La Presse Anarchiste

Idées comme ça

Il y a ceux qui militent par voca­tion, ceux qui militent par convic­tion, ceux qui militent par altruisme ou par égoïsme, ceux qui militent par profession.

Il y a ceux qui ne militent pas du tout.

Est‑il contre‑révolutionnaire de se deman­der un jour pour­quoi on milite ? Est‑il révo­lu­tion­naire de se deman­der un soir si on n’a rien de mieux à faire ?

Parce qu’il y a eu Mai et qu’on ne peut pas l’oublier, sauf à jouer les déta­chés. Si on pou­vait recom­men­cer, ou alors se faire ça pour nous tous seuls, entre copains.

On cherche, on conti­nue, comme avant, ou on s’en va. Si on pou­vait recom­men­cer, comment ?

Par­fois, il y a l’anarchie, par­fois même dix ans d’anarchie der­rière soi, par­fois une jeu­nesse ou presque une vie. On conti­nue ? On pour­rait peut‑être recom­men­cer. Ou s’arrêter pour recommencer.

En ce moment il y a le mou­ve­ment gau­chiste plein de têtes qui cogitent. Dedans il y a le mou­ve­ment anar­chiste, avec tous les autres et contre aus­si. Mais nous sommes tous alié­nés, alors le mou­ve­ment aus­si est alié­né et en plus nous subis­sons l’aliénation du mou­ve­ment, non seule­ment du mou­ve­ment mais de l’Idée aus­si ; il fau­drait la mettre entre paren­thèses pour pou­voir pen­ser un peu. Ce serait récon­for­tant de voir un « mao » balan­cer le petit livre rouge, s’asseoir et pen­ser, un trots­kyste balan­cer « la Révo­lu­tion per­ma­nente », s’asseoir et penser.
On peut peut‑être balan­cer Bakou­nine, s’asseoir et pen­ser. Parce qu’au bout d’un moment, c’est comme la publi­ci­té, obsé­dant. Mais pour cela, il ne faut sur­tout pas prendre « le Capi­tal » de l’autre main, sinon c’est foutu.

Sur­tout ne pas faire tuer mère Anar­chie par père Marx. Parce qu’il ne s’agit pas de tuer quoi que ce soit, juste mettre un peu en som­meil, pour s’isoler. Mais on y revient, parce que s’isoler, c’est sur l’instant se libé­rer, fuir ou com­battre une auto­ri­té. Cela implique les moyens, ils ne peuvent être jus­ti­fiés par la fin parce que la fin, qu’est‑ce que c’est ? L’anarchie se réveille, la méthode est peu scien­ti­fique, mais en dehors des moyens, qu’est‑ce qu’il reste, les moyens c’est nous, la fin c’est nous ou alors c’est l’inconnu, l’espoir, la foi, la science, l’autorité.
Mais l’anarchie, comme le gau­chisme, ce n’est pas seule­ment ça, c’est aus­si un cer­tain confort ou un passe‑temps. Si on pou­vait savoir, ce serait mieux. La crise fatale, c’est quand ? Si seule­ment on pou­vait être sûr que le capi­ta­lisme, l’autorité, la hié­rar­chie, ne sont pas éter­nels, ce serait mieux. On pour­rait prendre ses dis­po­si­tions. Cer­tains essayent de savoir en lisant dans le marc de café. Parce que si on savait, on pour­rait s’organiser, ou attendre, ou faire autre chose, des pha­lan­stères pour tenir jusque-là. On pour­rait se faire une petite vie à nous, en marge.
Quand on ne sait pas, c’est peut‑être impor­tant aus­si de se faire une petite vie, ne serait‑ce que pour avoir un peu moins envie de vomir tous les jours au bou­lot, dans le métro ou chez l’épicier.

