Où je m’oppose fondamentalement à Bookchin, c’est dans son affirmation que le capitalisme s’est tellement transformé qu’une analyse de classes est périmée. Bien sûr que le capitalisme s’est transformé et s’est de plus en plus étatisé (aux USA comme en URSS ou ailleurs), mais ses fondements sont les mêmes. Bien sûr que la « classe moyenne » s’est considérablement développée et que le conditionnement idéologique est encore plus intense (rôle fantastique des mass-média); bien sûr que dans un tiers du monde les conditions matérielles se sont apparemment améliorées. Bien sûr, mais les bases sont restées les mêmes : recherche individuelle du profit, propriété privée, héritage, famille, capital national, domination des masses, à tous les niveaux, par une poignée réduite de financiers qui ne reculent devant aucun moyen — ce qui est logique — pour maintenir leurs privilèges, leurs crimes, leurs profits, augmenter leur plus-value puisque c’est cette augmentation qui est la base économique de leur puissance.
Alors, que l’on étudie l’évolution du capitalisme, d’accord, que bien des affirmations de Marx soient devenues périmées, encore d’accord, mais… restons sérieux et minutieux dans nos analyses. Où est le pouvoir actuellement ? Qu’y a‑t-il à faire pour qu’un jour nous puissions tous collectivement l’avoir et décider de tout ce qui nous fait vivre ?
Non, « la société bourgeoise » ne désintègre pas du tout « les classes sociales à qui elle devait sa stabilité ». Elle les transforme, et très habilement, de façon à les dominer encore plus, les manipuler, les presser comme des citrons.
Je ne considère pas l’étude de Bookchin comme une critique historique du marxisme. Il ne s’attaque qu’à l’utilisation qu’en ont fait les autoritaires de tout poil et là-dessus je suis parfaitement d’accord avec lui. Je ne vois pas en effet quelle autre société peuvent nous apporter les « partis » dirigistes, hiérarchisés, ayant prêtres et dogmes, dirigeants épris de puissance et programmes réformistes, si réformistes que les capitalistes eux-mêmes y trouvent des solutions à leurs problèmes.
Pour en revenir à l’analyse économique de Bookchin, je pense qu’il fait erreur quand il parle de « capitalisme planifié ». La pseudoplanification n’empêche pas la concurrence, au contraire, elle oppose les plus grands blocs d’entreprises, de trusts et de monopoles. Les guerres dramatiques dans le tiers monde, actuellement, en sont les conséquences.
D’autre part, Bookchin ne conteste pas sérieusement l’affirmation fondamentale de Marx sur la contradiction principale entre les forces productives et les rapports de production.
Bien sûr qu’aux USA, il y a une certaine surabondance et même « superfluité matérielle submergeante », mais cela ne remet nullement en cause la nécessité pour le capitaliste d’accumuler toujours plus de capital, de demander à la technologie et aux travailleurs toujours plus de rendement, de rentabilité, etc.
Oui, le marxisme a été utilisé de façon à tromper la masse des exploités, mais ses fondements économiques ne sont pas obligatoirement contestables, encore aujourd’hui. Aucune analyse sérieuse n’a démontré cela pour l’instant. Bien au contraire, des gens comme Paul Mattick [[Entre autres « Marx et Keynes » (Gallimard).]] ou Rosa Luxembourg sur le plan économique, et Reich ou d’autres sur le plan idéologique, ont réactualisé certaines idées fondamentales. Il ne s’agit pas pour moi de faire l’apologie du marxisme, mais je crois qu’il faut reconnaître ce qui reste valable et surtout ne pas confondre la méthode et l’instrument qu’est le marxisme avec les utilisations aberrantes qu’on en a fait. Je m’oppose encore moins à toutes les critiques qui peuvent être portées sur certains aspects des théories de Marx et même sur ses interventions politiques dans l’AIT, mais il faut qu’elles soient fondées, pas superficielles. Dire par exemple que Marx a eu tendance à ne voir que le côté économique de la société de son époque, dire qu’il n’a pas assez tenu compte — de façon justement dialectique — de la nature humaine et autre (si l’on peut faire la dissociation), les recherches depuis le début du siècle sur l’idée psychosomatique nous enseignent énormément de choses à ce sujet. Je pense effectivement que Marx n’a considéré comme besoins de l’homme que ceux pour la satisfaction desquels il doit passer par une médiation : celle de la production des moyens permettant cette satisfaction. « Par là même il arrive à nier qu’il y ait des besoins humains qui peuvent être satisfaits directement et immédiatement. » [[« Idéologie et Morale », Christian Sallenave, 45, rue Mouneyra, 33-Bordeaux.]] Les découvertes de Freud et de Reich sur la sexualité, par exemple, bouleversent en effet toute une « façon de voir » marxiste, et l’analyse des fameux blocages psychosomatiques reste à approfondir pour fournir plus à fond une analyse globale de la société. C’est aussi très utile pour constater dans quelle mesure le « militant », le « révolutionnaire » ne peut rien faire d’autre que donner en modèle et imposer sa propre névrose, sa façon parcellaire et obligatoirement faussée de voir les choses. Beaucoup de gens qui se disent libertaires sont très idéalistes, de telle façon, par exemple, qu’ils ne comprennent pas pourquoi et comment les opprimés renforcent souvent eux-mêmes les structures sociales (mentales et politico-économiques) qui les dominent. D’où les théories absurdes de l’embourgeoisement des prolétaires, de la disparition des classes sociales, etc.
