La Presse Anarchiste

La Libération de l’homme

Le titre de cette étude : « la Libé­ra­tion de l’homme », n’est pas tel­le­ment expli­cite qu’il ne demande à être commenté. 

Le mot de « libé­ra­tion » a été fort gal­vau­dé ces temps der­niers et il est utile de rap­pe­ler son sens exact. La « Libé­ra­tion » est l’acte de libé­rer, c’est-à-dire de remettre en liber­té, il nous faut donc défi­nir cette liberté. 

La liber­té est de pou­voir d’a­gir ou de ne pas agir, le pou­voir de choi­sir dans tous les domaines. 

La ques­tion de la liber­té a été posée avec net­te­té par Aris­tote qui, après avoir éta­bli (dans L’Or­ga­non) la contin­gence de cer­tains futurs a (dans l’Ethique a Nico­maque) mon­tré que le mérite ou le démé­rite ne peuvent être attri­bués qu’a cer­tains actes qu’on est libre d’ac­com­plir ou de ne pas accomplir. 

Emma­nuel Kant, après avoir (dans la Cri­tique de la rai­son pure) oppo­sé les argu­ments en faveur de la liber­té (tirés notam­ment de la néces­si­té ration­nelle d’un com­men­ce­ment pre­mier à toutes choses), aux argu­ments empi­riques en faveur du déter­mi­nisme uni­ver­sel (tirés de la pro­lon­ga­tion indé­fi­nie de la série des causes et des effets) ; après avoir mon­tré que le déter­mi­nisme phé­no­mé­nal n’ex­clut pas la liber­té nou­mé­nale (c’est-à-dire dans le domaine des choses en soi), Kant affir­ma cette liber­té du « moi nou­mène » (c’est-à-dire de l’es­prit humain consi­dé­ré en dehors du monde sen­sible) comme une exi­gence de la rai­son pratique. 

Puis il y eut Le Dan­tec et la science méca­niste de la fin du 19e siècle qui nièrent la liber­té au pro­fit du déter­mi­nisme abso­lu. La science de 20e siècle n’est plus méca­niste, ni déter­mi­niste abso­lue. Les décou­vertes faites sur un monde qui n’est plus à notre échelle, le monde ato­mique, ont prou­vé de façon cer­taine que le déter­mi­nisme, s’il existe indé­nia­ble­ment, ne pos­sède néan­moins qu’une valeur sta­tis­tique. C’est ain­si que l’on peut trou­ver exac­te­ment, par le cal­cul, la vitesse et le tra­jet dans l’es­pace d’un groupe impor­tant de par­ti­cules ato­miques (action déter­mi­née par un ensemble de lois phy­siques) alors qu’il est impos­sible de pré­voir à la fois la vitesse et l’emplacement dans l’es­pace d’une seule des par­ti­cules du groupe pré­ci­té (notion de liber­té individuelle). 

Ain­si donc, si le déter­mi­nisme joue mathé­ma­ti­que­ment en faveur d’un grou­pe­ment, d’une asso­cia­tion, il ne joue plus que rela­ti­ve­ment quant à l’in­di­vi­du pris isolément. 

L’homme, en tant qu’as­sem­blage phy­si­co-chi­mique de molé­cules, sera déter­mi­né d’une façon abso­lue dans le domaine bio­lo­gique et sou­mis aux lois physico-chimiques. 

Mais l’homme, en tant qu’in­di­vi­du, en tant qu’être pen­sant iso­lé dans le grou­pe­ment humain qu’est l’hu­ma­ni­té, peut res­ter libre sur le plan psy­cho­lo­gique, bien que l’en­semble de l’hu­ma­ni­té soit déter­mi­né par les lois sta­tis­tiques s’ap­pli­quant aux grou­pe­ments humains. Le point de vue moderne est donc en accord avec le point de vue Kan­tien de la liber­té nou­mé­nale de l’homme. 

Nous n’a­vons pas, au sur­plus, à renou­ve­ler ici la que­relle du déter­mi­nisme et du non-déter­mi­nisme ; ce qui nous importe, en tant qu’in­di­vi­dus, n’est pas d’être libres au sens abso­lu du mot, mais d’a­voir l’im­pres­sion, la sen­sa­tion, la cer­ti­tude morale de l’être. 

