La Presse Anarchiste

Romain Rolland

À Pierre Monatte et Alfred Ros­mer, leur com­pa­gnon de lutte et leur ami.

Mar­cel Martinet.

Aver­tis­se­ment

[(La Pen­sée qui a ins­pi­ré les articles d’Au-Des­sus de la Mêlée parait être dépas­sée aujourd’­hui ; Romain Rol­land lui-même ne s’y est pas tenu. D’autre part cet ouvrage a sans doute atteint main­te­nant la plu­part des lec­teurs qu’il était sus­cep­tible de tou­cher durant la guerre, et son action immé­diate sur l’es­prit public peut sem­bler accomplie.

Si cepen­dant nous revoyons d’en­semble l’é­tat de l’o­pi­nion depuis juillet 1914 et que nous nous repor­tions à l’é­poque où furent publiés ces articles, notam­ment celui qui a don­né son titre au recueil, nous consta­tons com­bien cette action a été puis­sante et pro­fonde. Au-des­sus de la mêlée, c’est notre pre­mière lumière avant Zim­mer­wald ; ce sont ces deux-là, dans la nuit du monde, qui nous ont sau­vés du déses­poir. Les foyers dont elles ont jailli, puis­qu’a­lors ils n’ont pas été sub­mer­gés, ne sont pas près de s’é­teindre ; la grande flamme russe, de la Rus­sie de Gor­ki et de Trots­ky, est née d’eux ; et d’autres naîtront.

Le pré­sent essai a été écrit en juillet 1916. Il ne convient pas d’en­fer­mer Romain Rol­land dans aucune ten­dance et ceci n’est pas une ten­ta­tive d’an­nexion. Rol­land est un grand esprit de liber­té, c’est la liber­té qui l’a fait notre ami, nous n’a­vons pas à le tirer vers nous. Mais dans la guerre qui a éga­le­ment pié­ti­ner les deux forces de civi­li­sa­tion que sont l’in­tel­li­gence et la jus­tice, il s’est dres­sé pour défendre la liber­té de l’in­tel­li­gence, et il a été aus­si, en France, le pre­mier pro­tes­ta­taire qui se soit levé pour la jus­tice. Pour ceux qui tâchent de mener le même com­bat, il pour­rait être utile de pré­ci­ser ce que furent, dans ce pro­cès contre la rai­son d’É­tat et la bar­ba­rie moderne, la place et l’ac­tion propre de notre grand cama­rade. C’est ce que j’a­vais essayé de faire. Deux ans presque ont pas­sé, mais les évé­ne­ments qui les ont rem­plis n’ont fait que mon­trer, dans une clar­té plus ter­rible, le fond même de la cause.

M. M. 18 mars 1918.)]

― O ―

[(Ni des mil­liards de roubles, ni des mil­lions de sol­dats, ni des ins­ti­tu­tions, ni des guerres, ni des révo­lu­tions ne peuvent faire ce que peut la simple parole d’un homme libre disant ce qu’il trouve bien ou mal. Quand un homme libre énonce fran­che­ment ce qu’il pense ou res­sent, au milieu de mil­liers d’hommes qui défendent par la parole et par leurs actes jus­te­ment le contraire de ce qu’il dit, on pour­rait croire qu’il res­te­ra iso­lé avec son opi­nion. Mais géné­ra­le­ment ce n’est pas ain­si que les choses se passent : tous ou presque tous ont depuis long­temps pen­sé et sen­tit comme lui, mais sans le dire, et alors ce qui aujourd’­hui encore a été la concep­tion nou­velle d’un seul homme, sera demain peut-être l’o­pi­nion com­mune de la majorité.

Tol­stoï.)]

C’est en octobre 1915 qu’a paru en France Au-Des­sus de la Mêlée, le recueil des articles que Romain Rol­land avait publiés, en Suisse, depuis le début de la guerre. Aujourd’­hui, moins de dix mois après, le livre est à sa soixante-troi­sième édition.