Je ne pense pas comme Bookchin qu’il y ait une ligne entre la lutte des classes économique et toute la contestation culturelle et globale d’une partie — minoritaire — de la jeunesse. L’une et l’autre sont complémentaires et la victoire ne viendra que par leur union. Autre contradiction — traitée très justement par Bookchin — à approfondir : Marx d’un côté affirme avec raison que la conscience naît du comportement social et d’un autre côté il affirme la conscience révolutionnaire des travailleurs. Mais ces travailleurs, dans leur usine, leur quartier, leur famille, ou devant leur poste de télévision ont une pratique sociale justement aliénante, engendrant une conscience aliénée (éthique du travail, morale sexuelle répressive, culte du sport, etc.). Cette contradiction reste aussi à analyser à fond, afin de voir dans quelle mesure elle peut être dépassée. Marx n’en a pas assez tenu compte et n’a pas pu prévoir les dangers des organisations, les résistances internes du prolétariat, et finalement les déviations des révoltes vers un capitalisme d’État encore plus opprimant.
Les idées de Bookchin (pp. 12, 20 et 21) me paraissent très justes et très lucides quant au comportement du révolutionnaire. La parole, l’étiquette ou l’écrit ne sont pas un gage de conscience révolutionnaire, seuls la vie et le comportement quotidiens importent. Le problème reste la généralisation de ces comportements, d’une part, et, d’autre part, son utilisation propagandiste par l’État qui fonde sa domination idéologique sur les blocages de la majorité des travailleurs (cheveux longs = saleté = drogue = immoralité = « pas de couilles »).
La question des moyens est présente dans tous les esprits, mais peu prise au sérieux bien souvent, que ce soit de la part des libertaires ou des dirigistes les plus autoritaires. Voyons comment Bookchin l’aborde en profondeur dans sa partie « le Mythe du parti » (pp. 23 à 33). Je souscris pleinement aux commentaires sur mai 68 en France et sur les leçons tirées et en particulier les explications sur les partis dirigistes et leurs dangers ainsi que sur le bref historique de la révolution russe.
Enfin, pour aborder ce dernier chapitre, je trouve que l’auteur fait un peu la même erreur que les marxistes « sclérosés » dans son analyse des mouvements de masse, ne tenant pas assez compte, me semble-t-il, des limites mêmes des classes opprimées. Oui, la spontanéité et le soulèvement de masse existent, mais ils ne balaient pas d’un seul coup des siècles de soumission et de peur et laissent alors s’imposer les tendances dirigistes, les grandes gueules, les gros bras, ceux que la nature et le passé (éducation, etc.) ont doté d’une certaine supériorité apparente. Même en mai 68 dans les assemblées de travailleurs ou d’étudiants ces gens-là sont apparus, imposants, menaçants et souvent ils n’appartenaient pas non plus aux organisations traditionnelles. À suivre. En tout cas l’explication des échecs des mouvements anars dans le passé par la pénurie matérielle est loin de me suffire (p. 38). Les causes sont plus profondes, plus humaines, plus complexes.
Tout cela demanderait un long développement que le temps ne me permet pas de terminer. Voilà en tout cas quelques idées qui ne sont faites que pour mieux nous comprendre.
