d’engager le dia­logue, confirme
de façon carac­té­ris­tique — et heu­reuse — ce que
nous disons d’autre part de la poli­tique de lou­voie­ment du pouvoir
en matière idéo­lo­gique et cultu­relle.]], de
l’Institut Gor­ki de lit­té­ra­ture mon­diale, qui doit sa
brillante car­rière au fait d’avoir été l’un
des témoins à charge les plus achar­nés dans le
pro­cès inten­té à plu­sieurs confrères
accu­sés de trotz­kysme, comme Aver­bakh, Kir­chon, Selivanvski,
Maka­raiev, tous membres de l’Association russe des écrivains
pro­lé­ta­riens (RAPP). Sta­line tint à récompenser
Yer­mi­lov de cette prouesse en inter­ve­nant per­son­nel­le­ment pour le
faire nom­mer rédac­teur en chef de la Lite­ra­tur­naia Gazeta,
le sinistre pério­dique qui pen­dant des années
per­sé­cu­ta et tyran­ni­sa quelques-uns des meilleurs écrivains
sovié­tiques tout en por­tant aux nues toutes sortes de pygmées
spé­cia­li­sés dans la pro­pa­ga­tion du culte de la
per­son­na­li­té. A ce pro­pos, je me rap­pelle qu’à
l’occasion du 70e anni­ver­saire du dic­ta­teur, Yer­mi­lov publia un
article au titre révé­la­teur : « Sta­line
signi­fie Humanité ».

Après
Yer­mi­lov, dans la liste des per­sé­cu­teurs de trempe
sta­li­nienne, la seconde place revient d’office au pro­fes­seur Roman
Michaï­lo­vitch Sama­rine, dis­tin­gué per­ro­quet de l’Institut
Gor­ki de lit­té­ra­ture mon­diale et de l’Université de
Mos­cou, auteur d’un manuel inima­gi­na­ble­ment stu­pide consacré
aux lit­té­ra­tures occi­den­tales édi­té et largement
dis­tri­bué en l’âge d’or du culte de la personnalité
et reti­ré aujourd’hui de la cir­cu­la­tion sur la demande de
l’unanimité des écri­vains sovié­tiques. Ce
Sama­rine, au cours de la décen­nie 1942 – 52, diri­gea une
« purge » contre de nom­breux pro­fes­seurs de l’Université
de Mos­cou mal vus en rai­son de leur atti­tude « cosmopolite ».
Par­mi ses vic­times figure A. I. Start­sev, auteur du seul ouvrage
his­to­rique sovié­tique sur la lit­té­ra­ture américaine
et qui, accu­sé de conni­vence avec les « bel­li­cistes du
Penta­gone », fut arrê­té et envoyé dans un
camp de concentration.

A
pro­pos de Start­sev, je men­tion­ne­rai un autre épi­sode non moins
signi­fi­ca­tif. Une de ses œuvres Pro­cès à Radichev,
dont l’impression était en cours au moment de son
arres­ta­tion, fut tout bon­ne­ment publiée comme thèse de
doc­to­rat d’un cer­tain B. S. Bab­kine, secré­taire de
l’organisation du Par­ti auprès de l’Université de
Lénin­grad. Après la mort de Sta­line, Start­sev a été
libé­ré du camp de concen­tra­tion, mais, jusqu’à
ce jour, n’a pu obte­nir sa réin­té­gra­tion dans
l’université, cepen­dant que Sama­rine et Bab­kine continuent
en toute tran­quilli­té à tis­ser leurs trames.