On peut se faire une petite vie aus­si dans le mili­tan­tisme. On fait une revue par exemple, naï­ve­ment au début parce qu’on pense que c’est utile pour la Révo­lu­tion. Si on a les moyens, on fait un vrai canard et puis on l’envoie, régu­liè­re­ment, aux connais­sances. Et c’est utile, c’est vrai, c’est sou­vent utile. Ça sert à faire cir­cu­ler des idées, à réveiller, à cher­cher aus­si. C’est un véhi­cule, une char­rette. Ce qui est dif­fi­cile après, c’est de conti­nuer à avan­cer. C’est bien connu, le moyen devient le but, la char­rette devient cara­vane… en sta­tion­ne­ment. Pour ceux qui ont les moyens, une belle baraque, bien confor­table, objet de toutes les pré­oc­cu­pa­tions. Après, avec un bel objet comme ça entre les mains on fonde un club. L’emblème, c’est le canard, objet pério­di­que­ment célébré.
Autour, il y a les membres actifs très peu nom­breux, qui s’emploient à faire reluire l’objet ; et puis les adhé­rents et les membres bien­fai­teurs qui reçoivent l’objet, le col­lec­tionnent. Des fois même des membres d’honneur des­quels on sol­li­cite des avis.

Poli­ti­que­ment, ça s’appelle bureau­cra­tie : des mili­tants actifs dont la vie se confond avec le canard à sor­tir coûte que coûte, avec l’organisation à faire vivre à n’importe quel prix et dont les mobiles confus confinent à l’autosatisfaction béate et bloquent toute recherche révo­lu­tion­naire. Ce sont les bureau­crates de l’anarchisme, du gau­chisme, etc. Ils fourguent régu­liè­re­ment leurs créa­tions, leur objet, à d’autres micro‑bureaucrates à titre d’échange et à quelques abon­nés qui, dans leur pro­vince, reçoivent ça comme un rap­pel à l’ordre : c’est vrai, je suis anar ! Ça fait un peu froid dans le dos, c’est presque volup­tueux, le péché caché, sub­ver­sif. On y jette un regard, tou­jours les mêmes trucs, alors, dans le tiroir avec la collection.

Mais pas de géné­ra­li­sa­tion hâtive, cer­tains lisent tout de bout en bout, font des cri­tiques, écrivent même aux auteurs (les bureau­crates). Les jeunes mili­tants y apprennent même cer­taines choses. Ça donne bonne conscience aux confec­tion­neurs, un sen­ti­ment d’utilité qui met le baume au cœur. Ça aide.

Ça récon­forte même parce que ça évite de trop pen­ser à la réa­li­té, le vide der­rière la belle façade. Sinon, le vide, l’incohérence, l’incertitude, par­fois le désar­roi aus­si. Tout cela peu à peu s’institutionnalise, se cal­feutre. Les uns, au centre, fabriquent l’objet deve­nu l’activité de toute leur vie, leur chose, celle dont ils sont fiers. Les autres à la péri­phé­rie, consomment l’objet en digé­rant plus ou moins quand il y a matière.

C’est ain­si que des dizaines de feuilles, pour ne par­ler que du mou­ve­ment anar, paraissent de temps en temps et occupent cha­cune quelques mili­tants alié­nés par leur objet. Il en est de cos­sues, d’autres sque­let­tiques, d’autres bien répu­tées, comme « Noir et Rouge », sérieuses, inté­res­santes, qui occupent une place à part dit‑on. Quand elles ne sont pas pure­ment et sim­ple­ment une mar­chan­dise, c’est‑à‑dire reçues comme telle par des abon­nés ne par­ti­ci­pant abso­lu­ment pas, sou­vent même pas par une lec­ture atten­tive, elles jouent le rôle de por­teuses de mes­sages, de bonne parole. Il suf­fit d’avoir lu quelques lettres de lec­teurs pour s’en convaincre. Et le res­pect de la chose impri­mée en plus… Au fil des années, dou­ce­ment chaque par­tie de l’institution fon­dée autour de l’objet se fige dans une atti­tude façon­née par l’objet, et taci­te­ment recon­nue de cha­cun : ceux qui savent, qui font, qui disent, ceux qui reçoivent. Encore une fois, pas de géné­ra­li­sa­tion, mais les cas par­ti­cu­liers ne changent rien au fait ins­ti­tu­tion­na­li­sé, ils le confirment. Quand un élé­ment exté­rieur sur­git contre toute attente et vient trou­bler la tor­peur ins­ti­tu­tion­nelle, deux atti­tudes sont pos­sibles. Ne pas en tenir compte et cher­cher à main­te­nir, à pro­té­ger la construc­tion à tout prix, ou affron­ter l’événement, s’y inclure, en ana­ly­ser les consé­quences pour essayer de déga­ger des posi­tions cor­res­pon­dant à la nou­velle réalité.

