Changer de cap ?
Le programme de gouvernement avance un certain nombre de revendications que le P.C.F. se proposerait de satisfaire si les Français avaient le bon goût de le porter au pouvoir en 1973. Voyons quelles sont ces revendications, ces « transformations décisives et irréversibles ».
Les salaires : « Afin d’opérer le rattrapage indispensable, les bas salaires seront immédiatement augmentés. Aucun ne devra être aujourd’hui inférieur à 1.000 francs par mois. « L’augmentation générale et substantielle des autres salaires et traitements sera engagée. Une véritable échelle mobile sera instituée garantissant le pouvoir d’achat des salaires, traitements, pensions, retraites et allocations familiales. »
Le temps de travail : « Le retour aux 40 heures de travail hebdomadaire en 5 jours pour l’ensemble des salariés avec maintien intégral du salaire ou traitement antérieur sera généralisé. »
Garantie de l’emploi : « Les indemnités de chômage seront revalorisées et leur attribution élargie,» (…) « En cas de reconversion, le réemploi sera garanti sur la base d’une qualification équivalente accordée aux travailleurs. Tout licenciement non accompagné d’une mesure de reclassement préalable assurant cette équivalence sera interdit. »
Retraites : « L’ouverture du droit à la retraite sera amenée à 60 ans pour les hommes et 55 ans pour les femmes. » Le montant des retraites, Sécurité sociale et retraite complémentaire, sera « à bref délai amené à 75% du montant du salaire annuel perçu en moyenne au cours des dix meilleures années de carrière. »
Conditions de travail : une seule phrase : « Dans le cadre de la politique sociale du gouvernement et des luttes des travailleurs, il deviendra possible d’obtenir que les conventions collectives comportent de nouvelles dispositions visant à améliorer les conditions de travail. »
Logements : les prix des loyers seront stabilisés à des niveaux modérés. Chaque année, 700.000 logements dont 400.000 H.L.M. seront construits.
Sont également développées les vues du P.C.F. sur la politique extérieure, les finances publiques, les nationalisations, la recherche scientifique, la place de la femme dans la société, ainsi que des cocoricades sur l’armée, etc. Dans le programme du P.C.F., tout y est.
On peut être frappé par la prudence des revendications proposées par ce programme : 1.000 F de salaire minimum pour 1973 – compte tenu de la hausse des prix et alors que c’était une des revendications de Mai 68 ; 40 heures hebdomadaires obtenues en 1936 mais jamais appliquées ; plein emploi, garantie de l’emploi, retraites – sans aucun engagement précis ; conditions de travail – une phrase, le vague absolu, rien sur l’encadrement, les petits chefs, les brimades, en somme, rien, à l’atelier, ne sera changé. Mais poursuivons : 700.000 logements c’est le chiffre qui, d’après les experts bourgeois eux-mêmes, constitue le seuil minimum d’assistance aux besoins réels.
Tout cela est extrêmement « raisonnable ». