La Presse Anarchiste

La question anarchiste

Les argu­ments en faveur d’une culture liber­taire ont une por­tée limi­tée. Leur inté­rêt consiste sur­tout à défi­nir un champ d’action pos­sible, à réunir sur des bases mieux expli­ci­tées ceux qui res­sentent le besoin d’une acti­vi­té intel­lec­tuelle sui­vie. Seule une vie cultu­relle remuante et diver­si­fiée pour­ra créer une véri­table force de convic­tion en entraî­nant un nombre crois­sant d’individus vers les lieux où il « se pas­se­ra quelque chose » : dis­cus­sions, jour­nées d’études, comi­tés de rédac­tion, etc.

Points d’appui

Il est vain de cher­cher à réim­pul­ser une acti­vi­té intel­lec­tuelle si toutes ses mani­fes­ta­tions sont taries. On peut coor­don­ner, inten­si­fier, mais non pas par­tir de rien. Mal­gré la dis­per­sion, mal­gré l’occultation de la tra­di­tion anar­chiste, nous pou­vons gref­fer des apports nou­veaux sur des frag­ments d’anarchie res­tés vivaces.

Le tra­vail de remise en ques­tion et d’actualisation entre­pris par la revue « Noir et Rouge » est encore proche, et peut être conti­nué. « Anar­chisme et Non-Vio­lence » touche un cir­cuit de lec­teurs peu mar­qués par l’ancien milieu anar, et ses pré­oc­cu­pa­tions peuvent trou­ver une prise directe sur la « contre-culture» ; ses méthodes de tra­vail et de rela­tion peuvent être éten­dues à d’autres groupes ou publi­ca­tions. Dans « Recherches liber­taires » (je cite aus­si mon point d’attache…), nous avons essayé, avec des moyens modestes et une per­sé­vé­rance inter­mit­tente, de main­te­nir au moins la conscience des manques et la convic­tion d’un regain pos­sible. « ICO » (« Infor­ma­tions, cor­res­pon­dances ouvrières »), dont les réfé­rences ren­voient au socia­lisme des conseils plu­tôt qu’à l’anarchisme, reste un actif point de ren­contre où se pour­suivent dis­cus­sions et échanges d’informations. N’oublions pas « la Tour de feu » qui par cer­tains de ses numé­ros (« Salut à la tem­pête », « Artaud », etc.) a bien méri­té de la contre-culture en un temps où il en était fort peu ques­tion. La réflexion sur l’anarchisme s’est conti­nuée aus­si dans des œuvres per­son­nelles. Celle de Bon­temps, par exemple, qui dans l’élaboration de son « indi­vi­dua­lisme social » s’est tou­jours pré­oc­cu­pé de la rigueur des fon­de­ments et de la per­sis­tance d’une vie intel­lec­tuelle anar­chiste. Ou celle de Gué­rin, annon­çant — et sti­mu­lant — ce cou­rant d’idées qui redé­couvre main­te­nant l’anarchisme à par­tir du marxisme.

Un autre sec­teur notable de notre acti­vi­té cultu­relle, ce sont les études his­to­riques entre­prises par cer­tains de nos cama­rades : sur des étapes du mou­ve­ment anar­chiste, sur des expé­riences péda­go­giques, etc. La recherche sur l’anarchisme rede­vient une recherche anar­chiste. Le CIRÀ (Centre inter­na­tio­nal de recherches sur l’anarchisme) peut deve­nir un maillon essen­tiel dans le réseau des échanges puisqu’il per­met non seule­ment la cir­cu­la­tion des docu­ments mais aus­si l’information sur les tra­vaux en cours et des contacts entre ceux qui les mènent.

En ce qui concerne le mou­ve­ment anar­chiste consti­tué (je parle de sa situa­tion en France), on peut consi­dé­rer comme posi­tif le renon­ce­ment à l’illusion d’une orga­ni­sa­tion unique dont la base d’accord est le flou des prin­cipes com­muns et la fuite devant les dis­cus­sions de fond.

