La Presse Anarchiste

Vaincus par eux-mêmes

 

C’est
par mal­heur aujourd’hui deve­nu un lieu com­mun que de constater
l’impuissance de ce que l’usage appelle encore la gauche,
libé­raux, démo­crates et socia­listes se mon­trant jour
après jour impuis­sants à enrayer la dégénérescence
des liber­tés civiques. Dans son der­nier livre, « l’Ecole
des dic­ta­teurs », dont la tra­duc­tion fran­çaise doit
inces­sam­ment paraître aux édi­tions Gal­li­mard, Ignazio
Silone nous pré­sente, sous forme de dia­logues sati­riques, pour
ain­si dire la somme de sa longue expé­rience et de ses
médi­ta­tions sur la civi­li­sa­tion de masse et son plus voyant
pro­duit : le phé­no­mène tota­li­taire. Mais que ce mot de
« somme » n’évoque rien de pédan­tesque : les
entre­tiens à l’emporte- pièce ima­gi­nés par
Silone se déroulent — en Suisse — entre deux Américains,
Mr. Double Vé, aspi­rant dic­ta­teur, et son conseiller
idéo­lo­gique le pro­fes­seur Pickup, venus tous deux en Europe
dans l’espoir d’y décou­vrir la meilleure méthode
d’arracher leur pays à la « malédiction »
de la liber­té, et un exi­lé poli­tique ita­lien dit Thomas
le Cynique, dont l’ironie, infi­ni­ment sérieuse, ne cesse
cepen­dant d’enseigner par le rire. Bien que Silone ait situé
les ren­contres de ces trois per­son­nages peu de temps avant la seconde
guerre mon­diale, leurs conver­sa­tions, dans leur forme présente
rédi­gées de fraîche date en vue de l’édition
ita­lienne, sont, très spé­cia­le­ment pour nous citoyens
de la douce France, d’une brû­lante actua­li­té, ainsi
que l’on ne man­que­ra pas de s’en rendre compte en prenant
connais­sance du court frag­ment que grâce à l’obligeance
de l’éditeur fran­çais, nous avons la joie de pouvoir
en don­ner ici.

Tho­mas
le cynique :


Je dois très expres­sé­ment dénon­cer l’idée
fausse selon laquelle, tant en Ita­lie qu’en Alle­magne, le
socia­lisme aurait été bat­tu par le fas­cisme. Tout au
contraire, fas­cisme et nazisme sont nés de la défaite
du socialisme.

Pro­fes­seur
Pickup :

Et
qui, dans ces pays, a vain­cu le socialisme ?

Tho­mas
le cynique :

Qui ?
Le socia­lisme lui-même… Les évé­ne­ments et les
com­pli­ca­tions ulté­rieures ne doivent pas nous faire oublier
cette véri­té ini­tiale que le fas­cisme fut une
contre-révo­lu­tion contre une révo­lu­tion qui n’avait
pas eu lieu.


La plus grande fai­blesse, de nos jours, du système
démo­cra­tique est à mes yeux son caractère
conser­va­teur. Qui­conque s’arrête, alors que la société
conti­nue à mar­cher, est néces­sai­re­ment fou­lé aux
pieds. Il y a une grande dif­fé­rence entre nos
démo­crates actuels et leurs ancêtres, ces gens qui se
bat­taient sur les bar­ri­cades, dans les guerres civiles et les guerres
d’indépendance, pour les liber­tés popu­laires et
l’égalité civique et poli­tique des citoyens. Cette
dif­fé­rence ne découle pas d’un chan­ge­ment dans le
carac­tère des indi­vi­dus. L’égalité politique
et juri­dique des citoyens était alors une nou­veau­té et
un idéal. Par là, elle fas­ci­nait, enflam­mait tous les
esprits de quelque dis­tinc­tion, qu’elle sédui­sait au point
de les déci­der à embras­ser la cause du peuple et à
com­battre avec lui contre la cour, la noblesse, le cler­gé ou
la domi­na­tion étran­gère. Les démocrates
d’aujourd’hui n’ont plus un idéal à réaliser.
Ils vivent pour ain­si dire de leurs rentes sur le fonds des conquêtes
de leurs aïeux. Un mou­ve­ment en ascen­sion et qui rem­plit une
fonc­tion révo­lu­tion­naire gran­dit ses pro­ta­go­nistes et leur
donne la taille gigan­tesque des pion­niers — des Crom­well, des
Robes­pierre, des Jef­fer­son, des Maz­zi­ni, des Lénine. Une
démo­cra­tie sur son déclin, qui ne dure qu’à
force de com­pro­mis et de recu­lades, ne peut avoir au gou­ver­ne­ment que
des Fac­ta, des Brü­ning, des Laval, des Cham­ber­lain, et plus le
temps passe, plus la des­cente sera pro­fonde. Il est naturellement
pos­sible que la démo­cra­tie trouve encore des interprètes
de grande valeur, mais je crois que cela n’aura guère lieu
que dans les pays où elle n’a jamais exis­té, les pays
féo­daux ou semi-féo­daux, colo­niaux, qui n’ont atteint
que depuis peu le seuil de la révo­lu­tion dite bourgeoise.
Pen­sez à des hommes comme Sun Yat Sen et Gand­hi, et
com­pa­rez-les à nos ministres démo­crates à
l’instant men­tion­nés ; les uns et les autres appar­tiennent au
même mou­ve­ment his­to­rique, mais ceux-là en sont à
l’aube et ceux-ci au cou­chant. Les chefs de la démocratie
euro­péenne montrent, pour le dire en bref, tous les signes
d’une classe poli­tique qui a épui­sé sa mission.

