La Presse Anarchiste

Y a‑t-il un problème de la jeunesse ?

Les époques de troubles, d’in­tenses bou­le­ver­se­ments, d’é­vo­lu­tions rapides marquent for­te­ment toutes les couches de la socié­té. En revanche, elles voient s’ac­cen­tuer les diver­gences de réac­tions qu’offrent ces dif­fé­rentes couches aux mêmes événements.

Aujourd’­hui, la jeu­nesse subit comme tous les milieux humains l’empreinte du moment. Mais elle réagit selon des modes sinon par­ti­cu­liers, du moins plus net­te­ment accen­tués que ceux qu’empruntent les réac­tions des hommes des autres géné­ra­tions. Cela tient à ce que les jeunes ont des acti­vi­tés spé­ci­fiques, qu’ils n’ont pas les mêmes sou­cis ni les mêmes inté­rêts par­ti­cu­liers, ni les mêmes loi­sirs que les autres membres de la socié­té. Sur­tout, ils ont une bio­lo­gie, une « humeur » particulières.

Il y a donc un pro­blème de la Jeu­nesse. Il consiste à recher­cher com­ment les jeunes de notre époque tra­duisent à leur façon les ten­dances et évé­ne­ments his­to­riques, sociaux, actuels.

Posons la ques­tion sous une forme pra­tique : en cet après-guerre étouf­fant, sans joie, alors que s’ac­cu­mulent déjà les causes du futur mas­sacre, que dit, que fait, que veut la Jeunesse ?

Ou encore : reste-t-il au monde un espoir d’être sauvé ?

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Certes, il y a la jeu­nesse des « sur­prises-par­ties », la jeu­nesse des dan­cings, la jeu­nesse « zazoue » com­po­sée pour une grande part de jeunes bour­geois rica­neurs et niais sous leurs airs graves et pâmés. Par­mi eux, ou à côté d’eux, de faux étu­diants, de petits employés d’as­su­rances et des dac­ty­los pré­ten­tieuses, quelques ouvriers aus­si qui veulent sin­ger les plai­sirs et les jeux déca­dents d’une bour­geoi­sie qui s’é­teint sans gloire. À côté de ces « vieillards de vingt ans » dont par­lait Gio­no, et pour les­quels tout est conte­nu dans le choix d’une coif­fure ou dans la forme d’un revers de veste, il faut pla­cer la jeu­nesse nom­breuse des ciné­mas et des bals de quar­tiers qui trop sou­vent recherche le genre « affran­chi » et que l’on voit défer­ler, les dimanches, au long des fau­bourgs ; jeu­nesse de pauvres, de délais­sés, sans guide et sans appels. Cette jeu­nesse-là per­met l’espoir.

N’ou­blions pas, non plus, ces jeunes sans voix, esclaves des familles, que le prin­temps voit s’en­di­man­cher pour les pique-nique. Et, non plus, ces grands éco­liers trop sérieux, ces jeunes ouvriers stu­dieux qui, par petits groupes, se réunissent pour se sen­tir moins seuls dans leurs recherches, leurs espoirs, leurs rêves.

Il y a aus­si la jeu­nesse bien sage et naïve des scouts et des orga­ni­sa­tions spor­tives. Elle a au moins cette ver­tu d’ai­mer l’air pur.

Mais il y a la jeu­nesse que l’on peut qua­li­fier « poli­tique », celle qui, cœur enthou­siaste et tête froide, sent bien que son sort dépend de celui du monde. Elle veut connaître les socié­tés et leurs pro­blèmes : Jeu­nesses des par­tis, qui savent se dévouer et veulent bâtir un monde, et se four­voient. Mais sur­tout, jeunes des Auberges et des Camps, et jeunes Liber­taires, unis de la grande ami­tié mer­veilleuse des gars et des filles ; ces jeunes-là pré­fèrent les mimes aux pièces des bou­le­vards, le folk­lore au jazz com­mer­cial ; ils peuvent aus­si appré­cier la valeur du véri­table swing, mais ils pré­fèrent « Ami­tié » à « la Made­lon » et la vie de plein air aux sports tra­di­tion­nels. Ces jeunes-là chantent au long des routes, aiment la vie. Ils sont la cer­ti­tude d’un bel ave­nir. Conscients des tares de la vieille socié­té, armés de sérieuses connais­sances sociales ou d’ins­tincts vitaux qui leur font pres­sen­tir le vrai che­min, ils ne peuvent être sec­taires, car la vie qu’ils mènent conduit à la fra­ter­ni­té et la haine qu’ex­priment leurs chants de lutte n’est que la haine de la haine.

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La loi qui se dégage de l’ob­ser­va­tion de toutes ces jeu­nesses, c’est qu’il existe, sous d’ex­trêmes diver­gences d’ap­pa­rence, une uni­té pro­fonde de la Jeu­nesse d’au­jourd’­hui. Uni­té atroce d’a­bord : nulle part, de joie sereine, de quié­tude, de simple bon­heur, de véri­table insou­ciance. D’autres jeu­nesses ont connu cela ! La Jeu­nesse d’au­jourd’­hui est sérieuse ou triste.

Mais ce qui exprime l’a­go­nie d’un monde est aus­si un gage d’es­poir. Le jeune chré­tien comme le jeune com­mu­niste veut un monde plus juste, une vie plus digne et plus heu­reuse. Au fond, comme le jeune anar­chiste, ils expriment une aspi­ra­tion vers une socié­té nou­velle, saine et joyeuse. Il n’est pas jus­qu’au jeune snob qui ne mani­feste à sa façon, et incons­ciem­ment, la déca­dence d’un monde où l’on doit s’é­tour­dir ou com­battre pour ne pas suc­com­ber. D’un côté, réac­tion de lutte, de l’autre, réac­tion de déca­dence, mais à un même fait. Il est bon, peut-être, que des jeunes nous rap­pellent, par leur genre de vie, d’une façon sai­sis­sante, qu’une socié­té est en train de pour­rir. Et même ceux-là sont loin d’être indif­fé­rents : ils s’é­tour­dissent ! D’une part, réac­tion de lutte et, d’autre part, réac­tion de déca­dence, disions-nous. De toute manière, réac­tion, donc vie. La Jeu­nesse d’au­jourd’­hui vit, donc peut être sau­vée et le monde avec elle.

Ce que toute la Jeu­nesse d’au­jourd’­hui nous crie, c’est donc l’a­go­nie d’un monde, mais l’ap­pel d’une vie nouvelle.

À ceux qui le com­prennent de se jeter dans la lutte, pour aider cette Jeu­nesse à vivre, à croire et à com­battre. Enthou­siaste d’un côté, elle est inquiète et mala­dive de l’autre. Qu’im­porte ? Les jeunes gens à longs che­veux, les filles à cothurnes et ceux qui jouent aux « durs » ne sont pas d’a­vance per­dus. Leur atti­tude arti­fi­cielle cache sou­vent ce qu’ils n’osent pas être. Soyons per­sua­dés qu’il y a là une sorte de pudeur com­pa­rable à celle des poètes « fan­tai­sistes » d’il y a vingt-cinq ans et que Tris­tan Derème a fait si bien comprendre.

Il se peut que dans quelques années une Jeu­nesse magni­fique parte au devant de la vie, vers la Cité Nouvelle.

Fon­taine

La Presse Anarchiste