La Presse Anarchiste

La question anarchiste

La contre-culture est une culture en puis­sance. Elle peut être au moins — si elle n’est pas à brève ou longue échéance récu­pé­rée par l’idéologie domi­nante — le ter­reau d’une nou­velle culture.

Une des rai­sons de sa fra­gi­li­té, c’est l’absence de pas­sé. On peut évi­dem­ment consi­dé­rer cela comme un avan­tage et comme un attrait sup­plé­men­taire. Pas de tra­di­tion contrai­gnante, pas de modèles étouf­fants, pas de savoir à ingur­gi­ter ou à res­pec­ter. L’invention peut se don­ner libre cours. La vie retrouve sa spon­ta­néi­té, enva­hit les ter­rains de jeu inter­dits. Mais la spon­ta­néi­té s’épuise dans la répé­ti­tion, la pen­sée tourne court quand elle s’enferme dans un cercle d’idées res­treint. L’expression se fige quand elle ne trouve plus de formes sur les­quelles s’appuyer. La contre-culture se cherche donc un pas­sé, ou des pas­sés en s’emparant de frag­ments pré­le­vés sur des cultures anciennes, de pré­fé­rence exo­tiques (boud­dhisme, hin­douisme) ou des cultures écra­sées par l’impérialisme blanc (Afrique, Indiens d’Amérique) ou encore sur des tra­di­tions mar­gi­nales (éso­té­risme).

Les passés anarchistes

Parce qu’il a un pas­sé, l’anarchisme peut plus faci­le­ment se recen­trer et trou­ver par là une force de résis­tance contre la dis­so­lu­tion dans le grand mag­ma uni­di­men­sion­nel. Para­doxa­le­ment, son pas­sé est vir­tuel : il est encore à constituer…

Plus exac­te­ment, l’anarchisme a deux pas­sés. Un pas­sé « mani­feste », qui est celui du mou­ve­ment anar­chiste ins­ti­tué, avec son épar­pille­ment et sa tra­di­tion étri­quée, mais aus­si, point posi­tif dont il sera encore ques­tion, son genre de vie non confor­miste. Les défaites et les décep­tions, les inces­santes luttes internes ont lais­sé leurs séquelles de méfiance et d’indisponibilité. Des années de sur­vie en vase clos ont empê­ché l’irrigation du milieu par les idées contem­po­raines. La pau­vre­té des moyens et le flé­chis­se­ment de l’activité intel­lec­tuelle ont tari les res­sources d’une tra­di­tion qu’on n’évoquait plus que par ouï-dire pour pré­ser­ver l’orthodoxie des remises en ques­tion et des apports nouveaux.

Ce pas­sé sclé­ro­sant a per­du de son emprise après le déve­lop­pe­ment récent d’un nou­veau milieu liber­taire, très infor­mel et dis­pa­rate encore. II doit peu au « mou­ve­ment » ins­ti­tué et com­mence à décou­vrir le pas­sé de l’anarchisme en tant que mou­ve­ment social.

Ce qu’on en rete­nait jusque-là tenait trop sou­vent de la légende embel­lie par les nos­tal­gies et les autojustifications.

Le regain d’intérêt pour l’anarchisme et plus géné­ra­le­ment la dis­lo­ca­tion de l’hégémonie sta­li­nienne et léni­niste attirent à nou­veau l’attention sur les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires et les expé­riences socia­listes qui ne débou­chaient pas sur l’État « pro­lé­ta­rien ». De la guerre d’Espagne (vue enfin autre­ment qu’à tra­vers les hauts faits mili­taires) on remonte au mou­ve­ment makh­no­viste, puis à cette Fédé­ra­tion juras­sienne qui fut le vrai creu­set de l’anarchisme. Le cen­te­naire de la Com­mune a per­mis aus­si de remettre des choses au point…