Pro­fes­seur
Pickup :

Goeb­bels
a écrit que le suc­cès du natio­nal-socia­lisme a été
dû en grande par­tie à la sot­tise de ses adver­saires. Ils
avaient tout en main, l’armée, la police, la bureaucratie,
les banques, la majo­ri­té par­le­men­taire, la radio, la grande
presse, et ils ne sur­ent pas s’en servir.

Tho­mas
le cynique :

Exa­mi­né
de ce point de vue, tout chan­ge­ment de régime semble le fruit
de l’imbécillité de la vieille classe dirigeante,
bat­tue par sur­prise. Il ne manque pas d’historiens pour cher­cher à
démon­trer que si Louis XVI avait agi de telle ou telle manière
et si les milieux tsa­ristes avaient, en 1917, pris telle ou telle
pré­cau­tion, ni la révo­lu­tion fran­çaise ni la
révo­lu­tion russe n’auraient eu lieu. On pour­rait facilement
en dire autant de toutes les autres révo­lu­tions, qui, aux yeux
des obser­va­teurs super­fi­ciels, gardent tou­jours quelque chose
d’incompréhensible. Certes, une classe diri­geante, jusqu’au
jour du chan­ge­ment de régime, dis­pose de tous les moyens
maté­riels pour se défendre. Mais ce qui lui manque,
c’est la volon­té, la capa­ci­té et le cou­rage de s’en
ser­vir ; or, ce sont là les attri­buts essen­tiels de la
domi­na­tion. Avant d’être bat­tue et déposée
phy­si­que­ment, elle est déjà spi­ri­tuel­le­ment défaite.
Une classe diri­geante au bout de son rou­leau ne tient debout que par
force d’inertie. Myope, abou­lique, acé­phale, affectée
des mala­dies séniles du for­ma­lisme et du légalitarisme,
elle conti­nue à rendre un culte aux for­mules et à se
retran­cher der­rière le res­pect rituel des lois et de la
pro­cé­dure ; mais pro­cé­dure et lois pro­fitent mieux aux
adver­saires de la démo­cra­tie qu’à elle-même, et
ont désor­mais un effet exac­te­ment contraire à celui
pour lequel on les avait conçues.

Pro­fes­seur
Pickup :

Se
ser­vir de la léga­li­té démo­cra­tique pour la
détruire, c’est là effec­ti­ve­ment chose à
laquelle fas­cistes et nazis se sont remar­qua­ble­ment enten­dus. La
posi­tion des com­mu­nistes à l’égard de la loi, dans
les pays démo­cra­tiques, n’est d’ailleurs pas différente.