On peut d’ailleurs, par sou­ci de clas­si­fi­ca­tion, dis­tin­guer la liber­té dans trois domaines distincts : 

1° La liber­té phy­sio­lo­gique. — C’est la liber­té de jouir plei­ne­ment et entiè­re­ment de nos sen­sa­tions et de nos pos­si­bi­li­tés dans le domaine physique. 

Un aveugle n’est pas libre de voir, un estro­pié de mar­cher, un car­diaque n’est pas libre de cou­rir, ni un asth­ma­tique de res­pi­rer. Ce sont là des consta­ta­tions évi­dentes, mais rela­tives, rela­tives à un type d’homme moyen, bien consti­tué et en bonne san­té. Ce der­nier n’est, en effet, qu’un tout petit peu plus libre qu’un malade. Il ne peut se dépla­cer sur terre qu’à une vitesse bien limi­tée et bien petite par rap­port à d’autres ani­maux ; il ne peut res­ter dans l’eau que quelques minutes ; il ne peut pas voler dans les airs comme l’oi­seau ; il ne peut déployer qu’une cer­taine force phy­sique, bien infé­rieure à celle d’autres êtres vivants, etc., etc… 

L’homme a tou­jours eu conscience de cette limi­ta­tion de ses moyens, limi­ta­tion qui pose des bornes à sa liber­té phy­sique et phy­sio­lo­gique. Aus­si, pro­ba­ble­ment depuis qu’il a un cer­veau, s’est-il ingé­nié à recu­ler ces bornes. Ses facul­tés de rai­son­ne­ment, d’in­tui­tion, d’in­ven­tion entrèrent en jeu. Il réus­sit à façon­ner la matière inerte, à en tirer de l’éner­gie. Et ain­si naquirent ces inven­tions qui élar­girent consi­dé­ra­ble­ment, dans le strict domaine phy­sio­lo­gique, notons-le, ses moyens et sa liber­té : le navire à voile, puis à vapeur qui lui per­met de sillon­ner les mers à une vitesse tou­jours accrue — la voi­ture hip­po­mo­bile, puis auto­mo­bile, qui lui per­met, sur terre, d’at­teindre puis de dépas­ser consi­dé­ra­ble­ment la vitesse des autres ani­maux — l’a­vion qui lui per­met de voler beau­coup plus haut et plus vite que l’oi­seau le plus rapide — la radio­pho­nie qui lui per­met d’en­tendre à n’im­porte quelle dis­tance — la télé­vi­sion pour voir à, tra­vers l’es­pace — et que sais-je encore : sur cette voie, l’homme fait des pas de géant et nul ne sait où il s’arrêtera. 

Mais l’homme nor­mal et bien por­tant quelles que soient les machines per­fec­tion­nées qu’il emploie pour étendre ses liber­tés dans le domaine spa­tial ou tem­po­rel, doit encore subir des contin­gences diverses de la part de son orga­nisme, contin­gences qui lui sont autant de chaînes : 

La faim, la soif, la fatigue, le som­meil, le froid, la mala­die, les secré­tions et les excré­tions. Ce sont là, autant d’o­bli­ga­tions aux­quelles l’homme doit satis­faire, car, enfin, ce corps, n’est-ce pas lui qui, par l’in­ter­mé­diaire des organes des sens (cer­veau y com­pris), nous per­met de pen­ser, de res­sen­tir des sen­sa­tions, des émo­tions ; n’est-ce pas lui qui condi­tionne notre intel­lect, notre pen­sée ; n’est-ce pas lui qui nous per­met de vivre ? Notre exis­tence en tant qu’in­di­vi­du lui est com­plè­te­ment subor­don­née. Celui qui vou­drait se débar­ras­ser des obli­ga­tions phy­sio­lo­giques envers son corps, n’au­rait plus qu’a recou­rir au sui­cide immé­diat : to be or not to be, comme disait Shakespeare. 

Ce sont donc là des chaînes qu’il faut savoir traî­ner. La science de l’homme s’emploie, d’ailleurs, à les rendre légères. Mais elles seront tou­jours la ran­çon de l’existence. 

2° Un second plan où s’exerce la liber­té est le plan social. 

On y peut consi­dé­rer la liber­té de l’in­di­vi­du comme membre ou cel­lule de l’or­ga­nisme social. 