Le niveau de vente d’un livre est rare­ment un bon témoi­gnage de sa dif­fu­sion réelle et de sa por­tée. Mais quand il s’a­git d’une œuvre qui avant sa publi­ca­tion est déjà dénon­cée comme cri­mi­nelle, et que les manieurs de porte-plume, dociles aux sug­ges­tions gou­ver­ne­men­tales, ont à peu près una­ni­me­ment ten­té d’é­touf­fer par le silence ou d’é­cra­ser sous les injures, le suc­cès prend un sens ; le nom de l’au­teur et l’at­ta­che­ment de son public ne suf­fisent pas à rendre compte d’une vente aus­si rapide, non plus que la curio­si­té des ama­teurs d’hé­ré­sies ; les héré­tiques ont peu d’a­ma­teurs, depuis deux ans.

Il y a autre chose, une expli­ca­tion qui est aus­si un ensei­gne­ment et un récon­fort. Depuis Zim­mer­wald nous savons que sous la cendre le feu est vivant, nous le savons avec cer­ti­tude, et c’est l’ac­tion comme tou­jours qui a res­sus­ci­té la vie. Un feu trop maigre encore, une vie bien frêle. Mais le temps n’est pas si loin où cer­tains de nous pou­vait se croire seuls ; l’o­pi­nion publique, toute l’o­pi­nion vrai­ment publique, celle des conver­sa­tions, celle des jour­naux, n’a­vaient qu’une voix. Cepen­dant dès que s’é­lève la voix contra­dic­toire de Rol­land seul alors contre tous, elle est écou­tée ; c’est que si per­sua­sive qu’elle fût par elle-même, elle avait un écho pré­pa­ré dans des cœurs qui l’attendaient.

Sous l’o­pi­nion super­fi­cielle, seule appa­rente, ne cesse jamais de secrè­te­ment per­sis­ter, comme une nappe sou­ter­raine, la véri­table opi­nion popu­laire, aus­si réelle que l’autre, et seule fon­cière ; et cela non chez quelques-uns, mais en chaque homme. Trouble, long­temps endor­mi et peu­reuse, for­mée de cou­rants bien divers ; il faut qu’en­fin elle vienne au jour. C’est cette secrète opi­nion publique, igno­rante d’elle-même, qu’en beau­coup de ses lec­teurs Rol­land a fait sourdre et qui s’est recon­nue en lui.

En tous pays l’homme qui peine pour le pain quo­ti­dien, espère, veut la paix ; en tous pays, obs­cu­ré­ment et puis­sam­ment, il sent sa fra­ter­ni­té avec tous les hommes qui comme lui vivent en tra­vaillant ; par­tout et tou­jours il garde sa méfiance des com­bi­nai­sons mys­té­rieuses des gou­ver­nants et de leurs paroles dorées, com­bi­nai­sons et paroles dont il sait qu’il fera les frais. Ce sont des hommes comme les autres, cette pauvre phrase qui contiens la plus haute comme la plus humaine sagesse de ce temps et de tous les temps, elle a été répé­tée, à l’a­dresse des « enne­mis », par des hommes et des femmes de toutes les nations, de toutes les opi­nions, et même quand une tyran­nie, peut-être inouïe dans l’his­toire moderne, de l’o­pi­nion d’É­tat parut avoir para­ly­sé les pen­sées et les consciences dans toutes les patries, même quand la folie elle aus­si pro­di­gieuse de cette guerre eût entraî­né la moi­tié du monde dans une sur­en­chère d’a­tro­ci­tés et déchaî­né toutes les haines, l’ins­tinct d’où s’é­chap­pait cette phrase banale, cet ins­tinct résigne et révo­lu­tion­naire vivait tou­jours, aus­si fort, dans tous les cœurs.

