La Presse Anarchiste

Gauche et anarchisme aujourd’hui

Quand nous vint l’i­dée de ce numé­ro spé­cial sur la « Gauche », la concep­tion que nous avions était net­te­ment dif­fé­rente de ce que nous vous pré­sen­tons. Nous avions pen­sé, au départ, sur­tout ana­ly­ser le malaise qui existe dans les par­tis clas­siques et nous ima­gi­nions sché­ma­ti­que­ment un cha­pitre consa­cré à chaque par­ti. Ce que nous avons écrit est très différent.

La rai­son en est qu’à tout bien exa­mi­ner, les dif­fé­rentes mino­ri­tés des par­tis sont bien peu dif­fé­rentes quant au fond doc­tri­nal, même si elles semblent divi­sées sur des points secondaires.

André Phi­lip, qui fut long­temps le porte-dra­peau des mino­ri­taires socia­listes, publie dans « France Obser­va­teur » du 16 octobre, un article inti­tu­lé : « Mythe révo­lu­tion­naire et Socia­lisme ». Il n’est pas de notre pro­pos d’a­na­ly­ser tous les argu­ments qui y sont déve­lop­pés. Disons seule­ment, qu’un grand nombre de consta­ta­tions per­ti­nentes sur le plan éco­no­mique conduisent l’au­teur à des conclu­sions qui ne nous paraissent pas du tout convaincantes :

1°) La struc­ture éco­no­mique de la socié­té est pro­fon­dé­ment trans­for­mée. « Les prix ne se fixent plus libre­ment sur le mar­ché mais sont le résul­tat d’une poli­tique consciente de cer­taines entre­prises pilotes ». « Le pro­fit n’est plus un gain finan­cier immé­diat mais le résul­tat d’une évo­lu­tion à long terme où la ren­ta­bi­li­té de l’en­tre­prise dépend de la crois­sance géné­rale de l’é­co­no­mie ». « Tout cela n’est pas nou­veau et Phi­lip ne fait que consta­ter la dis­pa­ri­tion du capi­ta­lisme concur­ren­tiel du XIXe siècle.

2°) L’in­ter­ven­tion de l’É­tat dans l’é­co­no­mie est de plus en plus déci­sive. Voi­là qui n’est pas pour éton­ner les anar­chistes qui depuis Bakou­nine, ont tou­jours pré­vu cette évo­lu­tion, alors que les mar­xistes du 19esiècle envi­sa­geaient le « dépé­ris­se­ment » de l’É­tat à brève échéance. Bakou­nine écri­vait déjà le 28 avril 1869 « L’É­tat devient classe bureau­cra­tique à la fin, lorsque toutes les autres classes s’é­tant épui­sées, il s’é­lève ou tombe à la condi­tion de machine ».

D’où André Phi­lip conclut :

3°) Dans ces condi­tions « Le mythe de la Révo­lu­tion n’a plus beau­coup de sens ». Et c’est là que les argu­ments deviennent curieux. « L’ex­pé­rience des révo­lu­tions qui ont eu lieu ont mon­tré qu’elles ont abou­ti, non à une libé­ra­tion de l’homme mais à un asser­vis­se­ment crois­sant ». Nous connais­sons très bien ce genre d’af­fir­ma­tion. Her­riot l’employait déjà en 1922 (voir cita­tion dans un article pré­cé­dent). Sous pré­texte que l’U­nion sovié­tique a abou­ti à une forme de tota­li­ta­risme, on en pro­fite pour nier toute effi­cience à la révo­lu­tion. Qu’on nous per­mette d’op­po­ser l’ex­pé­rience ukrai­nienne et l’ex­pé­rience espa­gnole dont il n’est jamais ques­tion et qu’il fau­dra bien qu’un jour les hommes de « gauche » ana­lysent aus­si. Il paraît d’ailleurs qu’une insur­rec­tion contre l’É­tat moderne « a peu de chance de suc­cès » et que les Fran­çais « craignent la guerre civile ». Nous n’a­vons jamais pen­sé, quant à nous, que la Révo­lu­tion se ferait à la seule échelle de la France. Nous consta­tons comme Phi­lip que nous sommes dans une « socié­té de tran­si­tion » mais nous consta­tons en fait l’é­di­fi­ca­tion d’une nou­velle classe d’ex­ploi­teurs qui n’a pas encore son nom et qui, née de l’É­tat pour­rait s’ap­pe­ler « bureau­cra­tie » et née du Capi­tal pour­rait s’ap­pe­ler « tech­no­cra­tie » (les pro­grès tech­niques aidant) et se confondre, pré­ci­sé­ment à cause de cette « inter­ven­tion de l’É­tat ». C’est bien ce que constate le porte-parole du men­dé­sisme Hov­na­nian, dans le même « Franc obser­va­teur » lors­qu’il écrit :