Réédi­tions et tra­duc­tions se mul­ti­plient. De nou­velles études sont publiées, d’autres sont en cours. Des his­to­riens qui se rat­tachent au cou­rant anar­chiste prennent part à ce tra­vail de redé­cou­verte, avec le pro­pos évident de déga­ger l’aspect ori­gi­nal et posi­tif des expé­riences qu’ils décrivent, sans lais­ser pieu­se­ment dans l’ombre ce qu’ils consi­dèrent comme des fai­blesses ou des erreurs. Il serait injuste cepen­dant de pré­tendre que tous les anar­chistes ont man­qué d’intérêt pour leur his­toire jusqu’à ces der­nières années… Ils n’avaient en fait guère la pos­si­bi­li­té de faire publier leurs recherches, et ce blo­cage de l’information, qui enfer­mait dans un tiroir manus­crits et docu­ments, avait de quoi étouf­fer les voca­tions nais­santes. Même des livres édi­tés, comme « la Révo­lu­tion incon­nue » de Voline, ne sor­taient pas du petit cercle des initiés.

Lis, camarade

Ce pas­sé est encore vir­tuel : à la fois parce qu’il est encore à mettre au jour pour une bonne par­tie, et parce qu’il n’est pas encore actif. Il sera actif à par­tir du moment où il exer­ce­ra son influence sur notre pen­sée et notre com­por­te­ment. Cela implique une étape inter­mé­diaire : pas­ser de la redé­cou­verte frag­men­taire à la recons­truc­tion de l’ensemble. Au point où nous en sommes, les étapes de notre his­toire qui resur­gissent sont encore trop exclu­si­ve­ment celles des périodes héroïques. L’édition, même quelque peu mar­gi­nale, n’échappe pas aux lois du mar­ché. Par la force des choses, on édite ce qui a le plus de chances de se vendre. Il y a, dans l’histoire de la Makh­novt­chi­na ou de la colonne Dur­ru­ti, un côté épo­pée, « wes­tern », qui peut séduire bon nombre de lec­teurs. Et, rai­son un peu plus sérieuse, les sec­teurs incon­nus de la Révo­lu­tion russe ou les réa­li­sa­tions de l’autogestion en Espagne touchent une frac­tion rela­ti­ve­ment impor­tante du public gau­chiste ou sim­ple­ment de gauche. Quant aux exploits de la bande à Bon­not ou de Marius Jacob, ils peuvent se pré­va­loir du sus­pense et du pit­to­resque chers au roman policier.

Il faut consta­ter la chose sans trop la déplo­rer. Il est bon que ces livres puissent paraître et qu’ils viennent bri­ser le mur du silence (et de la fal­si­fi­ca­tion) volon­tai­re­ment entre­te­nu par les « his­to­riens » sta­li­niens. Même l’histoire de l’illégalisme — sans comp­ter la per­son­na­li­té excep­tion­nelle d’un Jacob — nous apporte des éclair­cis­se­ments sur cer­taines ten­dances nihi­listes de l’anarchisme, donc sur l’anarchisme lui-même.

Ce qui est en cause, c’est le carac­tère encore lacu­naire du « désen­fouis­se­ment ». D’abord en ce qui concerne les périodes choi­sies, mais aus­si au niveau de la méthode d’approche. En se limi­tant à telle série d’événements, on renonce le plus sou­vent à la mettre en paral­lèle avec d’autres inter­ven­tions anar­chistes. Ce qui est impor­tant pour nous, c’est une vue glo­bale des mou­ve­ments sociaux liber­taires, avec leurs lignes de force, leurs constantes et leurs inter­fé­rences. Il s’agit bien d’une recons­truc­tion, et non de des­crip­tions partielles.

Je crois d’ailleurs qu’un tel tra­vail ne peut être mené de manière vrai­ment fruc­tueuse que par des his­to­riens liber­taires. Je ne doute pas de l’honnêteté des cher­cheurs non « enga­gés ». On peut même sou­vent leur recon­naître plus que de l’honnêteté : une réelle pas­sion pour leur sujet. Mais j’attends plus de l’historien anar­chiste. Qu’il aille au-delà de la recons­ti­tu­tion des faits, pour voir quel anar­chisme est à l’œuvre dans les évé­ne­ments qu’il étu­die, ce qu’il apporte de neuf ou de par­ti­cu­lier par rap­port aux anar­chismes qui l’ont pré­cé­dé, et quelle iden­ti­té per­siste sous la variation.

