La Presse Anarchiste

La Gauche organisée en tant que parti et la nécessité globale

Dans le pré­cé­dent article nous avons sou­vent employé l’ex­pres­sion « Néces­si­té glo­bale ». Géné­ra­le­ment le contexte pou­vait suf­fire à en com­prendre la signi­fi­ca­tion. Elle équi­vaut à : Révo­lu­tion glo­bale, à : Recon­nais­sance intel­li­gente du prin­cipe com­mun qui relie tous les refus par­tiels et leurs reven­di­ca­tions correspondantes.

Dans ce troi­sième texte, nous un pré­ci­sons la por­tée et la confron­tons avec la « Gauche » orga­ni­sée un tant que Parti.

Tout d’a­bord disons que nous fai­sons nôtre inté­gra­le­ment le rejet du dilemme que pose tout prag­ma­tisme poli­tique et qui vou­drait que le libre exer­cice de la pen­sée vienne se sou­mettre aux impé­ra­tifs d’une action, qui, le plus sou­vent, est incom­pa­tible avec sa démarche et en tout cas vient la bor­ner en lui met­tant des œillères.

Ce prag­ma­tisme qui est deve­nu le seul res­sort des par­tis de gauche pose ain­si le pro­blème : pour chan­ger la vie il faut d’a­bord trans­for­mer le monde. Cela ne peut aller, pour nous, sans ajou­ter aux oppres­sions anté­rieures qui pesaient sur cette vie des oppres­sions nou­velles. C’est une loi natu­relle et nous nous en expliquerons.

« Nous fai­sons nôtre » disons-nous. Car en effet c’est à A. Bre­ton que revient le mérite d’a­voir su for­mu­ler ce refus dans une phrase deve­nue désor­mais célèbre : « Trans­for­mer le monde » (Marx), « Chan­ger la vie » (Rim­baud): ces deux mots d’ordre n’en font qu’un ». Ajou­tons, comme A. Bre­ton l’a pré­ci­sé en un troi­sième terme : « Refaire l’en­ten­de­ment humain ».

C’est en vue de cette « refonte » que porte prin­ci­pa­le­ment notre effort ici en un essai de for­mu­la­tion brève :

Il n’y a qu’une Révolution :

Le sou­lè­ve­ment du pro­lé­ta­riat et l’in­sur­rec­tion de l’es­prit : deux aspects d’une même NÉCESSITÉ.

Les moyens pré­co­ni­sés et à mettre en œuvre pour la trans­for­ma­tion du monde ne doivent en rien alté­rer le second, mais au contraire lui don­ner toute pos­si­bi­li­té d’expression.

Ce n’est que par cette pos­si­bi­li­té don­née à un élar­gis­se­ment de la conscience que la trans­for­ma­tion du monde a des chances de se pour­suivre et c’est aus­si cet élar­gis­se­ment de la conscience qui per­met de conce­voir ce que nous nom­mons la NÉCESSITÉ GLOBALE.

Aus­si bien, puisque nous enga­geons le pro­blème en nous réfé­rant au Sur­réa­lisme, n’hé­si­te­rons-nous pas à le poser inté­gra­le­ment tel que J. L. Bedouin l’o­riente dans les pages qu’il a consa­crées si mer­veilleu­se­ment à Bre­ton. (Poètes d’Au­jourd’­hui édi­tions Seghers. nº 18):

« Si nous obser­vons, en effet, les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires jus­qu’à ce jour, nous les voyons s’at­ta­quer uni­que­ment à des réa­li­tés maté­rielles éco­no­miques et poli­tiques. La révo­lu­tion est tout entière absor­bée par la lutte de groupes sociaux oppo­sés par des inté­rêts dif­fé­rents dans la répar­ti­tion des richesses. Sous cou­vert d’i­déo­lo­gie ne sont encore atteintes que des réa­li­tés éco­no­miques. Vague après vague les mou­ve­ments d’é­man­ci­pa­tion se sont heur­tés depuis deux siècles à la résis­tance des struc­tures de pen­sée qui condi­tion­naient la vie humaine sous les régimes éco­no­miques et poli­tiques qu’ils ten­taient de ren­ver­ser. Ces struc­tures sor­taient intactes de la lutte et triom­phaient fina­le­ment de la révo­lu­tion elle-même. Défi­nie uni­que­ment par oppo­si­tion à des réa­li­tés maté­rielles, la volon­té de trans­for­ma­tion du monde n’a encore abou­ti qu’à des échecs, plus ou moins tem­pé­rés par des gains éga­le­ment maté­riels, sans cesse mena­cés et sou­vent reper­dus. Tout porte à croire qu’il en sera tou­jours de même tant que les révo­lu­tions se bor­ne­ront à cer­tains aspects par­ti­cu­liers des condi­tions de la vie sociale, sans s’at­ta­quer direc­te­ment à la struc­ture spi­ri­tuelle de la Socié­té. Devant tant de faillites, il est temps, pen­sons-nous, de ral­lier les esprits sur le vrai pro­blème révo­lu­tion­naire : la trans­for­ma­tion non plus seule­ment des rap­ports éco­no­miques qui divisent entre elles les classes sociales, mais celle des rap­ports intel­lec­tuels et moraux qui fondent l’exis­tence des hommes et des civi­li­sa­tions. Seul en effet le bou­le­ver­se­ment de ce second groupe de rap­ports est de nature à garan­tir la trans­for­ma­tion de la vie, incluse dans la trans­for­ma­tion du monde. »

Quand nous avons dit que la révo­lu­tion ne devait plus se conce­voir seule­ment dans une pers­pec­tive éco­no­mique mais aus­si bien contre une civi­li­sa­tion chré­tienne (voir nº sur la Franc-Maçon­ne­rie ) nous met­tions déjà en relief ce que nous appe­lons cette « néces­si­té glo­bale », c’est-à-dire encore, le rap­port cohé­rent des struc­tures de pen­sée et d’or­ga­ni­sa­tion des choses qu’au­cune RÉFORME éco­no­mique ou poli­tique n’est capable d’atteindre.

