Ceux sur qui pèse le plus lourdement l’horrible machine sont naturellement les moins défensifs, c’est-à-dire les enfants. À cet âge où le cœur déborde d’inépuisables trésors de tendresse, malheur à ceux que le hasard n’a pas fait naître en un berceau confortablement capitonné, ils seront inévitablement broyés, lacérés de mille blessures, tant morales que physiques, si bien que, parvenus à l’âge adulte, le corps ou le cerveau déformé, parfois les deux, ils viendront, abrutis et soumis, grossir le contingent de cette foule assez lâche pour supporter un pareil régime, à moins que, mieux trempés, ils ne résistent à la pression et ne se lancent, une fois grands, dans des révoltes vengeresses.
Cependant les philanthropes abondent, qui « s’intéressent au malheureux sort de l’enfance », et les orphelinats se multiplient, dans lesquels les jeunes déshérités reçoivent une « bonne éducation professionnelle » et sont pourvus, à leur sortie, d’un « placement avantageux ».
L’Hospice Général du Havre nous donne un spécimen de ces « boîtes ». Voici quelques renseignements que je puise dans le Progrès du Havre.
Les malheureux enfants qui sont placés dans cet établissement sont soumis à un régime absolument révoltant. C’est ainsi qu’il ne leur est pas donné de vêtements et qu’ils doivent conserver ceux qu’ils possèdent à leur arrivée, quel que soit l’état de délabrement dans lequel ils se trouvent. Ces enfants, qui travaillent presque sans interruption neuf heures par jour, n’ont de la viande que trois fois par semaine et encore 60 grammes chaque fois ; ils doivent manger dans un réfectoire d’une malpropreté repoussante qui ajoute encore au dégoût que leur occasionne une nourriture préparée comme bien on pense. Pendant les récréations, ils sont enfermés dans un dortoir et il leur est interdit de se livrer à aucun jeu bruyant. Le directeur, que son surnom. de Bidel suffit à caractériser, répond à toute réclamation que tout cela est assez bon pour des bâtards ! À toute heure, il surgit dans le chantier, la menace et l’injure à la bouche, distribuant à droite et à gauche des punitions et des mises au pain sec. Voilà pour « l’éducation professionnelle ». Voyons le « placement avantageux ». À vivre sous un pareil régime, les enfants se sont révoltés, un jour. Plusieurs d’entre eux ont passé en jugement et ont été condamnés à la correction jusqu’à vingt et un ans.
À cet âge, on les prendra pour aller à Madagascar, ou ailleurs, se faire tuer pour défendre les intérêts de quelques gros négociants, amis ou complices des gens au pouvoir. Si les balles ennemies ne veulent pas de leur peau, les maladies, comme celles qui déciment actuellement le corps expéditionnaire de Madagascar, se chargeront de débarrasser de ces bâtards la société, cette bonne mère, qui s’est imposé de si lourds sacrifices pour ses chers enfants adoptifs. Mais si, malgré tant de causes de mortalité, ils en réchappent, on les enverra finir leur temps dans les bataillons d’Afrique, où les Pianelli, les Thomas ou autres lieutenants Manger leur réservent le sort d’Andréani et les feront « mourir pour la France », au fond de quelque silo patriotique !
Si leur opiniâtreté à vivre a raison de tant de vicissitudes, après leur libération, ils reviendront crever de faim en France, à moins que, révoltés, on ne les supprime par la fusillade, la guillotine ou… la relégation !
Je n’exagère rien : car, en Afrique, les brimades que nous avons signalées continuent comme si de rien n’était, et, en France, les suicides par misère ne chôment pas. Cette semaine en offre deux exemples :
C’est d’abord, en Afrique, l’exploit du caporal Gally, dont il est question d’autre part, qui assassine un chasseur dont le tort est de s’être absenté sans permission. Encore un qui est mort pour la patrie, n’est-ce pas, lieutenant Mauger ?
À Paris, 45, avenue d’Italie, c’est M. Paul Daucher, âgé de quarante-huit ans, garçon boucher, qui a été trouvé pendu dans sa chambre. Dans ses poches on a trouvé une lettre contenant ces mots : « Dans la société actuelle, il n’y a pas de place pour les vieux. J’ai fait mon temps, il n’y a plus de travail pour moi, il n’y a plus d’argent, il n’y a plus de pain et je me tue. C’est tout ce qui me reste à faire. »
Certes, il lui restait mieux à faire que de se suicider sottement ; mais que dire d’un état social où un homme de quarante-huit ans doit se considérer comme trop vieux pour trouver du travail !
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Les allumettiers. — C’était à prévoir : le gouvernement, paraissant avoir cédé quant à la question du phosphore, mais n’en ayant rien fait jusqu’ici (on étudie, paraît-il), cherche à provoquer une nouvelle grève des allumettiers, histoire de prouver au public que ces satanés ouvriers ne sont jamais contents et qu’il n’y a pas lieu de prendre au sérieux leurs revendications. En effet, il n’est pas de persécutions qu’on ne fasse subir à ceux qui ont pris part à la dernière grève ; les injures, les provocations, les menaces pleuvent comme grêle.
Attendez au moins d’avoir fait passer votre loi sur les employés et ouvriers de l’État, imbéciles ! Vous aurez alors un bon prétexte pour vous débarrasser des gêneurs !
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Je veux terminer cet article en adressant des félicitations au congrès pénitentiaire international qui a voté que le détenu « devrait abandonner tout droit à un salaire quelconque ».
Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont dites ! Abandonner tout droit ! Mais, messieurs, le détenu abandonnera tout ce qu’on voudra ; il n’est pas le plus fort. Il était exploité, qu’il soit volé complètement, il y consentira, soyez-en sûrs, pour peu que le règlement le lui « propose ».
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Le Bulletin du Parti socialiste polonais publie d’intéressantes révélations sur le régime auquel sont soumis les détenus politiques en Russie : nous en parlerons dans notre prochain numéro.
André Girard