La for­ma­tion de grou­pe­ments fon­dés sur l’unité « idéo­lo­gique » et tac­tique pré­sente au moins cet avan­tage qu’on est en droit d’attendre, de leur part, une défi­ni­tion claire de leurs bases et l’élucidation de la tra­di­tion sur laquelle ils pré­tendent se fon­der. Le besoin de cla­ri­fi­ca­tion semble recon­nu puisqu’il a été ques­tion, voi­ci quelque temps, d’un dia­logue d’organisation à orga­ni­sa­tion. Reste à voir dans quelles condi­tions il se fera, et si l’absence d’un lan­gage suf­fi­sam­ment éla­bo­ré ne va pas brouiller la confrontation.

Enfin, avec les limites que j’ai déjà rele­vées, nous pour­rons miser sur la conta­gion de la « contre-culture ». La décan­ta­tion qui est en train de se faire dans le mou­ve­ment d’idées issu de mai 68 peut deve­nir une autre com­po­sante de notre vie cultu­relle, dans la mesure où l’agitation spon­ta­néiste et son anti-intel­lec­tua­lisme sys­té­ma­tique com­mencent à faire place à l’exigence d’une réflexion théo­rique et d’une infor­ma­tion plus appro­fon­die sur les cou­rants qui ont conflué dans le gauchisme.

Ce pano­ra­ma paraî­tra bien opti­miste après le constat de faillite de mon pre­mier cha­pitre. C’est, en par­tie, une ques­tion de point de vue. Oui, il res­tait des cel­lules vivaces dans le tis­su atro­phié de l’anarchisme. L’irrigation main­te­nant se fait mieux, et de nou­velles cel­lules sont venues se gref­fer. Mais nous n’avons tou­jours pas trou­vé les formes (struc­tures théo­riques, réseaux de com­mu­ni­ca­tion) qui nous per­met­traient d’unifier et d’assimiler la matière dis­pa­rate du renou­veau anarchiste.

La tradition anarchiste

C’est pour­quoi j’ai tant insis­té sur la néces­si­té de déga­ger dans un pre­mier temps les formes pro­duites par l’anarchisme dans sa genèse et son évo­lu­tion. Pour reprendre un mot que j’ai uti­li­sé en dépit d’une appa­rente contra­dic­tion, il s’agit de renouer avec la tra­di­tion anar­chiste. Si une tra­di­tion se fige, c’est que la com­mu­nau­té qui s’en réclame se fige. Une col­lec­ti­vi­té vivante, en évo­lu­tion per­ma­nente, a une tra­di­tion active (dans le même sens où j’ai par­lé d’un pas­sé actif). Si nous nous conten­tons de remettre au jour des frag­ments de notre pas­sé, nous abou­ti­rons au mieux à fabri­quer une mosaïque d’informations, un savoir mor­ce­lé. Une tra­di­tion au contraire retient et nour­rit tout ce qui se laisse fondre dans son uni­té organique.

Nous ne sor­tons pas pour autant du para­doxe. Tra­di­tion implique trans­mis­sion, conti­nui­té, fonds dis­po­nible. Alors que nous avons encore à inven­ter notre tra­di­tion… Une tra­di­tion est tou­jours en voie de trans­for­ma­tion. Cer­tains de ses élé­ments tombent en désué­tude, d’autres sont désen­fouis et réac­ti­vés. Des liai­sons se com­posent qui n’étaient pas don­nées au départ. Des trans­ver­sales s’établissent entre des iti­né­raires dif­fé­rents. Stir­ner est intro­duit dans le cou­rant anar­chiste par sa pos­té­ri­té. Kro­pot­kine situe Fou­rier à la source du socia­lisme liber­taire, et en fonc­tion du « retour » actuel de Fou­rier on peut s’attendre à une infil­tra­tion pro­chaine de ses idées dans l’anarchisme moderne. Ces démarches d’appropriation peuvent d’ailleurs por­ter bien plus loin dans le temps : La Boé­tie, Épi­cure, Lao-Tseu… Une tra­di­tion vivante est une tra­di­tion conquérante.

