La Presse Anarchiste

En marge des différents anglo-soviétiques

Les Détroits, la mer Égée, l’A­dria­tique, la Lybie font main­te­nant par­tie de l’es­pace vital reven­di­qué par l’U.R.S.S. Il n’y a pas lieu de prendre très au sérieux les menaces de guerre qui en résultent. La Rus­sie n’a jamais été une puis­sance mari­time : elle n’a aucun besoin de la mer, et la puis­sance mari­time anglo-saxonne n’est pas de celles qu’on puisse contes­ter avec une créance quel­conque de succès.

Par contre, les Russes pos­sèdent sur le conti­nent euro­péen la supré­ma­tie mili­taire abso­lue. Il n’est pour le com­prendre que de se repor­ter aux der­nières semaines de la débâcle alle­mande ; les effec­tifs enga­gés sur le front Est étaient de sept à dix fois supé­rieurs à ceux du front Ouest. Cette pro­por­tion donne une idée du rap­port des forces mili­taires russes à celles de leurs alliés anglo-saxons et fran­çais. Elle se tra­duit poli­ti­que­ment et diplo­ma­ti­que­ment par le fait que les Russes peuvent pra­ti­que­ment dic­ter les condi­tions ter­ri­to­riales du par­tage de l’Eu­rope conti­nen­tale en zones d’in­fluence, et inter­dire pra­ti­que­ment toute inter­ven­tion autre que la leur en Pologne, You­go­sla­vie, Bul­ga­rie, Rou­ma­nie, Fin­lande, Hon­grie, Autriche, Tché­co­slo­va­quie, sans par­ler de la Prusse et de la Saxe où ils sont maîtres absolus.

La poli­tique russe d’oc­cu­pa­tion n’a rien de socia­liste. Elle consiste à vivre sur le pays et à trans­por­ter en Rus­sie tout ce qui est trans­por­table. Le fait est main­te­nant recon­nu et même assez uni­ver­sel­le­ment approu­vé : le sol­dat russe et l’É­tat russe ont plus que tout autre, nous dit-on, le droit de se payer sur la bête, pour le sang ver­sé et les dom­mages subis. Il y a d’ailleurs, entre alliés, une cer­taine ému­la­tion en ce sens. Quelques-uns regrettent que la puis­sance russe n’ait pas appli­qué aux pays vain­cus les idées du socia­lisme inter­na­tio­nal. Com­ment expli­quer que les Russes, qui se refusent théo­ri­que­ment à fon­der sur des bases racistes ou capi­ta­listes leurs rap­ports avec les autres peuples, n’aient pas essayé d’as­so­cier à leur expé­rience « com­mu­niste » les pro­lé­taires rou­mains, bul­gares, hon­grois, autri­chiens, allemands ?

On donne à cette ques­tion com­mu­né­ment deux réponses. La pre­mière est que les Russes, contre­car­rés dans leurs des­seins par les classes diri­geantes des pays capi­ta­listes vain­queurs ou vain­cus, n’osent ni ne peuvent pra­ti­quer hors de chez eux une poli­tique sociale har­die. La seconde est qu’ils res­pectent volon­tai­re­ment le jeu des ins­ti­tu­tions natio­nales, par­le­men­taires et démo­cra­tiques dans les pays mili­tai­re­ment domi­nés par eux. Si une révo­lu­tion sociale jaillis­sait de la libre volon­té du peuple, ils seraient les pre­miers à la favoriser.

La pre­mière réponse se base sur une appré­cia­tion erro­née des rap­ports de forces. N’im­porte qui a vécu en zone d’oc­cu­pa­tion russe, que ce soit en Alle­magne, en Autriche ou en Hon­grie, etc,. sait que les auto­ri­tés mili­taires n’ont besoin de l’au­to­ri­sa­tion de per­sonne pour démé­na­ger le maté­riel ou le chep­tel de pro­vinces entières ou même pour déra­ci­ner dans les vingt-quatre heures des masses énormes de popu­la­tion, qui sont par­fois reje­tées dans les zones ou les ter­ri­toires d’autres pays sans que le com­man­de­ment russe se pré­oc­cupe d’a­ver­tir les com­man­de­ments alliés. À côté de ces mesures dra­co­niennes (pillage, réqui­si­tion, dépor­ta­tion) frap­pant toutes les classes sociales, sans égard pour qui que ce soit, il est évident qu’une poli­tique de socia­li­sa­tion, de mobi­li­sa­tion indus­trielle, de sovié­ti­sa­tion des masses tra­vailleuses appa­raî­trait sous le jour le plus favo­rable et le plus sym­pa­thique. Tout le monde s’at­ten­dait à ce qu’elles aient lieu. Un grand cou­rant popu­laire leur était favo­rable en Autriche, en Hon­grie, dans les Bal­kans. Au lieu de cela, on a vu avec effa­re­ment la sup­pres­sion des dra­peaux rouges, l’in­ter­dic­tion des chants révo­lu­tion­naires, la conser­va­tion des ins­ti­tu­tions monar­chiques (Rou­ma­nie, etc.), l’u­ti­li­sa­tion des vieilles auto­ri­tés bureau­cra­tiques et mili­taires, être impo­sées par l’Ar­mée russe dans la plu­part des ter­ri­toires « libé­rés ». Quant à croire que Sta­line a mené cette poli­tique par scru­pule léga­liste et for­mel des consti­tu­tions bour­geoises ou même des enga­ge­ments pris, per­sonne ne peut l’af­fir­mer sérieusement.

