La Presse Anarchiste

La « Vérité » et l’offensive

Un mili­tant syn­di­ca­liste-révo­lu­tion­naire, actuel­le­ment au front, écri­vait en sub­stance ceci à l’un de ses amis qui lui deman­dait son avis sur le jour­nal la Véri­té : « C’est une hôtel­le­rie com­mode où les nôtres peuvent deman­der asile une nuit. Mais ce n’est pas une mai­son à nous. »

En fait, si la Véri­té, jour­nal d’a­vo­cats et de dépu­tés, a ouvert ses colonnes à Mer­rheim, elle n’en garde pas moins l’at­ti­tude de libé­ra­lisme bour­geois que ne peuvent guère dépas­ser ses prin­ci­paux rédac­teurs, enfants de la Troi­sième Répu­blique jusque dans l’op­po­si­tion qu’ils lui font ; cette oppo­si­tion reste, en effet, cap­tive des cadres par­le­men­taires et juri­diques qui étayent notre régime.

Et voi­ci que, depuis quelques jours, la Véri­té, qui ces temps-ci encore par­lait de paix, ne parle plus que de vic­toire. Le géné­ral Per­cin y donne des leçons d’ar­tille­rie, le dépu­té Mayé­ras des leçons de patriotisme.

Une atti­tude aus­si pha­ri­sienne à l’heure où des hor­reurs sans nom s’ac­com­plissent sur les champs de bataille marque la limite que ne dépas­se­ront jamais par­le­men­taires ou juristes. Ils pro­testent contre les pour­suites pour délits d’o­pi­nion parce qu’au­cune loi ne les auto­rise, mais admettent les com­bats actuels parce qu’au­cune loi ne les défend. Nous, qui pro­tes­te­rions contre les pro­cès d’Hé­lène Brion, de Lucie Col­liard, de Charles Rap­po­port, même si une loi pré­cise les auto­ri­sait, nous nous éle­vons contre la mort des mil­liers d’hommes qui se consomme à l’heure pré­sente bien qu’au­cune loi n’in­ter­dise ces massacres.

Que les rédac­teurs, jus­qu’au-bou­tistes par oppor­tu­ni­té, de la Véri­té, lisent ou relisent i>Un Enne­mi du Peuple, d’Ib­sen. Si le grand dra­ma­turge s’y est mon­tré injuste vis-à-vis du peuple et mécon­nut la jus­tesse de ses ins­tincts pro­fonds, du moins a‑t-il bien jugé la déma­go­gie fal­la­cieuse et lâche de ses faux amis, tou­jours prêts à flan­cher à la pre­mière épreuve.

Mieux vaut encore l’a­nar­chiste Sto­ck­mann, fidèle au vrai et à l’hu­main, que les poli­ti­ciens « popu­laires » à qui ne manque qu’une chose, — la seule qui puisse étayer un solide juge­ment révo­lu­tion­naire : la confiance dans le peuple, — ce peuple réel, de chair souf­frante, d’âme endo­lo­rie et lourde d’as­pi­ra­tions, ce peuple éter­nel dont ils parlent, mais en com­mu­nion de qui ils ne vivent pas.

Jean de Saint-Prix, 

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