Cette âme pro­fonde, l’âme éter­nelle de l’hu­ma­ni­té, c’est elle qu’aux temps d’é­preuves quelques hommes ont l’hon­neur de redé­cou­vrir, sous l’é­paisse et lourde couche des sot­tises et des men­songes amon­ce­lés par les hommes d’É­tat inté­res­sés, et des abs­trac­tions et des sophismes de leurs idéo­logues. Une croûte ter­ri­ble­ment dure et enva­his­sante — mais il n’est pas vrai que, des­sous, la véri­té et la liber­té soient taries. — qu’une parole har­di­ment lucide et fidèle pénètre jus­qu’à elles, elles jailliront.

Au-des­sus de la Mêlée a réveillé bien des hommes. Nous qui croyons qu’il faut, non diri­ger, com­man­der, gou­ver­ner les hommes mais tenir clai­re­ment éveillés en eux ces grands et simples ins­tincts engour­dis et voi­lés par toutes les forces de la contrainte sociale, écou­tons Rol­land : nous avons à apprendre auprès de lui.

— O —

Mais nous ne pou­vons pen­ser à lui froi­de­ment. Nous sommes quelques-uns qui n’ou­blie­rons pas quelle joie, quelle déli­vrance nous lui avons dues, le pre­mier souffle d’air pur après deux mois de déses­poir fié­vreux et de dégoût, nous aus­si nous avons eu par lui notre renaissance.

C’est en fin sep­tembre 1914, nous étions, ces quelques-uns qui ne pou­vions par­ler, écra­sés, devant la déroute lamen­table de tout ce que nous avions aimé, et sans même avoir pu com­battre. Com­bien ? Plus sans doute que nous le croyions, mais cha­cun presque fou de soli­tude devait por­ter seul l’im­mense deuil de la conscience ouvrière sac­ca­gée, de l’In­ter­na­tio­nale morte tout était fini en même temps, comme les autres mais sans pou­voir comme eux nous sou­te­nir et nous conso­ler avec l’i­vresse patrio­tique, nous por­tions aus­si nos dou­leurs et nos angoisses pri­vées, tous les nôtres étaient là-bas. Et nous gar­dions notre foi, plus forte que jamais, mais c’é­tait le pis ; cette guerre nous l’a­vions pré­vue, elle confir­mait toutes nos craintes, toutes nos luttes ; et il fal­lait nous taire ! Une presse alors entiè­re­ment asser­vie et triom­phant de l’être ; aucune pos­si­bi­li­té de se faire entendre en dehors d’elle. Comme nous l’at­ten­dions, la voix libre qui s’élèverait !

Et rien ne venait. Tous ceux qui avaient été nos com­pa­gnons, et les écri­vains, et les savants, quand l’un après l’autre ils rom­paient le silence, c’é­tait peur se renier. Les plus proches de nous, les plus chers, son­geant seule­ment sans doute qu’ils étaient les plus com­pro­mis, c’é­taient eux qui se reniaient avec le plus d’éclat.

Rol­land parle alors, parle seul.

À cette époque on n’a­vait pas encore pris l’ha­bi­tude, autant qu’au­jourd’­hui, de cher­cher dans la presse suisse un peu de cette véri­té que nos jour­naux n’ont ni la per­mis­sion ni le désir de faire connaître, et la sur­prise, l’é­mo­tion de retrou­ver chez les écri­vains, chez tant de pan­tins et de lâches roquets, un homme, ce n’est pas dans le Jour­nal de Genève que nous les avons ren­con­trées, c’est au Matin ! Au Matin où l’his­to­rien Aulard, tra­dui­sant devant une opi­nion affo­lée par ses sem­blables son ancien col­lègue Romain Rol­land, venait de dépo­ser un réqui­si­toire digne du Matin. Quelques lam­beaux de la pen­sée de Rol­land, accro­chés aux invec­tives déma­go­giques dudit his­to­rien, ce fut notre pre­mière clarté.

Mar­cel Mar­ti­net (à suivre) 

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