Je ne veux pas ouvrir ici un débat sur l’objectivité en his­toire. Mais je sou­haite que l’histoire du mou­ve­ment anar­chiste soit plus pour nous que de l’«historiographie », que ce soit réel­le­ment un pas­sé inter­ro­gé en fonc­tion de notre pré­sent. Un pas­sé qui, à la limite — et c’est d’ailleurs inévi­table — change avec notre pré­sent, selon les lumières et les ombres que jettent sur lui nos pré­oc­cu­pa­tions, nos intui­tions et nos projets.

Allons plus loin. Les faits ne sont rien par eux-mêmes, ils ne « parlent » pas tant qu’ils ne sont pas éclai­rés par la signi­fi­ca­tion d’un ensemble cohé­rent. C’est jus­te­ment par sa sen­si­bi­li­té et sa conscience liber­taires qu’un his­to­rien peut éta­blir des liens nou­veaux entre les faits, don­ner un sens com­mun — ou un sens tout court — à des évé­ne­ments res­tés jusque-là dis­pa­rates et « muets ». Faut-il pré­ci­ser qu’une telle com­pré­hen­sion n’a rien à voir avec une mani­pu­la­tion de l’histoire selon les besoins d’une ligne à défendre ou à réviser ?

L’histoire des idées

La restruc­tu­ra­tion de notre pas­sé ne sera com­plète, elle ne sera même pos­sible qu’à condi­tion d’intégrer dans l’histoire des évé­ne­ments l’histoire des idées. Je ne pense pas seule­ment aux idées for­mu­lées par les hommes et les groupes impli­qués dans ces évé­ne­ments qu’on étu­die, ce qui va de soi. Il faut faire leur part aus­si aux théo­ries déve­lop­pées dans un cer­tain nombre d’œuvres se don­nant comme liber­taires ou reprises à leur compte par des liber­taires. Il s’agit de faire, tout bon­ne­ment, une his­toire de la phi­lo­so­phie anarchiste.

Sur ce plan, nous nous retrou­vons presque tota­le­ment dému­nis. Sans doute, il existe des ouvrages valables sur Prou­dhon, Stir­ner, Bakou­nine. Nous les devons, presque tou­jours, à des auteurs étran­gers au mou­ve­ment liber­taire… et en géné­ral nous n’en tenons pas compte. (Quel cas avons-nous fait des livres de Gur­vitch, d’Ansart ou de Ban­cal sur Prou­dhon, ou de celui d’Arvon sur Stirner?)

Plus encore que dans le domaine de l’histoire sociale, la recons­ti­tu­tion devra être ici une recons­truc­tion, sinon une construc­tion. Les rap­ports à déga­ger sont mul­tiples, il fau­dra étu­dier les influences des mou­ve­ments sociaux sur les œuvres, et réci­pro­que­ment ; situer chaque œuvre dans la pro­duc­tion intel­lec­tuelle de son temps. À vrai dire, deux types d’histoire de la phi­lo­so­phie anar­chiste sont pos­sibles — et néces­saires. Le pre­mier décri­rait les « sys­tèmes », leur situa­tion intel­lec­tuelle et socio­lo­gique. Le second, plus sub­jec­tif, œuvre phi­lo­so­phique à pro­pre­ment par­ler, par­ti­rait d’une pen­sée actuelle pour relire (au sens de réin­ter­pré­ter) les textes fon­da­teurs. Une telle relec­ture pour­rait conduire, pour don­ner un exemple sché­ma­tique, à reje­ter Stir­ner au nom de Bakou­nine, ou Bakou­nine au nom de Stir­ner ; elle pour­rait aus­si s’assimiler l’un et l’autre au nom d’une même révolte exis­ten­tielle contre le Sys­tème. Nous avons à récrire l’anarchisme.