Est-il pos­sible d’af­fir­mer avec un sem­blant d’au­to­ri­té que les puis­sances occi­den­tales auraient décla­ré la guerre à la Rus­sie en cas de socia­li­sa­tion des pays occu­pés par elle ? Et cela, alors que la socia­li­sa­tion est dési­rée en Angle­terre, en France, aux États-Unis même, par deux élec­teurs sur trois, par trois com­bat­tants sur quatre ? S’i­ma­gine-t-on que les ouvriers des pays démo­cra­tiques auraient per­mis à leurs gou­ver­nants d’u­ti­li­ser la bombe ato­mique contre un allié cou­pable seule­ment d’a­voir fait du socia­lisme dans sa zone d’in­fluence ou d’oc­cu­pa­tion ? Ou pré­ten­dra-t-on que les classes diri­geantes des pays vain­cus, les reins bri­sés par la défaite, tout hon­neur per­du, toute arme bri­sée en leurs mains, ne dis­po­sant plus ni de la cor­rup­tion, ni de la puis­sance mili­taire, se fussent effi­ca­ce­ment oppo­sées à leur mise en déchéance ? La véri­té est bien plu­tôt que les auto­ri­tés russes, dési­reuses de gou­ver­ner des­po­ti­que­ment et non pas de comp­ter avec la volon­té des peuples, ont été cher­cher les vieilles élites dans la pou­belle nazie pour en faire leur police auxiliaire.

Et pour­quoi fal­lait-il cette police ? Sinon parce que les divi­sions, les corps d’ar­mées, les groupes d’ar­mées russes, avec leurs poli­ciers mili­taires, leurs mili­ciennes, leur Gué­péou, s’op­po­saient aux vœux les plus chers des peuples occu­pés et devaient, comme les nazis eux-mêmes, se trou­ver des Quis­ling, des Mus­sart et des Laval ?

Il est vrai que les vœux des popu­la­tions, s’ils s’é­taient libre­ment mani­fes­tés, auraient peut être ins­ti­tué des formes de pro­prié­té socia­listes et des ins­ti­tu­tions d’au­to-gou­ver­ne­ment qui auraient ren­du la tâche dif­fi­cile aux mili­taires rouges. Toute révo­lu­tion sociale se fait d’a­bord sous le signe de la liber­té, de l’é­ga­li­té et de la fra­ter­ni­té abso­lues. Com­ment main­te­nir, au milieu de ce gâchis, la dis­ci­pline abso­lue, l’i­né­ga­li­té hié­rar­chique abso­lue, la dis­tinc­tion abso­lue du vain­queur et du vain­cu qui sont les bases mêmes de l’or­ga­ni­sa­tion mili­taire ? Ce n’est pas par hasard que les bri­gades com­mu­nistes en Espagne étaient pri­vées de tout contact avec le peuple révo­lu­tion­naire de Cata­logne, d’An­da­lou­sie ou de Cas­tille ; autant du moins que le per­met­tait l’am­biance anar­chiste omni­pré­sente aux pre­miers temps de la guerre civile. Le sou­ci le plus constant des diri­geants russes depuis plus de vingt ans fut de ne pas per­mettre une reprise de contact entre leurs masses ouvrières patiem­ment dres­sées à la dis­ci­pline mono­li­thique du par­ti, et le cli­mat insur­rec­tion­nel d’un autre peuple. Ce genre de fra­ter­ni­sa­tion, même à dis­tance, est néfaste à la sta­bi­li­té de n’im­porte quel régime. La saine tra­di­tion poli­tique exige que chaque peuple admire sa propre révo­lu­tion (pas­sée) dans un musée offi­ciel et contemple avec mépris les efforts d’é­man­ci­pa­tion non-conformes à ce poncif.

Dans les pre­mières années du socia­lisme russe, il était inter­dit aux ouvriers des pays capi­ta­listes — par leurs maîtres, bien enten­du — de se rendre en Rus­sie. Depuis lors, l’in­verse s’est pro­duit. On crai­gnait évi­dem­ment, au Krem­lin, que la com­pa­rai­son entre les mœurs démo­cra­tiques de cer­tains milieux socia­listes étran­gers et les mœurs dic­ta­to­riales du par­ti unique en Rus­sie ne donne lieu à des pen­sées mal­saines. On crai­gnait que le syn­di­ca­lisme plus ou moins liber­taire de l’Oc­ci­dent ne sème en Orient l’i­dée de l’a­bo­li­tion du sala­riat, du rem­pla­ce­ment du gou­ver­ne­ment par l’a­te­lier, et du pou­voir direct de la classe ouvrière sur l’é­co­no­mie, — vieux microbes qui, par la trans­plan­ta­tion, peuvent retrou­ver leur viru­lence. Ces « erreurs » une fois balayées de Rus­sie, on peut s’ex­pli­quer le manque d’empressement mani­fes­té par les cadres res­pon­sables russes à l’i­dée d’une révo­lu­tion sociale triom­phant dans toute son actua­li­té et sa fraî­cheur en quelque autre point de la terre, sus­ci­tant de nou­veaux espoirs et déclan­chant, en Rus­sie même, ces consé­quences impré­vi­sibles dont par­lait Lénine.

André Prud­hom­meaux

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