La Presse Anarchiste

Autour de ma vie

« Que ferai-je de ma vie ? » — Simple ques­tion der­rière laquelle s’a­gitent bien des inquié­tudes et des doutes. Je n’ai pas la pré­ten­tion de pro­po­ser une solu­tion quel­conque à un pro­blème don­né. C’est hors de ma por­tée. J’en suis tou­jours à la période où les décou­vertes s’a­joutent aux décou­vertes, où, à vrai dire, il est impos­sible d’i­ma­gi­ner que l’on puisse stop­per et se dire : voi­là qui est assez. 

Il y a tou­jours de l’i­nat­ten­du dans la for­ma­tion d’une men­ta­li­té, aus­si ordi­naire soit-elle. Aucune vie ne sau­rait être empri­son­née dans un mot, une for­mule ou un laïus à allure scien­ti­fique ou autre. Je pense, en écri­vant cela, à tout ce qui a été dit tou­chant la femme et ses pos­si­bi­li­tés d’é­man­ci­pa­tion. Après avoir été diver­se­ment impres­sion­née par toutes sortes de lec­tures ou pro­pos, je cherche main­te­nant à m’al­lé­ger, à igno­rer jus­qu’au mot même d’émancipation. 

Je m’ef­force, depuis des années, à remon­ter le cou­rant d’une édu­ca­tion absurde, ou plu­tôt d’un manque d’é­du­ca­tion ; et sur­tout, j’es­saie de com­prendre… Je ne me raconte pas pour le plai­sir de d’é­ta­ler ou de me confes­ser. Ma vie est un exemple par­mi des mil­liers d’exis­tences fémi­nines faus­sées par un mau­vais départ. Je ne veux pas poser à l’a­nar­chiste farou­che­ment indé­pen­dante. Ce serait ridi­cule. Je ne me suis pas réveillée un matin, me disant sur un ton plein de lyrisme : « Je veux être libre ». Il est inutile d’a­jou­ter un nou­veau spé­ci­men à toutes les défor­ma­tions qui ont cours par­mi les femmes. 

Je ne sais si beau­coup de femmes atteignent un sen­ti­ment de plé­ni­tude et d’é­pa­nouis­se­ment ; je ne sais s’il existe beau­coup de femmes qui ont eu le cou­rage de ne pas se lais­ser étouf­fer par une extra­or­di­naire facul­té à se sou­mettre et à se rési­gner. Comme il serait bon de croi­ser de temps en temps sur sa route une per­son­na­li­té fémi­nine qui aurait pu sur­mon­ter le fata­lisme qui pèse sur son propre déter­mi­nisme, vers laquelle on pour­rait lever la tête, qui aurait autre chose à expri­mer que le doute de soi, la mélan­co­lie douce, une qua­si-impos­si­bi­li­té à être heureux ! 

J’ai payé un bon prix le métier qui assure ma vie maté­rielle : huit années de pen­sion­nats. Cette vie en vase clos avait déjà un carac­tère ané­miant par elle-même. De plus, rien n’é­tait mis en œuvre pour déve­lop­per en nous quelque esprit com­ba­tif. Rien ne nous pré­pa­rait à l’ef­fort d’a­dap­ta­tion et à la lutte que tout être humain doit sou­te­nir au sein de la socié­té. Dans la pen­sée de nos maîtres, nous devions néces­sai­re­ment épou­ser le milieu sous sa forme la plus cou­rante : le mariage. Je me rap­pelle la bou­tade d’un de nos pro­fes­seurs : « L’idéal serait qu’une agence matri­mo­niale soit annexée à l’é­cole ». On nous incul­quait la peur de l’ex­pé­rience sexuelle illé­gale. Je me sou­viens de l’at­mo­sphère de drame entre­te­nue autour d’une gros­sesse sur­ve­nue à l’une de nos com­pagnes, la réunion des élèves et des pro­fes­seurs au réfec­toire. Le ren­voi de l’é­cole. Cette mise en scène était odieuse mais nous impres­sion­nait beau­coup. À l’é­poque, nous étions inca­pables de redres­ser un juge­ment sur des faits dont nous n’a­vions ni l’ex­pé­rience, ni la maîtrise. 