Bien qu’il soit un peu à la mode, aujourd’hui, d’éviter de par­ler de Mai 68 pour ne pas faire ancien com­bat­tant, on ne peut quand même pas lui nier, à Mai, le carac­tère « d’élément exté­rieur sur­gi contre toute attente ». Et ça a jeté quand même un cer­tain trouble dans les esprits, sauf bien sûr dans certains…

Dans les groupes, des malaises sont appa­rus. La situa­tion, accep­tée ou tolé­rée, faute de mieux, pen­dant des années est deve­nue insup­por­table. Alors des ques­tions se sont posées : une revue comme ça, ça rime à quoi ?

D’une part, c’est tou­jours les mêmes qui font le bou­lot pra­tique, c’est pas normal.

D’autre part, pour­quoi faut‑il la sor­tir à tout prix, même quand on n’a rien à dire ? Pour les lecteurs ?

Voi­là, on se sent rede­vable au lec­teur, enga­gé vis‑à‑vis de lui. On ima­gine déjà les lettres conster­nées si on décide de se sabor­der : Une revue comme ça, c’est pas pos­sible, ça va faire un trou, etc.

Voi­là, le canard est irrem­pla­çable, l’eau va s’arrêter de cou­ler sous les ponts. Et tous les théo­ri­ciens qui écri­vaient dedans, qu’est‑ce qu’ils vont faire ? Tous ceux qui savent et qui nous expli­quaient, les intel­lec­tuels quoi, ceux qui écrivent bien.

Car c’est le rôle de toute revue ins­ti­tu­tion­na­li­sée que de théo­ri­ser, de fabri­quer et de pré­sen­ter la pâtée aux ventres creux des pro­lé­taires. C’est le rôle du guide, du phare dans la nuit d’encre de la lutte des classes.

Seule­ment, il se trouve qu’une tour­mente est pas­sée et que les guides sont un peu per­dus, un peu plus qu’avant et que de ce fait, ils ont pris une conscience plus nette du rôle qu’on leur fai­sait jouer et auquel ils avaient peut‑être pris un cer­tain goût, et que ce rôle, ils en ont marre aus­si de le jouer.

Mais la sup­pres­sion d’une acti­vi­té repré­sen­tant une forme de mili­tan­tisme (fabri­ca­tion d’une revue), l’autodissolution d’un groupe ne sau­raient être un acte d’abandon que pour ceux‑là qui per­sis­te­raient à confondre les moyens ou outils de la recherche et de l’activité révo­lu­tion­naire avec cette recherche elle‑même. La rup­ture inter­ve­nant dans un moment où cet outil (la revue) et ces moyens (méthodes de tra­vail du groupe) ont pris un carac­tère alié­nant aigu ; elle doit fécon­der de nou­veaux moyens mieux adap­tés aux pré­oc­cu­pa­tions actuelles.
De cet acte bru­tal et désa­lié­nant jailli­ra peut‑être une meilleure com­pré­hen­sion du réel qui engen­dre­ra de nou­velles formes d’action. Quoi qu’il en soit, s’il faut trou­ver une jus­ti­fi­ca­tion à ce « sabor­de­ment », c’est en lui‑même qu’il faut la cher­cher quelles qu’en soient les consé­quences. En lui‑même, c’est‑à‑dire en tant que moment de conver­gence de diverses volon­tés de dépassement.

Alors on recom­mence ? Quoi ? Le mili­tant révo­lu­tion­naire serait‑il une espèce de Sisyphe ? Si on pou­vait le savoir !

Schmaltz Her­ring

(Extrait de « Noir et Rouge », n°46.)

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