D’autre part, une situation économique et financière telle que les problèmes les plus ardus ne devaient pas manquer de se présenter au moment de la remise en marche des nations sur le pied de la paix armée. Enfin, un mouvement révolutionnaire venant de l’Est et submergeant toute la partie orientale et méridionale de l’Europe indiquait au capitalisme international que la continuation du combat risquait de le priver du bénéfice de la mort violente de millions de travailleurs. Les intérêts en lutte depuis bientôt six ans sont tenus de compter, à leur tour, sur tous les facteurs propres à consolider leur position, mais aussi sur les réactions susceptibles de les détruire.
C’est pourquoi, dès 1942, l’Angleterre (une des « Three Big ») lança l’idée d’une politique européenne basée sur les zones d’influences et concrétisée par la constitution de deux blocs : le bloc oriental sous l’influence soviétique, avec la Pologne, la Hongrie et les États balkaniques de race slave, et le bloc occidental avec la Belgique, la Hollande, la France, l’Espagne démocratisée et l’Italie. Cette politique, qui avait l’appui des bourgeoisies, fut combattue par les courants populaires, qui voyaient, dans ces concentrations d’intérêts, une possibilité de conflit.
La politique internationale attire donc l’attention sur les trois principales places du monde : Londres, Moscou et Washington, qui ont cherché, par des moyens détournés, à reprendre leur liberté d’action.
L’Angleterre a produit l’effort économique et financier, toutes proportions gardées, le plus impressionnant. Cet effort se traduit actuellement par la perte de 70 pour cent des marchés d’exportation, spécialement en Amérique du Sud, au profit des États-Unis.
Les dominions britanniques, qui se trouvaient de tout temps débiteurs de la métropole, se trouvent actuellement créditeurs, c’est-à-dire que la Grande-Bretagne doit à ses colonies. D’une enquête faite par une commission d’industriels anglais, il ressort que l’équipement national et de production de l’Angleterre serait en retard de trente années sur celui des États-Unis au point de vue du modernisme.
La flotte marchande anglaise, fortement touchée par la guerre sous-marine de 1916 – 1917, n’avait jamais pu reconstituer sa puissance intégralement à une époque où, pourtant, la Grande-Bretagne n’avait pas subi la guerre chez elle. Actuellement, la situation doit être alarmante et, pour rester à la tête des États capitalistes du monde, il faut à l’Angleterre un commerce extérieur important, d’où la nécessité de conserver la maîtrise des mers et de combattre la concurrence d’adversaires à l’appétit aiguisé.
En régime capitaliste, le prix de revient ne baisse que par un rythme accéléré de production grâce à un matériel moderne et nombreux ou à une compression des frais de fabrication. Il va de soi que la compression de ces frais visera surtout les éléments salaires et charges sociales. Nous en arrivons donc à cette nécessité d’assurer les grandes lignes du commerce impérial : une Méditerranée pacifiée de telle façon qu’aucune menace, d’où qu’elle vienne, ne puisse inquiéter la route des Indes. Il faut donc envisager que la question des Détroits qui sont tant de verrous sur les grands passages maritimes, va se poser : l’accès de la Méditerranée ne doit plus être permis à une puissance susceptible de concurrencer la Grande-Bretagne, et la prise de possession des îles de la mer Egée est une prudence élémentaire si l’accès de la mer Noire à la Méditerranée venait à être contrôlé par l’URSS ; peut-être doit-on voir ici le but des marchandages dont la Pologne et la Grèce ont été les objets. Nous évoquerons pour mémoire les colonies italiennes du bassin méditerranéen ainsi que les bases maritimes de Pantelaria. Le capitalisme anglais tolérera, à la rigueur, un retour en Occident à la démocratie, dont il sait qu’il n’a rien à craindre, mais toute velléité de pousser plus loin dans l’émancipation des masses sera immédiatement réprimée avec énergie : le conservateur Pierlot a été maintenu contre la volonté du peuple belge ; Franco n’a toujours pas reçu son « tablier », mais on dépêche le duc d’Albe afin d’envisager une possibilité de retour à la monarchie, que les masses espagnoles rejettent avec dégoût ; en Italie, on intrigue pour tâcher de sauver Victor-Emmanuel d’une position intenable. Dans ces cas, on n’a pas été jusqu’à employer la force, parce qu’un semblant de gouvernement ne s’est pas montré trop hostile, mais, dans toutes ces intrigues, on se demande ce que devient le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
L’Amérique a posé nettement le régime politique qu’elle envisage pour la future Europe, et Roosevelt a défini ce qu’il entendait par une démocratie.… pas très aimable d’ailleurs pour l’Union Soviétique : L’Amérique est déçue du jeu anglais ; il est vrai que les intérêts américains en Europe sont moins importants que dans le Pacifique et ne sont pas les mêmes que ceux des Britanniques, puisqu’ils se trouvent en concurrence directe pour les pétroles, la sidérurgie et l’industrie automobile.