Nous connais­sons par­ti­cu­liè­re­ment et dou­lou­reu­se­ment les entraves à la liber­té de l’homme dans ce domaine. Qui de nous n’a connu le mor­tel ennui des camps de concen­tra­tion, la froi­deur humide des pri­sons ou bien l’in­dé­si­rable dis­ci­pline de la caserne ? 

Qui de nous n’a sen­ti sur son dos tout le poids des lois sociales, qui tendent à créer un trou­peau obéis­sant et ser­vile d’êtres déchus, mas exploitables ? 

Qui de nous n’a cre­vé de faim, sur une pla­nète où tout ce qui sert à l’a­li­men­ta­tion de l’homme est en quan­ti­té surabondante ? 

Qui de nous n’ha­bite un tau­dis alors que toutes les matières pre­mières et la main-d’oeuvre servent à faire des armements ? 

Qui, plus que nous, a conscience des chaînes qu’il nous faut traî­ner sur le plan social ; conscience du peu de liber­té dont nous y disposons ? 

Qui, plus que nous aus­si, lutte dans ce domaine, où chaque pas en avant, chaque chaîne bri­sée est l’oeuvre de nos mains et de notre volonté ? 

Je ne m’ap­pe­san­ti­rai pas davan­tage aujourd’­hui sur ce point où, aus­si bien, tout a été dit (ou presque) par tant de pré­cur­seurs, pen­seurs, pro­pa­gan­distes, et autres, dont nos mou­ve­ments liber­taires conti­nuent l’oeuvre sur le plan social. 

3° J’in­sis­te­rai par contre tout par­ti­cu­liè­re­ment sur le troi­sième plan où se mani­feste le besoin de liber­té e l’homme : le plan psychologique. 

Car, si la science s’oc­cupe de nous libé­rer sur le ter­rain phy­sio­lo­gique et maté­riel ; si les mou­ve­ments liber­taires oeuvrent pour nous libé­rer sur le plan social, il n’est que NOUS et Nous Seuls qui pou­vons le faire, pour soi-même, sur le plan psy­cho­lo­gique et moral. 

Nous sommes, en effet, ici, sur un plan où rien d’ex­té­rieur à l’in­di­vi­du ne vient s’in­ter­po­ser, où aucune volon­té étran­gère ne vient contre­car­rer nos besoins vitaux, où nous sommes les seuls maîtres… après notre propre déterminisme. 

Rien ne ser­vi­rait, en effet, de libé­rer l’homme sur le plan social et phy­sique s’il n’est pas libé­ré inté­rieu­re­ment. Rien ne sert d’ou­vrir la cage d’un petit serin car, mal­gré ses ailes qui peuvent le por­ter et sou bec qui lui per­met de man­ger, il ne sait pas trou­ver sa nour­ri­ture, ni se garan­tir des dan­gers pos­sibles — et, en peu de temps, il sera mort de faim ou tué par quelque chat. C’est là une illu­soire liber­té — et nos gou­ver­nants le savent bien, qui n’hé­sitent pas (tant que cela n’at­teint pas trop leur por­te­feuille) à don­ner au peuple, à la masse, des « liber­tés » sociales ou autres : la liber­té de voter par exemple, la liber­té de la presse et quelques autres — cela n’a aucune impor­tance et n’est d’au­cun dan­ger pour eux, car, d’un autre côté, ils entre­tiennent soi­gneu­se­ment, très soi­gneu­se­ment, les chaînes inté­rieures de l’in­di­vi­du qui, bien mieux que toute bri­made trop voyante, le main­tiennent dans un état d’es­cla­vage fort pro­pice à l’exploitation. 

On se rend très mal compte, en géné­ral, de tous les obs­tacles que nous accu­mu­lons nous-mêmes, dans ce domaine, devant notre liber­té ; de toutes les chaînes dont nous nous char­geons, je ne dirai pas volon­tai­re­ment, mais incons­ciem­ment.. Nous sommes sur ce plan, et avec l’aide de nos édu­ca­teurs, les arti­sans de notre propre esclavage. 

Il est, je pense, utile d’exa­mi­ner en détail toutes ces entraves à notre liber­té, de savoir d’où elles viennent et com­ment elles se mani­festent. C’est ce que je vais essayer de faire. 

Nex­pos (à suivre)

La Presse Anarchiste