Tho­mas
le cynique :

Les
démo­crates ne l’ignorent point, mais sont impuis­sants à
y por­ter remède. Une classe diri­geante condam­née vit de
demi-mesures, au jour le jour, et ren­voie tou­jours au lendemain
l’examen des ques­tions brû­lantes. Se voit-elle acculée
à la néces­si­té de prendre des décisions,
elle nomme des com­mis­sions et des sous-com­mis­sions qui ne termineront
leurs tra­vaux que lorsque la situa­tion ne sera plus la même.
Or, arri­ver trop tard, c’est ici, comme dit le pro­verbe, fermer
l’étable quand les bœufs ont déjà pris la clé
des champs. Et c’est aus­si se ber­cer de l’illusion d’échapper
aux res­pon­sa­bi­li­tés, de s’en laver les mains et de pouvoir
mon­trer patte blanche aux his­to­riens de l’avenir. Pour les
démo­crates des pays en crise, le fin du fin semble consis­ter à
aller au devant des gifles pour évi­ter d’encaisser les coups
de pied, à prendre son par­ti du moindre mal, à inventer
de tou­jours nou­veaux com­pro­mis pour atté­nuer les contrastes et
à s’efforcer de conci­lier l’inconciliable. Les adversaires
de la démo­cra­tie en font leurs choux gras et deviennent de
plus en plus arro­gants. Ils conspirent en plein jour, entassent des
dépôts d’armes, font défi­ler sur la voie
publique leurs par­ti­sans ras­sem­blés en for­ma­tions militaires
et se livrent, à dix contre un, à des agres­sions contre
les chefs démo­crates les plus détes­tés. Le
gou­ver­ne­ment, « pesant bien ses mots dans le sou­ci de ne pas
aggra­ver la situa­tion », déplore les inci­dents et
sou­haite, « pour le bon renom du pays », qu’ils n’aient
pas été le fait d’une pré­mé­di­ta­tion, en
même temps qu’il adresse à tous les citoyens un
pres­sant appel pour que « le calme revienne dans les esprits ».
L’important, en effet, pour les chefs démo­crates, c’est
d’éviter les paroles et les mesures propres à irriter
les fac­tieux et donc à aggra­ver le péril. Si la police
découvre que des chefs poli­tiques et mili­taires se sont
com­pro­mis avec l’organisation sédi­tieuse, ont, par exemple,
direc­te­ment col­la­bo­ré à la for­ma­tion des dépôts
d’armes, il se peut que le gou­ver­ne­ment se résigne à
mon­trer une vel­léi­té d’audace et, sous prétexte
de sta­tuer un exemple, fasse arrê­ter, par­mi les complices,
quelque sous-fifre. Quant à faire arrê­ter les chefs,
jamais, car ce serait pro­vo­quer un scan­dale, et donc
pré­ci­pi­ter la catas­trophe. De fait, les res­pon­sables de la
démo­cra­tie savent qu’ils ont tout à perdre et rien à
espé­rer du dur­cis­se­ment des rap­ports entre adver­saires alors
qu’ils se flattent de pou­voir gagner du temps en pra­ti­quant la
poli­tique de l’autruche. C’est ain­si que la jeune République
espa­gnole, gra­cia San­jur­jo, main­tint les généraux
roya­listes à la tête de l’armée, bien que ce ne
fût un secret pour per­sonne qu’ils pré­pa­raient un coup
d’Etat. Tout à fait de la même façon, jamais
Mus­so­li­ni ne fut inquié­té pour les violences
aux­quelles, sous sa direc­tion et sur ses ordres, les fais­ceaux par
lui créés se livraient dans le pays. Quant aux généraux
et offi­ciers ins­crits dans ces mêmes fais­ceaux, on se garda
bien de les rayer des cadres. En Alle­magne, même chan­son. « Pour
contri­buer à la paci­fi­ca­tion des esprits », la République
de Wei­mar gra­cia Luden­dorff aus­si bien après le putsch manqué
de Kapp de 1920 qu’au len­de­main de la ten­ta­tive prématurée
de coup de force agen­cée par Hit­ler en 1923, tout comme elle
devait lais­ser impu­nis les chefs de l’organisation terroriste
« Consul », ins­ti­ga­teurs de l’assassinat des ministres
Erz­ber­ger et Rathe­nau, bien qu’aucun doute ne fût possible
sur leur iden­ti­té et leur responsabilité.