Les visées américaines dans le Pacifique nous sont confirmées par l’élimination du Japon en tant que grande puissance asiatique, ce qui permettrait aux Yankees la mise en valeur et l’industrialisation de l’immense Chine, à peine exploitée, grâce à l’apport massif de capitaux américains, mais là encore des conflits d’influences peuvent surgir, car l’URSS n’a pas dit son dernier mot. La nécessité pour l’Angleterre de s’assurer des points d’appui dans sa zone d’influence méditerranéenne lui a fait abandonner la Pologne, laissant de ce côté, les mains libres à l’URSS ; elle gagnait en échange la liberté d’action en Grèce, et le général Scobie a bien mérité de la patrie en mitraillant les Résistants helléniques ; Plastiras, autre traîneur de sabre, fera le reste, et les intérêts britanniques n’auront rien perdu ; mais Washington est fâché, c’est qu’en Amérique on tient absolument à ne céder devant aucun chantage et que pour la politique intérieure de Roosevelt il est très important que la démocratie soit respectée. La guerre ne doit pas être présentée comme une foire où l’on vend les populations comme bétail à Chicago. Au surplus, l’Amérique peut parler fort, car, seule avec la Russie, elle possède les arguments décisifs en la matière : potentiel matériel et humain imbattable.
L’URSS est incontestablement l’État qui a fourni dans la guerre le plus gros effort militaire, comparable seulement à celui de l’Allemagne. Il est évident que Staline entend se faire payer de ses services. Si, en 1938, il a déclaré qu’il ne désirait aucun pouce de territoire étranger, il a dû repenser cette déclaration, puisque s’il se trouve en désaccord avec le gouvernement polonais de Londres, il semble être en très bons termes avec le Comité de Lublin, lequel a accepté toutes les rectifications de frontière, y compris la cession des champs pétrolifères de la Pologne méridionale. En compensation, la Pologne sera une nation libre, forte et heureuse, avec accès sur la Baltique et une dizaine de millions de Prussiens à déraciner, puisque la frontière du nouvel État polonais s’étendra jusqu’à l’Oder. Encore des minorités opprimées en perspective. À tout hasard, notons que la France et l’Angleterre sont entrées en guerre, en 1939, en application des accords garantissant l’intégralité des frontières polonaises. Nous aurons, au cours d’un prochain article, l’occasion d’étudier, documents diplomatiques en mains cette petite comédie qui a déchaîné la tragédie actuelle.
La position irréductible de l’Angleterre à ce sujet a été modifiée, comme nous l’avons vu, mais cela ne changera pas grand’chose, car on prépare une fédération balkanique comprenant la Bulgarie, la Yougoslavie et même l’Albanie, le tout fortement influencé par la grande sœur slave. De ce côté, des débouchés sur l’Adriatique ne seraient pas pour déplaire au maréchal Tito, ni à son suzerain, le maréchal Staline. On sait qu’au Congrès des Soviets de 1939, Staline avait déclaré vouloir établir un plan quinquennal pour la marine soviétique ; la guerre a remis ce projet à plus tard ; mais si les Soviets mettent la même ardeur à créer une marine que celle qu’ils ont mise à créer l’Armée rouge, il sera nécessaire de s’entendre tout de suite sur les bases maritimes et aéronautiques parce que cinq ans de retard dans l’étude de la question pourraient être funestes à la plus puissante marine de guerre actuelle. Nous ne pouvons passer sous silence le centre diplomatique du Vatican, le plus important du monde ; Mgr Spigelmann, archevêque de New-York, aurait été chargé de mission en vue de connaître les possibilités de paix auprès des différents belligérants. Cette activité des milieux romains doit être motivée ; on lui a fait très peu de publicité, ce qui permettra par la suite tous les démentis ; mais ne perdons pas de vue cette nouvelle et voyons l’attitude que vont prendre les diplomaties d’ici quelque temps.
Comme on le voit, les antagonismes ne manquent pas. Unis pour combattre une forme particulièrement ignoble du capitalisme, les autres blocs resteront-ils unis avec des intérêts aussi contradictoires lorsqu’il s’agira d’édifier une paix juste et équitable ?
N’oublions pas, de même, que Hitler, en 1938, garantissait, à Munich, la paix pour vingt-cinq ans, mais l’URSS, dans ses traités, ne donne sa garantie que pour vingt ans ! Juste ce qu’il faut pour en préparer une autre ! Mais les antagonismes sur le plan international doivent et peuvent servir à précipiter la liquidation au capitalisme propre à chaque pays, non pas par ces révolutions de palais, intitulées « Révolutions nationales », mais par celle qui vient et qui, supprimant la cause, doit supprimer l’effet. Le peuple veut la Paix et cela dans tous les pays, mais il en a une conception différente dans chaque nation : c’est à nous de rechercher les buts réels poursuivis par les impérialismes en présence et de les dénoncer, de façon que, derrière les entités et les faux dieux qui leur masquent encore la vérité profonde du sacrifice qu’on leur demande, les peuples retrouvent leur ennemi héréditaire, le seul, quel que soit le nom dont on le désigne : le Régime Capitaliste, sous toutes les formes étatiques qu’il revêt, sous le couvert suprême de tous les impérialismes.
P. S. — Nous nous réservons, dans notre prochain numéro, d’examiner l’affaire de Finlande.