L’intérêt, pour nous, de déter­rer de vieux bou­quins ? D’abord, ils ne sont pas tous à déter­rer, cer­tains sont soi­gneu­se­ment ran­gés dans des stocks d’éditeurs (Prou­dhon chez Rivière, par exemple). Ces vieux bou­quins sont d’abord des témoi­gnages, des ten­ta­tives de prise de conscience et de mise en forme, des pro­po­si­tions pour trans­for­mer le réel. Cette réa­li­té n’est plus la nôtre, d’accord. Plus tout à fait la nôtre… Ce qui reste à coup sûr, ce qui mérite l’examen et la dis­cus­sion, c’est l’esprit dans lequel ont été for­mu­lées les cri­tiques et les pro­po­si­tions. S’il existe (au moins vir­tuel­le­ment) une théo­rie anar­chiste, étu­dier sa genèse, ses trans­for­ma­tions, est une façon de la cer­ner. Le nier revien­drait au même que de refu­ser l’histoire du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire sous pré­texte que le pré­sent seul nous intéresse.

Il y a plus. Der­rière chaque livre se tient un homme, qui s’est bat­tu pour chan­ger le monde où il vivait, pour trou­ver d’autres formes de vie et de rela­tion. Le condam­ner à l’oubli, ou à l’évocation pieuse, c’est don­ner rai­son à ceux qui, de son vivant, ont cher­ché à le réduire au silence, à ceux qui, après sa mort, ont défor­mé sa pen­sée ou son action pour éli­mi­ner son influence. Sur Prou­dhon, sur Stir­ner, sur Bakou­nine même, beau­coup — par­mi nous aus­si — en res­tent aux consi­dé­ra­tions de Marx et de ses conti­nua­teurs. Don­ner une image juste et cré­dible de l’anarchisme, c’est aus­si mon­trer qu’ils ont dit et fait autre chose, et que ce qu’ils ont dit nous four­nit encore des moyens pour com­prendre notre monde et pour y agir.

Un style de vie

À tra­vers la réac­ti­va­tion de son pas­sé, l’anarchisme peut se réap­pro­prier sa culture. L’activité diver­si­fiée qu’implique cette renais­sance consti­tue­ra en elle-même un toni­fiant fac­teur de vie cultu­relle. Le but de l’opération, évi­dem­ment, n’est pas de pou­voir ali­gner nous aus­si un savoir livresque sur nos anté­cé­dents. Il s’agit sur­tout de mieux nous connaître nous-mêmes, de réin­sé­rer dans notre champ de conscience les valeurs, les rêves et les idées qui ont fait de l’anarchisme une réa­li­té historique.

La culture liber­taire, cepen­dant, a d’autres sources et d’autres mani­fes­ta­tions. Un pas­sé actif, c’est un pas­sé mobi­li­sé par et pour une acti­vi­té pré­sente. Une culture, pour en reve­nir à la défi­ni­tion ini­tiale, n’a de réa­li­té que si elle imprègne les men­ta­li­tés et les com­por­te­ments, si elle est incar­née dans le style de vie d’une col­lec­ti­vi­té. Sur ce plan, au moins, la culture liber­taire s’est assez bien main­te­nue. L’anarchisme s’est for­mé et déve­lop­pé dans la lutte contre toutes les oppres­sions et toutes les alié­na­tions. Dans les condi­tions les plus diverses, il a mani­fes­té la constance d’un com­por­te­ment : pri­mau­té accor­dée à l’action directe, confiance dans la spon­ta­néi­té (indi­vi­duelle ou col­lec­tive), refus des moyens qui contre­disent la fin, volon­té de chan­ger simul­ta­né­ment le monde et la vie.

Cette constance n’est pas due seule­ment à la per­ma­nence d’une « tra­di­tion révo­lu­tion­naire ». Elle est sur­tout l’effet d’une fon­cière volon­té de liber­té qui pro­duit des réac­tions homo­logues sous la diver­si­té des situa­tions. Ce qui vaut pour les luttes col­lec­tives vaut aus­si pour l’existence per­son­nelle : refus de la domi­na­tion et de la sou­mis­sion, essais d’un genre de vie libé­ré des tabous, indé­pen­dance du juge­ment et de la déci­sion. Il était logique que l’anarchisme fût la ten­dance révo­lu­tion­naire dont l’attention se por­tait le plus immé­dia­te­ment sur la vie quo­ti­dienne… La pré­sence d’un cou­rant indi­vi­dua­liste, scep­tique quant aux pos­si­bi­li­tés d’un futur bou­le­ver­se­ment social et d’autant plus sou­cieux des libé­ra­tions à court terme, contri­buait for­te­ment à orien­ter le milieu anar­chiste dans ce sens.

