Il y a vingt ans, en présence de cette affirmation, on ne pouvait que hocher la tête ; on pouvait y croire ou ne pas y croire, mais sans raison sérieuse de choisir. Il y avait eu des guerres bien avant le capitalisme et, d’autre part, si l’on pensait pouvoir établir la paix par un gouvernement unique s’étendant sur toute la planète, cette solution n’avait rien de très nouveau ni de particulièrement socialiste : le monde antique avait déjà connu la paix romaine. Mais aujourd’hui nous ne sommes plus devant un simple préjugé ou devant un article de foi : l’expérience nous a instruits et d’une façon cruelle. En Russie, le capitalisme a été aboli. Certes, celui-ci a persisté ailleurs ; cette situation n’excluait évidemment pas un conflit armé entre capitalistes et communistes et la guerre 1939 – 45 n’a même été que cela, nous disent ces derniers. Voire. Les choses n’ont pas été aussi simples.
L’U.R.S.S. a fait la guerre en 1939 à la Finlande et à la Pologne. Il est parfois difficile d’établir dans un conflit la responsabilité de chacun des belligérants ; dans le cas présent, l’affaire est claire. La Russie n’avait certainement pas besoin en septembre 1939 de se défendre contre la Pologne déjà vaincue par les Allemands. Pour excuser les Soviets, en ce qui concerne la Finlande, il faut supposer que ce pays était soutenu par les anti-bolcheviks d’Europe qui, au dernier moment, se seraient dérobés. Or, cela n’est pas. Qui pourrait croire qu’une nation de trois millions d’habitants est partie seule à la conquête de l’immense Russie, soixante fois plus peuplée ?
Depuis, nous avons vu aussi l’U.R.S.S. déclarer la guerre, sans la faire toutefois, au Japon. Or, ce dernier était dans l’impossibilité pratique d’attaquer la Russie à cette époque. Nous voyons aussi l’U.R.S.S. revendiquer une partie de l’Iran et de la Turquie, dans l’intérêt des peuples en question, bien entendu. Depuis la Révolution française, les conquêtes se font, en effet, pour assurer le bonheur des annexés.
Avouons que Charles-Quint était plus franc. Sur ce point, et même sur d’autres, les Soviets ressemblent d’étrange façon aux États dits bourgeois.
La guerre germano-russe de 1941 est aussi instructive. Il est manifeste que les Allemands attaquèrent la Russie. Mais l’Allemagne de 1941 était-elle un État capitaliste ? Certainement non. Le capitalisme est un système social fondé avant tout sur la propriété privée. L’État ne doit rien faire qui lui porte atteinte. S’il prélève des impôts sur les biens, c’est parce qu’on ne peut vraiment pas faire autrement. La liberté de chacun doit rester aussi grande que possible et ne peut être entravée que lorsqu’il est impossible d’agir autrement. La Grande-Bretagne et les États-Unis sont les modèles de ces États.
Est-il besoin de dire que l’Allemagne nazie leur ressemblait fort peu ? Certes, en cherchant bien, on aurait pu y découvrir quelques personnes vivant de leurs rentes. On pouvait y voir aussi des industriels dont les revenus étaient fort élevés. Mais nous avons vu les nazis de près et nous savons qu’ils ne pesaient pas lourd devant le tyran, ces petits rentiers et ces directeurs d’usines. Les uns et les autres ne possédaient qu’à la condition de servir le Parti, et nous savons que ce dernier n’agissait jamais que dans son propre intérêt. Pour les Allemands qui ne voulaient pas marcher droit, confiscation des biens, et c’était vite fait. Nous voilà loin du capitalisme.
Mais il y a plus. Si les principes des pays bourgeois étaient aussi étrangers au IIIe Reich qu’à l’U.R.S.S., les méthodes politiques et sociales de ces derniers États se ressemblaient d’étrange manière. Ceci est intéressant, car les hommes ne diffèrent point sur le but qu’ils se proposent d’atteindre, qui est le bonheur, mais toutes les divergences portent sur les moyens à employer pour y parvenir. Or, les moyens conditionnent les résultats. Si une automobile déplace avec rapidité personnes et choses et si une écrémeuse produit de la crème, c’est parce que chacune de ces machines a été construite et ordonnée de telle et telle manière.
L’U.R.S.S. et l’Allemagne étaient des États totalitaires, aucun secteur de l’activité humaine n’échappait à leur contrôle. En langage clair, on nomme cela tyrannie. Est-il nécessaire d’énumérer tout ce qui était semblable en Allemagne et en Russie ? Bornons-nous à rappeler les deux piliers de l’ordre, ici comme là : le Parti et la Police. Le reste en découlait.
Ici beaucoup vont se récrier : « Comment, diront-ils, oser mettre ainsi sur le même pied communistes et nazis ? Malgré certaines ressemblances, la différence fut profonde. Les buts étaient tout autres. Les premiers ont aboli l’exploitation humaine. Les seconds ont été soutenus par les subsides des pires capitalistes. » Sans doute, et les Russes ignorent ce qu’on a appelé le racisme : cela est heureux en soi et cela est un bon signe. Mais que dire des intentions ? Les tyrans n’ont-ils pas toujours tyrannisé leurs victimes pour le bien de celles-ci ? Lorsqu’ils l’affirment, ils en sont convaincus, n’en doutez pas. Et la guerre n’est-elle pas toujours faite dans une bonne intention ?
Quant à l’exploitation des travailleurs par ceux qui vivent sans rien faire, l’abolition du capitalisme ne la fait disparaître que si l’on supprime les sinécures et les émoluments trop élevés. Nous ignorons si ces conditions sont réalisées en U.R.S.S., d’abord parce qu’un pareil jugement est beaucoup plus difficile à porter qu’il ne paraît et, ensuite, parce que nous n’avons sur ce sujet que des renseignements officiels. Ceux-ci se confondent ouvertement, on le sait, avec la propagande.
Reste à savoir pourquoi des capitalistes allemands ont soutenu les nazis avant leur arrivée au pouvoir.
N’est-ce pas la preuve flagrante d’une collusion entre les réactionnaires et les nationaux-socialistes ? Non, et l’on arrive ici au nœud de la question. Les communistes et les nazis allemands n’étaient point à deux pôles opposés ; ils se ressemblaient fort au contraire et s’ils se sont combattus pendant dix ans avec acharnement, c’est parce que les vraies guerres se font ainsi, entre semblables. C’était une question de personnes, avant tout. Les chefs d’industrie n’ont point pour le capitalisme l’attachement qu’on leur suppose. Leurs fonctions sont indispensables, mais ils tiennent à garder leur place. Ils ont une âme de préfet et, chacun le sait, ces fonctionnaires ont un égal dévouement à des gouvernements divers. Ils ont aussi un flair très subtil leur permettant de distinguer ceux qui vont accéder au pouvoir et d’agir en conséquence.
Ces constatations nous obligent à conclure que des États non capitalistes ont bel et bien attaqué leurs voisins.
P. Mineur