En fait, si la Vérité, journal d’avocats et de députés, a ouvert ses colonnes à Merrheim, elle n’en garde pas moins l’attitude de libéralisme bourgeois que ne peuvent guère dépasser ses principaux rédacteurs, enfants de la Troisième République jusque dans l’opposition qu’ils lui font ; cette opposition reste, en effet, captive des cadres parlementaires et juridiques qui étayent notre régime.
Et voici que, depuis quelques jours, la Vérité, qui ces temps-ci encore parlait de paix, ne parle plus que de victoire. Le général Percin y donne des leçons d’artillerie, le député Mayéras des leçons de patriotisme.
Une attitude aussi pharisienne à l’heure où des horreurs sans nom s’accomplissent sur les champs de bataille marque la limite que ne dépasseront jamais parlementaires ou juristes. Ils protestent contre les poursuites pour délits d’opinion parce qu’aucune loi ne les autorise, mais admettent les combats actuels parce qu’aucune loi ne les défend. Nous, qui protesterions contre les procès d’Hélène Brion, de Lucie Colliard, de Charles Rappoport, même si une loi précise les autorisait, nous nous élevons contre la mort des milliers d’hommes qui se consomme à l’heure présente bien qu’aucune loi n’interdise ces massacres.
Que les rédacteurs, jusqu’au-boutistes par opportunité, de la Vérité, lisent ou relisent i>Un Ennemi du Peuple, d’Ibsen. Si le grand dramaturge s’y est montré injuste vis-à-vis du peuple et méconnut la justesse de ses instincts profonds, du moins a‑t-il bien jugé la démagogie fallacieuse et lâche de ses faux amis, toujours prêts à flancher à la première épreuve.
Mieux vaut encore l’anarchiste Stockmann, fidèle au vrai et à l’humain, que les politiciens « populaires » à qui ne manque qu’une chose, — la seule qui puisse étayer un solide jugement révolutionnaire : la confiance dans le peuple, — ce peuple réel, de chair souffrante, d’âme endolorie et lourde d’aspirations, ce peuple éternel dont ils parlent, mais en communion de qui ils ne vivent pas.
Jean de Saint-Prix,