La lutte contre la morale sexuelle répres­sive, le contrôle des nais­sances, la recherche d’une péda­go­gie non auto­ri­taire ins­cri­vaient ain­si les valeurs anar­chistes dans les moda­li­tés de la vie concrète. Ce n’étaient pas là seule­ment des thèmes de pro­pa­gande, c’était plus aus­si que des hypo­thèses à expé­ri­men­ter : un genre de vie se déve­lop­pait, une édu­ca­tion se fai­sait spon­ta­né­ment dans les contacts quo­ti­diens. La ren­contre entre la culture liber­taire et la nou­velle contre-culture a lieu de la manière la plus natu­relle sur ce plan-là. On retrouve cette inter­fé­rence jusque dans les ten­ta­tives de vie com­mu­nau­taire (qui ren­con­traient déjà les mêmes dif­fi­cul­tés au temps des « milieux libres»…).

L’existence d’une culture liber­taire, avec ses valeurs propres, avec son acquis d’idées et d’expériences, avec sa sen­si­bi­li­té par­ti­cu­lière et son genre de vie, ne me paraît donc pas contes­table. J’ajouterai même que, comme toute culture, elle a une fonc­tion d’intégration. Elle imprègne l’individu des convic­tions et des aspi­ra­tions de la col­lec­ti­vi­té anar­chiste, elle le conduit à assi­mi­ler les moyens de com­pré­hen­sion, de com­mu­ni­ca­tion et d’intervention spé­ci­fiques, elle l’insère dans la communauté.

Il n’y a pas à refu­ser ce pro­ces­sus natu­rel et néces­saire, si la culture en ques­tion exprime bien et met en œuvre ces res­sorts essen­tiels de l’anarchisme que sont la remise en cause, l’insubordination, l’esprit cri­tique, la volon­té de réa­li­sa­tion per­son­nelle. Ce qui fait vrai­ment pro­blème, c’est la forme prise par la culture liber­taire : ses lacunes, ses pertes de sub­stance, ses flé­chis­se­ments et son vieillis­se­ment. C’est jus­te­ment parce qu’elle n’est pas en état de rem­plir sa fonc­tion d’intégration que nous en sommes réduits à la dispersion.

Une culture dominée

On peut se deman­der si le pro­ces­sus d’intégration ne dépasse pas insi­dieu­se­ment la fina­li­té que je lui attri­bue. L’insertion d’un élan de révolte dans les formes d’une culture anar­chiste pour­rait bien consti­tuer une pre­mière étape, une média­tion, dans un pro­ces­sus de récu­pé­ra­tion au pro­fit de la Culture (domi­nante).

Le pre­mier point à envi­sa­ger — je l’ai déjà abor­dé en pas­sant — c’est le fait des cultures domi­nées. Pour étendre son hégé­mo­nie, le sys­tème éta­tique doit abo­lir les par­ti­cu­la­ri­tés, les liens col­lec­tifs non ins­ti­tu­tion­na­li­sés qui l’empêchent d’avoir une prise directe sur le « citoyen » : com­mu­nau­tés his­to­riques (fon­dues de gré ou de force dans la « nation »), langues régio­nales, conscience de classe. Le moule de l’enseignement obli­ga­toire, le contrôle des moyens d’information, sans oublier le sacro-saint ser­vice mili­taire, visent à créer un indi­vi­du nor­ma­li­sé, cou­pé de ses attaches concrètes.

