La Presse Anarchiste

Plus Loin

Lais­sez-moi rêver un peu sur le titre de cette revue. Ce sera une dis­ser­ta­tion sur le pro­gramme, inté­gral, de l’a­nar­chisme. Il n’en aura jamais d’autre. L’a­nar­chisme sera tou­jours, quelles qu’en soient les réa­li­sa­tions, et pour beau­coup que l’on ait réa­li­sé, tou­jours au-delà, c’est-à-dire plus loin.

L’a­nar­chisme est — je l’ai dit ailleurs — la doc­trine de carac­tère poli­tique dont, jus­qu’à pré­sent, l’homme peut le plus s’e­nor­gueillir. Il en trou­ve­ra dif­fi­ci­le­ment, avec le cours du temps, d’autre plus éle­vée. Un esprit de par­ti aveugle ne dicte pas ces paroles. Com­pa­rez n’im­porte quelle doc­trine poli­tique à l’a­nar­chisme. Com­pa­rez, sur­tout, celles que l’on juge, par une erreur évi­dente, les plus proches. (Je pense par­ti­cu­liè­re­ment ici à la mons­truo­si­té du com­mu­nisme. dic­ta­to­rial.) Toutes sont de misé­rables arran­ge­ments de modes de vie humaine.

L’a­nar­chisme est une base de vie humaine sans aucune contrainte exté­rieure. Rien de plus, et rien de moins. Voyez, à côté de cela, la misère de tout le reste.

Tous les hommes qui ont lais­sé une empreinte autour d’eux — sages et simples — vivaient comme si cette contrainte n’exis­tait pas. Pour cela, ils ont lais­sé une trace. Ils vivaient d’une façon exem­plaire. Ils étaient au-delà de ce qui les entou­rait, qui était contrainte per­ma­nente et en tout. Elle n’exis­tait pas pour eux et ne leur était pas néces­saire. Ils étaient anar­chistes, sans le savoir. L’a­nar­chisme a recueilli leur héri­tage et l’a for­mu­lé en prin­cipes. Il pousse à ce que tous les hommes vivent ain­si. Mais lorsque l’a­nar­chisme sera réa­li­sé, comme régime éta­bli, d’autres hommes, qui vivront d’une façon exem­plaire, qui seront au-delà de ce qui existe, seront les anar­chistes d’a­lors. Ils seront, dans l’a­nar­chisme éta­bli, les seuls anar­chistes. Si tous les autres se trouvent heu­reux, eux ne le seront pas. Ils vou­dront aller plus loin, vers un anar­chisme plus anar­chiste qui bien­tôt, lors­qu’il sera atteint, ne sera pas non plus, pour d’autres hommes, pour ceux qui vivront alors d’une façon exem­plaire, l’a­nar­chisme authen­tique, total. Celui-ci, jus­qu’au futur le plus éloi­gné, il fau­dra tou­jours le pour­suivre, aller tou­jours der­rière lui au-delà, plus loin, et aus­si, sans aucun doute, plus haut. En avant et plus haut. Seuls che­mins de l’anarchisme.