D’autre part, il me serait dif­fi­cile de don­ner une idée de la saveur de l’air dans laquelle nos esprits étaient plon­gés. Mon ima­gi­na­tion allait, la bride au cou, bro­dant un curieux monde de fan­tai­sie. Qui attrait pu me ren­sei­gner ? Mes maî­tresses ? Presque toutes menaient une vie cari­ca­tu­rale. Ma famille ? Ce que j’y pui­sais était à la déro­bée et comme mal­gré elle. Mes lec­tures ? Quelques-unes eurent sur moi une influence que je ne peux qua­li­fier de bonne ou mau­vaise. Je bai­gnais dans un roman­tisme de mau­vais aloi, dans « du flou ». Cet état de vague attente, cette concen­tra­tion sur un soi-même nébu­leux et un peu sou­pi­rant sont, sans doute, une pâle copie du com­plexe pri­mi­tif de sen­ti­ments qui don­nait à la femme, à l’é­gard de l’homme, la force d’un puis­sant pôle d’attraction. 

Nous n’a­vons plus le loi­sir d’exa­mi­ner s’il est natu­rel ou non que la femme « ajoute » à sa psy­cho­lo­gie des élé­ments qui n’y étaient pas pri­mi­ti­ve­ment. « La vie est pres­sante. La femme doit avoir, pour che­mi­ner à tra­vers notre monde moderne, une capa­ci­té de résis­tance » maxi­mum, une volon­té nor­male, un esprit d’i­ni­tia­tive agis­sant. Cha­cun à ce qu’il veut. La jeu­nesse (je me per­mets d’a­jou­ter « et les femmes » si l’on tient compte qu’un nombre impor­tant de femmes n’ar­rivent jamais à l’é­tat adulte) se trompe là-des­sus parce qu’elle ne sait que dési­rer et attendre la manne. Or, il ne tombe point de manne ; et toutes les choses dési­rées sont comme la mon­tagne, qui attend, que l’on ne peut man­quer ; mais aus­si il faut grim­per », dit Alain dans ses pro­pos sur le bon­heur. Je ne lisais pas Alain dans ma prime jeu­nesse. Per­sonne, autour de moi, n’a­vait l’air « de grim­per ». De bonne foi, peut-être, j’ai cru qu’un monde facile et enchan­té allait venir mes pieds et que cela m’é­tait dû. À vingt ans, j’a­vais à peine dépas­sé le stade des contes bleus avec un arrière-goût de conformisme. 

Voi­là avec quelles armes nous entrions dans la vie ! On com­prend alors pour­quoi, par­mi celles qui manquent le coche ou, si l’on veut, qui n’ar­rivent à s’ins­tal­ler dans le lit d’un homme pour la vie durant, beau­coup deviennent un genre de ratées rési­gnées ou aigries. On com­prend éga­le­ment pour­quoi tant de femmes rai­sonnent et agissent comme de grands enfants, appe­lant incons­ciem­ment la pitié. 

Mes pre­mières expé­riences don­nèrent nais­sance à des conflits où ces fac­teurs jouèrent cer­tai­ne­ment un grand rôle. Mon goût pour la sta­bi­li­té et la sécu­ri­té se heur­ta à la fra­gi­li­té des valeurs humaines et la faci­li­té avec laquelle elles se font et se défont. Le désar­roi qui me sai­sit fut accru encore par toutes les exi­gences d’une pas­sion qui n’a­vait trou­vé jus­qu’a­lors aucun écou­le­ment nor­mal. Je fus ter­ri­ble­ment exclu­sive et jalouse. Ces impul­sions spon­ta­nées liées à l’a­mour ont d’une si puis­sante réa­li­té qu’il me paraît absurde d’en faire abs­trac­tion dans nos rap­ports avec autrui, tout au moins au début de la vie sen­ti­men­ta­lo-sexuelle. Mais où était donc ma rai­son, ma divine rai­son?… Elle avait dis­pa­ru scène. Autour de moi, il y avait des gens calmes qui me deman­daient d’être pon­dé­rée, de peser, de réflé­chir. Ils évo­luaient dans leur sphère avec leurs mots qui ne m’at­tei­gnaient plus. C’est ain­si que je pris contact avec l’é­goïsme, celui des autres et le mien. 