Le réta­blis­se­ment de cer­taines liai­sons nous incite à reve­nir sur des renie­ments. Les groupes com­mu­nistes liber­taires sont ten­tés d’affirmer qu’ils ne doivent rien à Prou­dhon. Sans doute, ils sont loin de la Banque du peuple. Mais la socio­lo­gie liber­taire est pour l’essentiel l’œuvre de Prou­dhon, nous res­tons tous tri­bu­taires de ses hypo­thèses et de ses ana­lyses. Plu­tôt que cer­taines de ses construc­tions uto­piques, nous devrions réexa­mi­ner  — et réuti­li­ser — ses méthodes d’analyse, sa dia­lec­tique. N’oublions pas non plus que la théo­rie et la pra­tique de l’autogestion ont de solides racines chez Prou­dhon. Sans par­ler de son influence sur Bakou­nine, sur le cou­rant anti­au­to­ri­taire de la Pre­mière Inter­na­tio­nale (même si les « col­lec­ti­vistes » eurent à y com­battre des réfor­mistes prou­dho­niens). De même, les anar­chistes non vio­lents renient Tol­stoï et se rat­tachent plus volon­tiers à Gand­hi… qui doit lui-même beau­coup à Tol­stoï… qui lui-même a été mar­qué par Proudhon.

Ce n’est pas faire de la généa­lo­gie pour le plai­sir. L’intérêt de la chose, c’est de retrou­ver l’implicite de nos posi­tions, et des lignes de cohé­sion. La recherche de l’unité passe par la recherche des fon­de­ments. Mais ce n’est là encore qu’un aspect du véri­table tra­vail de fon­da­tion, qui pour nous a lieu dans le pré­sent. Le pas­sé anar­chiste ne manque pas de dis­pa­rate ni d’incohérence. Notre lec­ture du pas­sé dépen­dra donc aus­si de la cohé­rence que nous aurons intro­duite dans nos idées actuelles, ces deux efforts de struc­tu­ra­tion nous ren­voyant sans cesse de l’un à l’autre. Et dès que nous nous atta­quons à la mise en forme de nos idées en fonc­tion du pré­sent, nous nous trou­vons confron­tés au cou­rant de la vie intel­lec­tuelle moderne.

Réseaux de communication

Nous serions à nou­veau per­dants si la « relec­ture » se fai­sait au détri­ment d’une « lec­ture » du pré­sent : inter­pré­ta­tion théo­rique des nou­velles formes d’aliénation et de lutte contre l’aliénation, confron­ta­tion avec les recherches théo­riques qui se déve­loppent autour de nous. Le mou­ve­ment liber­taire sera ani­mé d’une vie cultu­relle effec­tive quand toutes ces démarches seront inti­me­ment liées, quand nous pour­rons abor­der la vie intel­lec­tuelle du moment avec l’acquis ori­gi­nal de notre tra­di­tion et réexa­mi­ner notre pas­sé avec l’acquis des connais­sances et des expé­riences actuelles.

Nous arri­ve­rons à ce degré de « mobi­li­sa­tion » par étapes (si tou­te­fois nous y arri­vons…), et par un tra­vail col­lec­tif qui deman­de­ra une grande diver­si­fi­ca­tion. D’où un nou­veau risque d’éparpillement. Nous ne pour­rions y remé­dier qu’en mul­ti­pliant les inter­fé­rences, en consti­tuant des équipes en fonc­tion des inté­rêts com­muns et en fonc­tion des com­plé­men­ta­ri­tés ou des inter­ac­tions. Là encore, nous serons gênés par notre petit nombre et notre dis­per­sion géographique.