Le
dra­ma­turge Ana­to­li Sofro­nov, connu pour sa totale absence de talent
lit­té­raire, conti­nue à exer­cer les fonc­tions de
direc­teur de l’hebdomadaire popu­laire Ogo­nek et conserve en
outre un poste de haute res­pon­sa­bi­li­té dans le « Mouvement
de la paix ». Mais naguère, le même Sofro­nov joua
un rôle impor­tant dans les répres­sions dirigées
contre de nom­breux écri­vains sovié­tiques, vieux ou
jeunes. Par­ti­cu­liè­re­ment tra­gique fut le des­tin de Nadejda
Augus­tov­na Nade­j­di­na, auteur de livres pour l’enfance et élève
et col­la­bo­ra­trice de Samuil Mar­chk. Condam­née à huit
ans de tra­vaux for­cés sur dénon­cia­tion de Sofronov —
lequel avait décou­vert, en 1950, que la pauvre femme,
vingt-cinq années aupa­ra­vant, avait été exclue
de la Ligue des jeunes com­mu­nistes pour avoir expri­mé quelques
doutes sur Sta­line. Nade­j­di­na revint du camp de concen­tra­tion dans un
état lamen­table — une femme désor­mais finie au
phy­sique comme au moral.

Afin
de com­prendre un peu plus clai­re­ment la rai­son pour laquelle tous ces
vieux sta­li­niens, véri­tables canailles au sens propre,
conti­nuent à jouir de la pro­tec­tion des plus hauts
fonc­tion­naires du par­ti, et cela en dépit des instructions
expli­cites de Khroucht­chev, il est néces­saire de
rap­pe­ler que l’instigateur et l’organisateur de la campagne
contre les hommes de culture, spé­cia­le­ment s’ils étaient
juifs, a été, dès le début de
l’après-guerre, et est encore Dmi­tri Poli­kar­pov, assisté
de You­ri Jda­nov (gendre de Sta­line, ex-diri­geant de la Sec­tion des
sciences du Comi­té cen­tral et aujourd’hui rec­teur de
l’Université de Ros­tov-sur-le-Don). Ce fut Poli­kar­pov qui,
en 1958, lan­ça la cam­pagne de pro­pa­gande contre Boris
Pas­ter­nak, de concert avec les diri­geants les plus rétrogrades
et les plus réac­tion­naires de l’Union des écrivains,
dont je me conten­te­rai de nom­mer ici Vse­lo­vod Kot­che­tov, Nicolaï
Gri­bat­chev et Ana­to­li Sofro­nov [[Lorsque le cas
Els­berg vint à être dis­cu­té à Mos­cou, les
parents des vic­times de Les­jut­chevs­ki et de Sofro­nov demandèrent
l’exclusion et la condam­na­tion de ces gardes-chiourme.
Mal­heu­reu­se­ment, les liens exis­tant entre ces der­niers et de hauts
fonc­tion­naires du par­ti, de même que la crainte de révélations
com­pro­met­tantes firent qu’il ne fut don­né aucune suite à
la demande.]].

Récem­ment,
dans ce cli­mat de révi­vis­cence du sta­li­nisme, le nom de
Poli­kar­pov a été asso­cié à celui d’un
autre vieux cham­pion de l’époque du culte de la
per­son­na­li­té, A. Roma­nov. Connu aujourd’hui comme éminence
grise des milieux ciné­ma­to­gra­phiques soviétiques,
Roma­nov détint le titre de major géné­ral dans la
police poli­tique de Béria ; pen­dant la guerre, tra­vaillant à
un jour­nal publié pour les troupes du front, il fut chargé
de sur­veiller l’attitude poli­tique et la fidé­li­té au
par­ti des écri­vains enrô­lés dans les forces
armées. Connu pour son natio­na­lisme et sa haine contre les
juifs, les Polo­nais et autres groupes mino­ri­taires, le major
géné­ral Roma­nov se dis­tin­gua par l’habileté
avec laquelle il s’entendit à envoyer les écrivains
appar­te­nant à ces diverses caté­go­ries dans les secteurs
les plus dan­ge­reux de la zone des combats.

Pour
conclure ce bref expo­sé et démon­trer com­bien le
sta­li­nisme est bien loin d’être mort, il suf­fi­ra d’ajouter
que Roma­nov est pré­ci­sé­ment can­di­dat au poste de
ministre des Affaires idéo­lo­giques, au cas où le Comité
cen­tral du par­ti vien­drait à déci­der qu’il est
aujourd’hui néces­saire de créer un pareil organe de
contrôle et de super­vi­sion [[C’est
main­te­nant chose faite, et l’ignoble ex-col­la­bo­ra­teur de Béria
a été effec­ti­ve­ment nommé.]].

La Presse Anarchiste