Les indi­vi­dus avec les­quels j’é­tais liée étaient déjà lourds d’ex­pé­rience. Ils avaient, évi­dem­ment, une concep­tion de vie dif­fé­rente, une idée plus pré­ci­sé de ce qu’on peul attendre d’un être humain. Pro­té­gés par leur égo­cen­trisme, ils étaient. moins per­méables aux chocs de deux tem­pé­ra­ments et pas­saient outre. Il n’y a donc rien de sur­pre­nant à ce que sur­gissent de pro­fonds désac­cords et des moments d’in­com­pré­hen­sion totale. L’a­mour n’est encore, bien sou­vent, rien d’autre que la ren­contre de deux égoïsmes qui essaient de se modi­fier mutuel­le­ment. Vu sous cet angle, le couple est impré­gné d’une hos­ti­li­té latente. Se com­prendre est une affaire mal­ai­sée. « Dès que la réflexion s’é­veille, il n’est pas sans incon­vé­nient que cha­cun des sexes admire l’autre sans le com­prendre, comme il ferait d’un ingé­nieux ani­mal, étran­ger par la struc­ture et par le des­sus des pen­sées ». L’a­mi­tié, qui doit obli­ga­toi­re­ment dou­bler l’a­mour, se pré­sente donc avec des dif­fi­cul­tés de réa­li­sa­tion presque insur­mon­tables. Pour­tant, « il est clair qu’une vraie conver­sa­tion, conti­nuée, entre l’homme et la femme, sup­pose toute la sagesse humaine tant d’es­sais témé­raires, tant de vaines d’être com­pris, tant de drames nés de réflexion courte, et même le silence du couple, sou­vent, le prouvent assez. Il faut dire et redire que l’ap­pli­ca­tion sui­vie à com­prendre l’autre, quand un mou­ve­ment inverse y répond assez donne l’exemple le plus ache­vé de la pen­sée et peut-être le seul. Il n’est point d’homme qui n’ait besoin de l’a­ver­tis­se­ment fémi­nin ; il n’est point de femme qui ne doive régler ses rêve­ries d’a­près l’ordre exté­rieur dont l’homme est le ministre. Fina­le­ment, c’est le couple qui sau­ve­ra l’es­prit…» [[Alain. Idées (Socio­lo­gie de la famille)]].

Je ne sais ce que nous réserve demain. Peu importe ! Aujourd’­hui, j’es­saie de mettre de l’ordre dans ma mai­son avec un com­men­ce­ment de méthode ; car si l’é­toffe ou la façon de trai­ter varie, nous tâchons, hommes et femmes, d’o­rien­ter, un peu à l’a­veu­glette, nos res­sources et nos efforts vers un but com­mun. Il faut recon­naître que les femmes, dans ce domaine, en sont encore aux pre­miers bal­bu­tie­ments. Pour­tant, elles pos­sèdent une foi puis­sante liée à leur rôle de créa­trices et conser­va­trices de la vie. Cette source natu­relle d’une éner­gie qui pour­rait diri­ger le monde vers la paix, rayonne encore bien fai­ble­ment. En véri­té, nous savons si peu l’u­ti­li­ser que nous en sommes encom­brées et ten­tons de l’a­ban­don­ner au bord du che­min. « Je ne suis pas sen­ti­men­tale », disent cer­taines femmes qui ne craignent pas de se nier. Ah ! que ne le sont-elles davan­tage avec plus de vigueur et de san­té ! Et que ne s’é­garent-elles un peu, jetant par-des­sus bord tout ce qu’on vou­drait leur faire accroire ! Et que n’ac­ceptent-elles le vide et le silence plu­tôt que s’ac­cro­cher à de vagues et, ridi­cules illu­sions ! Certes, c’est une expé­rience pénible. Mais il faut choi­sir ou tran­si­ger indé­fi­ni­ment avec soi, avec les autres et d’ac­com­mo­de­ments un accom­mo­de­ment à sa vie sa sub­stance même, ou esquis­ser une atti­tude posi­tive, ten­ter de s’af­fir­mer au grand jour et aller au hasard… 

Emma­nuèle

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