La pre­mière condi­tion, et la plus sti­mu­lante, ce sera de mul­ti­plier les ren­contres, en uti­li­sant tous les moyens de com­mu­ni­ca­tion à notre dis­po­si­tion (y com­pris les moyens de trans­port…). Des revues seront néces­saires pour que cha­cun puisse être tenu au cou­rant des autres recherches, et pour que l’ensemble de cette pro­duc­tion puisse être uti­li­sé et dis­cu­té. À un niveau plus spon­ta­né, on peut envi­sa­ger des réseaux de cor­res­pon­dance (relayés au besoin par des bul­le­tins) qui signa­le­raient les pro­jets, infor­me­raient sur la docu­men­ta­tion, main­tien­draient la dis­cus­sion la plus informelle.

Il fau­dra sur­tout créer des lieux et des temps de ren­contre, où les contacts s’établiraient par-delà les limites d’organisations ou de sec­teurs par­ti­cu­liers d’intervention. Je n’envisage pas d’abord ces ren­contres comme des « sémi­naires » ou des « col­loques » (que je n’exclus pas, loin de là), mais comme des car­re­fours où l’échange des idées se ferait au gré de l’actualité (évé­ne­ments signi­fi­ca­tifs ou actions entreprises).

L’intérêt de ces « noyaux cultu­rels », ce serait d’être indé­pen­dants des « orga­ni­sa­tions », dont les exclu­sives et les riva­li­tés sont peu pro­pices aux ren­contres sans pré­ven­tion. Tant mieux si chaque grou­pe­ment anime son acti­vi­té intel­lec­tuelle propre. Mais pour mettre sur pied des réseaux cultu­rels, il vaut bien mieux par­tir des rela­tions et des affi­ni­tés per­son­nelles, des com­mu­nau­tés d’intérêt ou des rap­ports que cer­tains groupes entre­tiennent entre eux selon les besoins d’actions à court terme. Rien n’empêcherait, évi­dem­ment, les adhé­rents d’une orga­ni­sa­tion de par­ti­ci­per à ces contacts.

On peut objec­ter que c’est en res­ter, une fois de plus, à l’informel. Les formes — quand il y aurait besoin de formes — seraient déter­mi­nées par les tâches pour­sui­vies : débats à pré­pa­rer, revues à publier, édi­tion, etc. Et, de toute façon, il s’agit de lais­ser se déga­ger jus­te­ment ces formes (struc­tures théo­riques, lan­gage, rami­fi­ca­tions cultu­relles) qui pour­raient don­ner une rai­son d’être et quelque trans­pa­rence à la for­ma­li­sa­tion des rapports.

J’aimerais ici quit­ter le domaine des hypo­thèses et des pro­po­si­tions pour sau­ter dans celui de l’utopie (ou même de la science-fic­tion chère à beau­coup d’entre nous). Ces réseaux pour­raient se don­ner un centre, ou des centres (… res­tons fédé­ra­listes), points d’interférence et de pas­sage, lieux de ren­contres per­ma­nents. Des librai­ries amies jouent déjà ce rôle. Il fau­drait plus : l’accès non seule­ment aux livres récents mais aus­si aux docu­ments plus anciens ou plus rares aux tirages réduits. Et sur­tout la pos­si­bi­li­té de tra­vailler sur place, seul ou à plu­sieurs, de vivre quelque temps au « centre », d’y faire des ren­contres. Des équipes épar­pillées se retrou­ve­raient là, ren­con­tre­raient d’autres équipes, pren­draient et don­ne­raient les « nou­velles ». Ajou­tons — pour­quoi lési­ner ? — des moyens d’édition, et un pas de plus nous condui­ra à la com­mu­nau­té construite autour d’une acti­vi­té d’édition et d’impression (cer­taines com­mu­nau­tés amé­ri­caines vivent de la publi­ca­tion d’un journal).

Enfin, com­mu­nau­té ou pas, nous aurions là un centre ner­veux du mou­ve­ment liber­taire, à la fois mémoire et fac­teur d’invention, labo­ra­toire et bonne auberge, bref, pour reve­nir à la science-fic­tion, une « cen­trale d’énergie ». Une Fondation. 

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