La culture liber­taire est sou­mise au même lami­nage que les cultures des pro­vinces ou des pays colo­ni­sés. Le méca­nisme de la répres­sion fonc­tionne au jour le jour, selon la logique du sys­tème, sans qu’il soit même besoin d’interventions voyantes. Les lacunes de l’histoire offi­cielle, les silences de l’information et la fer­me­ture de l’accès aux moyens de dif­fu­sion font leur office tout natu­rel­le­ment. Ajou­tons pour l’anarchisme que l’ensemble des condi­tion­ne­ments rend les esprits peu dis­po­nibles à des idées misant d’abord sur la liber­té. Enfin, l’étiolement des cou­rants ain­si neu­tra­li­sés fait le reste.

Un autre fac­teur encore a contri­bué à l’étouffement de la culture anar­chiste. Au fur et à mesure que le mar­xisme dog­ma­tique s’est conquis dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire un sta­tut d’idéologie domi­nante, il a impo­sé une image fal­si­fiée de l’anarchisme. Il venait ain­si ren­for­cer très effi­ca­ce­ment le refou­le­ment exer­cé par la culture bourgeoise.

Il s’agit main­te­nant d’inverser la pro­po­si­tion. Si l’idéologie domi­nante doit écra­ser les cultures par­ti­cu­lières pour réduire l’individu au stade d’élément ato­mi­sé, cou­pé de toute com­mu­nau­té auto­nome et de toute tra­di­tion diver­gente, la réac­ti­va­tion d’une culture réfrac­taire peut être un très effi­cace ferment de résis­tance. Sans doute, elle subi­ra l’influence des modes de pen­sée éta­blis et des condi­tions de vie impo­sée. Mais elle les subi­ra d’autant moins qu’elle sera sou­te­nue par une conscience plus claire de sa différence.

La vie sociale

Le retour d’un dyna­misme cultu­rel anar­chiste devrait sti­mu­ler les contre-cou­rants, qui l’alimenteraient en échange. On en revient à la ques­tion de tout à l’heure : n’est-ce pas là une par­ti­ci­pa­tion à la vie cultu­relle glo­bale, donc indi­rec­te­ment au renou­vel­le­ment de la culture domi­nante ? On ne peut réduire sim­ple­ment la vie cultu­relle d’une socié­té à sa culture domi­nante. Une des idées essen­tielles de la socio­lo­gie liber­taire, c’est l’opposition entre l’État et la vie sociale (la socié­té), l’État étant consi­dé­ré comme une excrois­sance para­si­taire cap­tant les éner­gies de la socié­té et les cana­li­sant selon les inté­rêts d’une minorité.

Le com­bat contre l’État ne peut se bor­ner à une action d’opposition et de contes­ta­tion, il exige aus­si un effort per­ma­nent pour ren­for­cer, sur tous les plans, la spon­ta­néi­té sociale et la capa­ci­té col­lec­tive d’initiative et d’organisation auto­nome. (J’ai déve­lop­pé plus longue­ment cette idée dans « Formes et ten­dances de l’anarchisme ».) Il en va de même pour l’activité cultu­relle, qui relève d’un besoin col­lec­tif, d’une ten­dance spon­ta­née de la vie sociale. Encore ne faut-il pas oublier que la mul­ti­pli­ca­tion des ingé­rences de l’État et l’extension des appa­reils idéo­lo­giques entre­mêlent bien plus étroi­te­ment l’étatique et le social qu’au temps où se sont déve­lop­pées les pre­mières ana­lyses anar­chistes (d’origine libérale).

Il ne s’agit donc pas de refu­ser en bloc la vie cultu­relle, mais d’empêcher au maxi­mum son détour­ne­ment, son alié­na­tion par les appa­reils idéo­lo­giques. La meilleure façon est encore de ren­for­cer autant que pos­sible les contre-cou­rants, les ten­dances antiauto­ritaires, en leur don­nant des moyens d’expression et des ter­rains de confron­ta­tion, en les radi­ca­li­sant par une cohé­rence anar­chiste. Si les cultures régio­nales déjà sont res­sen­ties comme un dan­ger de divi­sion et de non-confor­mi­té, l’existence d’une culture révolu­tionnaire, née de la lutte contre le capi­ta­lisme et l’État, consti­tue un risque per­ma­nent d’insoumission et de déviation. 

La Presse Anarchiste