Car il y a une SOLIDARITÉ NATURELLE DES STRUCTURES.

Le res­sort de l’in­sur­rec­tion comme celui de toute reven­di­ca­tion « gauche » réside dans une hos­ti­li­té à l’é­gard des aspects immé­diats (loca­li­sés) de l’op­pres­sion sociale.

Il s’a­git de mettre en relief les fon­de­ments réels des struc­tures qui déter­minent cette oppres­sion. Démon­trer que l’hos­ti­li­té mani­fes­tée à telle frac­tion immé­diate de la réa­li­té doit se por­ter sur la cause plus large et pro­fonde et non sur l’un de ses pro­duits. Or ces causes résident tant dans l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique (capi­ta­lisme) que dans la forme de pen­sée acquise depuis la plus petite enfance de l’in­di­vi­du à son insu (pen­sée chré­tienne reli­gieuse et laïque).

Pour conclure nous vou­lons dire que LA GAUCHE, igno­rante de cette « néces­si­té glo­bale », igno­rante de la « soli­da­ri­té natu­relle des struc­tures », de plus, davan­tage fixée à l’i­ner­tie de « ce qui est » comme nous l’a­vons vu dans le texte pré­cé­dent parce que ses « refus sont par­tiels », est NATURELLEMENT RÉFORMISTE et qu’en consé­quence tout PARTI DE GAUCHE — comme nous le montre l’His­toire — se laisse peu à peu glis­ser vers la DROITE.

Et c’est le sort de tout RÉFORMISME, qui est avant tout une LOCALISATION de la pen­sée et de l’ac­tion qui va même dans la pra­tique poli­tique et sous le jeu des influences jus­qu’à dis­so­cier ces deux éléments !

Bédouin, dans l’ou­vrage pré­ci­té, cite fort à pro­pos le phy­si­cien Edding­ton qui conclut :

« LA LOCALISATION EST UN CONCEPT ARTIFICIEL DANS UN UNIVERS EN INTERRELATION »

C’est-à-dire, pen­sons-nous, que la syn­thèse entre l’homme et le monde exige cette prise de conscience. Sans celle-ci ni uni­té ni bou­le­ver­se­ment ne sont possibles.

C’est-à-dire aus­si que la chute du capi­ta­lisme n’en­traîne pas fata­le­ment la chute de la reli­gion. Que la per­sis­tance de celle-ci sous d’autres formes (elle est essen­tiel­le­ment plas­ti­forme) au-delà du capi­tal tend à la réin­tro­duire au besoin sous d’autres formes également.

Une autre cri­tique doit être notée ici à pro­pos du concept de loca­li­sa­tion qui anime pra­ti­que­ment les par­tis de gauche.

C’est que ces par­tis de « gauche », à user de ce concept, sont ame­nés natu­rel­le­ment à faire le jeu de la « droite », par cela même qu’ils par­ti­cipent « à ce qui est» ; que toute ten­ta­tive d’in­té­gra­tion de leur pro­gramme dans la struc­ture éta­blie, jette fina­le­ment le dis­cré­dit sur leur conte­nu révo­lu­tion­naire, mène à la las­si­tude et à l’é­cœu­re­ment, à la confu­sion et à l’abandon.

La rai­son de cet état de choses nous en paraît simple. C’est que pour intro­duire une réforme quel­conque dans la struc­ture réac­tion­naire elle devra obli­ga­toi­re­ment être amoin­drie, défor­mée, ajus­tée à cette struc­ture éta­blie, QUI NE PEUT EN AUCUNE FAÇON LUI CONVENIR.

Il faut le répé­ter : l’in­tro­duc­tion d’une réforme appelle la réforme glo­bale de toutes les struc­tures, sans quoi cette réforme, comme un corps étran­ger intro­duit dans le corps humain, sera REJETÉE natu­rel­le­ment ou absor­bé et trans­for­mé, c’est-à-dire ADAPTÉE. Or, ADAPTATION signi­fie ici DÉNATURATION. La fonc­tion de cette réforme sera blo­quée ou même détour­née de son objet par son condi­tion­ne­ment étran­ger, elle se tour­ne­ra même contre cet objet c’est-à-dire contre les indi­vi­dus qu’elle était des­ti­née à ser­vir, autre­ment dit contre l’ef­fort révolutionnaire.

La réforme est ain­si par essence nocive et sert pra­ti­que­ment les inté­rêts de la réac­tion qui aura tou­jours beau jeu de démon­trer par l’exemple le dés­équi­libre tan­gible pro­duit au niveau de la vie quo­ti­dienne des individus.

Bien que tout ANARCHISTE sache cela, il était bon de le sou­li­gner dans ce numé­ro des­ti­né à « la Gauche ».

Jacques

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