Mr.
Double Vé :

Nous
avons ren­con­tré à Ber­lin le baron von Killin­ger et le
duc de Cobourg, pré­sident de la Croix-Rouge alle­mande, tous
deux, dès l’origine, chefs de l’organisation « Consul ».
Ils nous ont racon­té dans tous les détails comment
avaient été pré­pa­rés ces atten­tats, dont
ils se vantent aujourd’hui publi­que­ment, et le peu de peine qu’ils
durent se don­ner, sous le régime démo­cra­tique, pour
dis­si­mu­ler leurs res­pon­sa­bi­li­tés. Leur cou­rage, à dire
vrai, était en pro­por­tion de la lâche­té des
auto­ri­tés républicaines.

Tho­mas
le cynique :

Il
y eut cepen­dant des démo­crates qui ne furent ni lâches
ni pas­sifs et payèrent de leur vie, de la pri­son, de la
dépor­ta­tion ou de l’exil la cohé­rence de leur
atti­tude. Mais c’étaient des iso­lés, qui ne pouvaient
plus comp­ter ni sur leur ancienne base tra­di­tion­nelle, les classes
moyennes, ni, bien moins encore, sur les ouvriers, déçus
dans leurs espé­rances révolutionnaires.

Mr.
Double Vé :

Ne
croyez-vous pas que les expé­riences d’Italie et d’Allemagne
ont appris quelque chose aux démo­crates des autres pays ?

Tho­mas
le cynique :

Appris
quoi ? Tant que la situa­tion est bonne, cha­cun est convain­cu que
cer­taines choses ne sont pas pos­sibles dans son pays : puis, quand
sur­vient le cyclone, le mot d’ordre le plus sui­vi est « sauve
qui peut ». La véri­té, c’est qu’une classe
poli­tique sur son déclin a toutes les infir­mi­tés de la
vieillesse, y com­pris la sur­di­té. Necker adres­sa à son
roi conseils sur conseils et aver­tis­se­ments sur aver­tis­se­ments, mais
aver­tis­se­ments et conseils ne pou­vaient ser­vir de rien. Com­bien de
mises en garde le tzar Nico­las II n’avait-il pas reçues ?
Pour les com­prendre, il aurait dû ne pas être le tzar.
Non seule­ment une classe poli­tique à bout de souffle n’a
plus la force, la capa­ci­té, la volon­té, le cou­rage de
se ser­vir des moyens à sa dis­po­si­tion pour gou­ver­ner et se
défendre contre ses enne­mis, mais en outre elle n’a même
plus l’intelligence indis­pen­sable pour domi­ner une situa­tion sans
cesse chan­geante et com­prendre ce qui se passe. Tous fac­teurs qui ne
peuvent que favo­ri­ser les ini­tia­tives totalitaires.

Mr.
Double Vé :

Pour­quoi
au lieu de fas­ciste, dites-vous si sou­vent tota­li­taire ? Est-ce
peut-être pour ne pas frus­trer de ce qui leur revient les
communistes ?

Tho­mas
le cynique :

Tout
à fait exact. Mais aus­si par équi­table esti­ma­tion des
pos­si­bi­li­tés dic­ta­to­riales de n’importe quel groupe
auda­cieux, fût-il d’étiquette démo­cra­tique ou
libérale.

Mr.
Double Vé :

Vous
vou­lez rire. Outre qu’après tout ce que vous avez dit
pareille hypo­thèse me semble irréelle, croyez-vous
conce­vable un tota­li­ta­risme démocratique ?

Tho­mas
le cynique :

Pour­quoi
pas ? J’entends un tota­li­ta­risme de type jaco­bin, sincèrement
démo­cra­tique quant à son idéal et
anti­dé­mo­cra­tique dans sa méthode, du fait des
condi­tions encore trop peu évo­luées des masses. Il est
fort pos­sible que ce soit là le sys­tème poli­tique le
plus acces­sible aux chefs démo­crates des peuples colo­niaux, le
jour où ils accé­de­ront à l’indépendance.

Mr.
Double Vé :

Par­don­nez-moi
une ques­tion per­son­nelle : me trom­pé-je en croyant devi­ner que
vos pré­fé­rences vont à un par­ti de ce genre ?

Tho­mas
le cynique :

Plus
main­te­nant. Depuis que je me suis avi­sé que, che­min faisant,
le moyen se sub­sti­tue à la fin.

Igna­zio
Silone
(l’École des dictateurs)

Copy­right :
édi­tions Gal­li­mard. Tra­duc­tion de Jean Paul Samson.

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