« Nous voyons bien, tant par l’ex­pé­rience que nous four­nissent les socié­tés actuelles de struc­ture socia­liste que par celles que nous offrent les orga­ni­sa­teurs, que toute socié­té exa­gé­ré­ment pla­ni­fiée conduit à une emprise exa­gé­rée de la bureaucratie. »

Mais là encore, comme. chez Phi­lip, il n’y a pas le moins du monde l’i­dée même effleu­rée d’une socié­té où la pla­ni­fi­ca­tion ne serait pas faite par l’État.

La mécon­nais­sance de l’ap­pa­ri­tion de la « Nou­velle classe » (qui confirme toutes les pré­vi­sions anar­chistes) amène Phi­lip à dire qu’au fond il n’y a plus de classe ouvrière au sens où on l’en­ten­dait jus­qu’a­lors. Il n’est plus alors ques­tion que d’une « ana­lyse psy­cho­lo­gique et socio­lo­gique concrète des dif­fé­rents groupes sociaux pro­fes­sion­nels ». Remar­quons en pas­sant que cette thèse nous conduit direc­te­ment à la notion fas­ciste d’une socié­té où pré­ci­sé­ment les dif­fé­rents groupes pro­fes­sion­nels seraient repré­sen­tés dans l’É­tat. Car c’est bien fina­le­ment à la Notion de Col­lec­ti­vi­té Natio­nale au sens où les réac­tion­naires l’en­tendent, que l’on veut nous conduire. Phi­lip déclare que ces « groupes » béné­fi­cient des avan­tages de l’en­semble de cette com­mu­nau­té ». Voi­là com­ment Phi­lip fait bon mar­ché de la lutte de classe : il paraît que les tra­vailleurs béné­fi­cient de la com­mu­nau­té. Il est pour­tant simple de consta­ter que ce sont eux qui sup­portent en fin de compte, tout le poids des dépenses de la Nation, étant les seuls à ne pas pou­voir récu­pé­rer sur les impôts. C’est un exemple clas­sique de dire que le tra­vailleur paye deux fois la Sécu­ri­té Sociale : une fois par la rete­nue faite sur son salaire et une fois par les taxes des pro­duits qu’il achète ; alors que le patron récu­père sa coti­sa­tion sur ses prix de vente et ne la paye que sur les pro­duits de consom­ma­tion fami­liale qu’il achète comme tout le monde. Mais nous n’in­sis­te­rons pas sur ces exemples enfan­tins. Et Phi­lip d’a­jou­ter : « Le pro­lé­ta­riat de notre époque au sens mar­xiste du terme, ce sont les masses des pays afri­cains et asia­tiques ». Il sera du rôle d’un numé­ro de « Noir et Rouge » sur la lutte des classes d’ap­pré­cier une défi­ni­tion du pro­lé­ta­riat. Bor­nons-nous à dire que ce n’est pas parce que la classe ouvrière fran­çaise peut dif­fi­ci­le­ment se défi­nir selon les cri­tères clas­siques du mar­xisme que l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme n’existe pas en France. Pour Phi­lip, il y a tout de même un anta­go­nisme entre les tech­ni­ciens et les « masses qui effec­tuent le tra­vail ». Pour nous anar­chistes, c’est bien ce fait qui défi­nie la lutte de classe actuelle. Il faut ajou­ter que les tech­no­cra­ties se super­posent au capi­ta­lisme privé.