Un lecteur dont le nom s’est égaré dans la correspondance…
Je commence cette lettre pour réagir à « Écoute camarade ! ». Tout d’abord, je me présente. J’ai vingt-trois ans, je suis de milieu rural. Mes grands-parents étaient des « seigneurs » si l’on peut dire ; mon père est agriculteur avec un ouvrier agricole sur 60 hectares. J’ai fait des études de mathématiques puis un an de professorat ; je devais faire ensuite mon service national comme objecteur, mais ayant été réformé, après avoir travaillé deux mois comme manœuvre, je suis rentré dans un FPA de maçonnerie. J’ai terminé fin juin, je travaille en ce moment chez mon père et je vais bientôt entrer dans une importante entreprise de maçonnerie. Question religieuse et politique, éduqué dans la religion catholique, je suis fortement marqué par l’Évangile tout en ne croyant pas en Dieu. Je n’appartiens à aucun parti politique, je suis militant du Mouvement rural de la jeunesse chrétienne, nous sommes en équipes spécialisées (suivant le travail) et nous essayons de mener une action là où nous sommes.
J’ai d’abord été content de voir un essai de rénovation du marxisme (que je connais d’ailleurs très mal, je n’ai lu qu’un livre, le « Manifeste du parti communiste »). Je pense en effet qu’il y a des théories de Marx qui se sont révélées fausses comme la paupérisation et l’idée du parti unique nécessaire à un changement de société. D’autres théories restent toujours vraies à savoir que nous nous dirigeons de plus en plus vers une société à deux classes avec des nuances : le capital peut comporter des salariés comme les PDG. La suppression du capital ne résoudra pas tout et les mass-média ont tendance à embourgeoiser (faire croire aux salariés et surtout aux plus défavorisés que tout le monde a le même genre de vie).
Pour nous, ce qui est en question ce sont les relations des hommes entre eux à tous les niveaux, qui doivent être des relations d’amour (toujours des grands mots), ce qui entraîne une action sur la dignité et l’égalité des travailleurs, la hiérarchie et le pouvoir (pouvoir dans l’entreprise et de décider de sa vie dans la société). Tout ça pour vous dire que j’ai été drôlement déçu par votre document. Ô élite ! je suis d’accord sur plusieurs points : action contre la hiérarchie, sur les conditions de travail, etc., qu’il faille vivre déjà de façon révolutionnaire, c’est-à-dire faire ce qu’on dit dès maintenant autant que c’est possible (critique d’une certaine pratique gauchiste). C’est pour cela que je ne suis pas d’accord avec la partie sur le mythe du prolétariat.
La drogue est une conséquence de la société capitaliste, ce sont des jeunes qui n’arrivent pas à se situer dans la société. Alors ! qu’on ne prétende pas que les gars qui fument du hasch se libèrent. Ah non ! que les gars qui volent et ne foutent rien se libèrent, non ! Ce qui me rassure, c’est qu’un gars est sauvé quand il se bat avec ses copains pour ce que nous disions plus haut, qu’il leur fait prendre conscience et les pousse toujours à être plus exigeants avec eux-mêmes. Car c’est une exigence, ce n’est pas drôle de ne pas dormir assez, de risquer de se faire foutre à la porte, d’aller voir un copain ou d’aller à une réunion plutôt qu’à un loisir facile comme le cinéma, ou bien même que de chanter avec ses petits copains l’amour et l’amitié sur une guitare, mais c’est ça qui fait changer les situations. Non pas qu’il faille vivre en ascète et ne jamais prendre de loisirs ou faire la fête ensemble, mais les loisirs avec les copains ne doivent pas nous faire oublier ce que l’on vit au boulot, mais nous permettre de vivre ensemble et d’avoir plus confiance en nous, en un mot nous permettre encore d’avancer.
J’ai l’impression que les camarades qui ont écrit ce texte sont de milieu bourgeois et qu’ils n’ont pas de contact facile avec les gars qui bossent en usine, alors ils se justifient comme ça. Il y a des valeurs que les camarades ont l’air de renier qui sont l’effort et le travail. Alors ça les gêne, mais effectivement l’effort a une valeur, « il forme un homme » comme disent les vieux et même les moins vieux de chez nous. Il est certain que dans notre société pour attirer le client on utilise cette valeur (c’est une des contradictions de la société capitaliste), mais je prends un exemple qui m’est arrivé hier en discutant avec un paysan : il n’était pas content parce que les élèves de la cantine ne faisaient plus la vaisselle et ne servaient plus les plats. Je crois qu’il avait vachement raison et c’est très important. Ce n’était pas astreignant, mais simplement un petit temps passé pour la communauté et en plus ça a bien d’autres avantages qu’il serait trop long d’évoquer ici. Voilà pour l’effort.