Mal­heu­reux serait l’homme s’il arri­vait un jour à croire que sa tâche est ter­mi­née. Mal­heu­reux, avec plus de rai­son, l’a­nar­chiste, repré­sen­tant (et il ne doit jamais ces­ser de. l’être, sous peine de ne plus être anar­chiste) de l’as­pi­ra­tion la plus noble qui est née du cœur et du cer­veau de l’homme. Si ce jour arri­vait, par le seul fait de croire qu’il n’y a déjà plus rien à faire, tout serait à recom­men­cer. La féli­ci­té n’est jamais là où l’on arrive, ni le bien-être, ni la liber­té, ni rien. Juger que l’on tient ces choses, et aban­don­ner leur pour­suite, c’est les perdre, en sup­po­sant qu’on les ait. Tout est tou­jours au-delà, d’où l’on croit l’at­teindre — plus loin —, et même si l’on croit l’a­voir atteint. Chaque jour il faut culti­ver le fruit que l’on veut savou­rer : sinon, il est insi­pide. Quoique il y en ait beau­coup qui le savourent sans l’a­voir culti­vé. Ce que l’on a sans effort manque de valeur. Pour­quoi les capi­ta­listes sont-ils tel­le­ment mépri­sables ? Ils jouissent de ce qu’ils n’ont pas gagné. L’a­nar­chiste ne sera jamais satis­fait de ce qu’il a, même s’il l’a gagné. La liber­té dont il jouit lui paraî­tra mes­quine, comme le bien-être, comme le bon­heur. Et non seule­ment la liber­té, le bien-être et le bon­heur dont il jouit, mais aus­si la liber­té, le bien-être et le bon­heur dont jouissent les autres. Il vou­dra s’a­ven­tu­rer, et il s’a­ven­tu­re­ra, comme dans le pas­sé, comme dans le pré­sent. à la recherche d’autres routes qui mènent à une liber­té plus large, à un bien-être plus com­plet et à un bon­heur plus éle­vé. Et lors­qu’il l’au­ra atteint, il com­men­ce­ra de nou­veau à s’a­ven­tu­rer par d’autres sen­tiers. Car ces choses, et toutes, sont encore plus loin, tou­jours plus loin. Il n’y a d’autre gran­deur dans l’homme que celle de décou­vrir cela, L’a­nar­chisme, inter­prète de cette gran­deur, la sti­mule à pré­sent, la sti­mu­le­ra demain, et conti­nue­ra à la sti­mu­ler dans l’a­ve­nir le plus éloigné…

…Sur le ter­rain éco­no­mique, tout est pos­sible grâce aux moyens de pro­duc­tion dont on dis­pose, et tout est anar­chisme, ou mieux, il n’y aura pas d’a­nar­chisme sans tout cela. On n’est pas abso­lu­ment libre si dans le domaine éco­no­mique on est assu­jet­ti à un sys­tème, à un seul sys­tème, quoique ce sys­tème puisse être le meilleur. Cha­cun a la pos­si­bi­li­té de choi­sir ce qui lui plaît le mieux, et de chan­ger de l’un à l’autre quand il croit que cet autre répond mieux à ses nou­velles aspi­ra­tions. Autre­fois une liber­té totale, éten­due jus­qu’au plan éco­no­mique, aurait pu don­ner lieu à des dif­fi­cul­tés. On était dans les temps de l’é­troi­tesse. Déjà, aujourd’­hui, il ne faut plus craindre ces dif­fi­cul­tés. L’a­bon­dance est, ici, à la por­tée de la main. On peut pro­duire infi­ni­ment plus que le néces­saire. De tout : l’u­tile et le super­flu. Cha­cun peut, pour cela, choi­sir la forme qui lui plaît le mieux…

… On vit comme l’on veut, on tra­vaille comme l’on veut : il n’y a aucune rai­son pour dési­rer autre chose. On est arri­vé à ce but der­rière lequel on court depuis un temps immé­mo­rial. Oui, oui, on a obte­nu beau­coup, presque tout, mais l’a­nar­chisme, dans cette socié­té anar­chiste, retrouve son rôle de ferment. Il faut aller au-delà. plus loin. Il reste à l’homme beau­coup de tâches à réa­li­ser. Peut-être que mora­le­ment on n’est pas arri­vé aus­si loin que poli­ti­que­ment et éco­no­mi­que­ment. Peut-être, demain, quand on aura atteint le plein but, il res­te­ra quelque chose en arrière : le spi­ri­tuel, et autre chose ensuite. et une autre bien­tôt, et une autre plus tard, et ain­si éter­nel­le­ment. Au delà, tou­jours au-delà, plus loin et plus haut, jus­qu’à la fin des siècles. Lors­qu’on juge­ra avoir tout atteint, com­men­ce­ra la décadence. 

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