Mais ce qui cet inté­res­sant dans l’ar­ticle de Phi­lip, c’est que nous avons affaire pour la pre­mière fois à une cer­taine théo­rie de la classe ouvrière et de ses reven­di­ca­tions. « En atten­dant la Révo­lu­tion, le socia­lisme du XIXe siècle s’est fait essen­tiel­le­ment le défen­seur des reven­di­ca­tions au jour le jour de la classe ouvrière. » Aujourd’­hui — dit Phi­lip — « on s’a­per­çoit de plus en plus que la lutte pour les salaires nomi­naux risque d’être une dupe­rie. » Il y a des conver­sions tar­dives : les anar­chistes ont tou­jours défen­du ce point de vue. C’est sous la pres­sion des par­tis réfor­mistes qu’ils admirent une cer­taine lutte pour des réformes, mais ain­si que le dit Jean Grave : « en appre­nant aux inté­res­sés à ne plus les attendre, comme une grâce de la bonne volon­té du légis­la­teur » et de les obte­nir par l’ac­tion directe. L’i­nu­ti­li­té des aug­men­ta­tions de salaires était déjà démon­trée au début de ce siècle ain­si que l’at­teste la lec­ture de Grave. La posi­tion tra­di­tion­nelle des anar­chistes était que la seule GRÈVE effi­cace serait celle qui s’at­taque aux struc­tures du régime. Qu’est-ce qu’une révo­lu­tion sinon un chan­ge­ment de struc­tures ? (C’est ce que Mau­rice Tho­rez dit aus­si dans une récente inter­view accor­dée à l’Ex­press). C’est ain­si qu’il ne nous appa­raît pas du tout que la thèse révo­lu­tion­naire soit infir­mée le moins du monde par les consta­ta­tions de nos socia­listes mino­ri­taires. Phi­lip dit fort jus­te­ment que les reven­di­ca­tions ouvrières doivent être orga­ni­sées par l’en­semble du mou­ve­ment ouvrier. Si c’est de l’u­ti­li­sa­tion de la grève géné­rale qu’il s’a­git, nous sommes d’ac­cord. Mais cette adop­tion doit (à ce qu’il paraît) « être com­plé­tée par une action effi­cace sur les points où sont prises les véri­tables déci­sions ». Cela signi­fie que la classe ouvrière doit par­ti­ci­per à l’É­tat. Et cela nous est confir­mé par les phrases qui suivent où il est dit qu’il faut un État fort. Ain­si, la « Gauche », nous le consta­tons est inca­pable d’en­vi­sa­ger autre chose qu’une socié­té auto­ri­taire et étatique.

Il y a pour­tant des années que les par­tis socia­listes par­ti­cipent au pou­voir et auraient pu faire cette « action effi­cace sur les points où sont prises les déci­sions ». Ils ont subor­don­né toute l’ac­tion syn­di­cale qu’ils avaient noyau­tée à cette illu­sion. Le mou­ve­ment ouvrier est main­te­nant divi­sé, sans réac­tion et cette « gauche » qui a épui­sé les forces de la classe ouvrière s’est mon­trée inca­pable de résis­ter au fas­cisme dont l’ins­tau­ra­tion ou la non-ins­tau­ra­tion ne dépend plus que d’un HOMME à qui elle a remis tous ses pou­voirs. Telle est la réalité !

Quant aux mino­ri­taires com­mu­nistes, c’est bien la même thèse qu’ils déve­loppent lors­qu’ils parlent sous la plume de Fred Zel­ler dans la « Nation Socia­liste » de « Réfor­misme consé­quent » et d’un par­ti socia­liste élar­gi « aux élé­ments de la gauche du M.R.P. et des syn­di­cats chré­tiens » pour se rap­pro­cher au maxi­mum du pouvoir.

Aus­si pen­sons-nous qu’il est faux que les vieilles notions de réfor­misme et révo­lu­tion soient dépas­sées ain­si que le pré­tend André Philip.

Il est cepen­dant utile que l’on dis­cute dans les milieux de « Gauche ». Il est utile que ces pro­blèmes soient abor­dés. Les anar­chistes ont leur thèse que démontrent de plus en plus les faits. Cette thèse est incon­nue de la plu­part des mili­tants. Aus­si nous croyons pos­sible de pour­suivre le dia­logue au cours des mois qui viennent. André Phi­lip parle de « Démo­cra­tie indus­trielle » et d’é­du­ca­tion popu­laire. Il veut « for­mer des com­mu­nau­tés d’hommes libres res­pon­sables, décen­tra­li­ser les déci­sions, per­mettre à chaque citoyen dans sa loca­li­té comme sur le lieu de tra­vail de prendre lui-même, dans un cadre pla­ni­fié géné­ral, la res­pon­sa­bi­li­té des déci­sions dont dépend son exis­tence quo­ti­dienne ». N’est-ce pas un peu ce que serait la réa­li­sa­tion de l’A­nar­chisme communiste ?

C’est dans la des­truc­tion des illu­sions éta­tiques que réside l’un des buts de notre dialogue.

G.

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