Quel que soit le travail il faut bien le faire (pour le cadre comme pour l’ouvrier); je m’explique : bien le faire non pas comme dirait le patron, mais pour le cadre réfléchir le plus possible à son rôle, permettre le plus possible aux gars qu’il commande de prendre des initiatives, en un mot aller dans un sens socialiste pour sa suppression même ; pour l’ouvrier il est important de bien faire son travail en réfléchissant le plus possible à la façon dont il le ferait dans une société socialiste, c’est-à-dire à une cadence raisonnable que les travailleurs se fixeront eux-mêmes, protester parce que ce travail est de plus en plus divisé et que justement il est de moins en moins vivable.
Nous combattons la publicité et toutes les valeurs qu’elle crée parce qu’il n’y en aura plus dans un système socialiste, mais nous ne combattons pas le travail et les valeurs qu’il entraîne parce qu’il existera toujours dans la société socialiste ; au contraire, rendons-le plus humain dans le sens dit plus haut. Autre chose qui me confirme ce que je disais précédemment, c’est la négation, par les camarades, de la classe ouvrière et surtout l’idée de la remplacer par les jeunes, c’est faux. Bien sûr, la classe ouvrière formée uniquement de « bons » n’existe pas et il y a des exploiteurs aussi, des gars qui laissent faire plus de boulot à l’autre, des gars qui essayent de s’en tirer seuls, en un mot tout le monde n’est pas solidaire, mais à certains moments (dans les combats), par les conditions que nous vivons, nous sommes obligés de l’être plus (d’autant plus que les conditions sont plus dures) et c’est ainsi que nous avançons et c’est là notre rôle de militants. La classe ouvrière a des valeurs (cf. « Manifeste du parti communiste »): la solidarité, une simplicité que nous devons faire croître, et qui en prennent un sacré coup, c’est sûr, par l’intermédiaire des mass-média. C’est cette simplicité qui se montre parfois par des manières un peu rustres que les camarades appellent « néanderthaliennes ». Ce n’est pas avec les jeunes uniquement que l’on changera quelque chose, c’est sur notre lieu de travail. Pour prouver ceci mai 68 est là : le mouvement étudiant aurait été encore moins loin si les travailleurs ne s’étaient pas mis en grève générale le 13 mai. Malheureusement la CGT et le PC ont empêché d’aller plus loin, de faire continuer le mouvement. Autre phrase relevée : « La condition ouvrière est la maladie dont souffre l’ouvrier. » C’est archi-faux, on peut être heureux au sens plein du terme (c’est-à-dire qu’il y a aussi de la souffrance) en étant militant. J’ai rencontré plusieurs copains qui sont manœuvres et ont décidé de rester manœuvres toute leur vie pour être de meilleurs militants (ils approchent de la quarantaine), et croyez-moi quand on voit ces gars, ça nous donne envie de vivre. Autre danger qu’il m’a semblé voir, bien qu’il ne soit pas exprimé, c’est de dire retirons-nous de la vie du travail, vivons entre nous en communauté. Ce n’est pas en vivant à part de la masse des gens que l’on changera quelque chose, mais en vivant les mêmes conditions qu’eux ; c’est là où on est qu’on pourra changer quelque chose (le prof avec les profs, l’ouvrier avec les ouvriers en discutant ensemble bien sûr et en vérifiant que nous avons bien le même but). En sachant aussi que même la société socialiste établie (je l’espère) ça ne sera pas fini et qu’il faudra toujours être critique. Non pas que je critique les communautés, bien au contraire, mais il faut des communautés de militants qui ne soient pas coupés de la vie.
Bien sûr on ne peut pas dire tout ce qu’on pense et ressent dans un papier ; je doute aussi de l’efficacité de cette lettre mais je tenais à le dire parce qu’il y a un danger, ces tendances existent en France et par la pratique et celle de militants que je connais, ça me paraît faux.
René de Froment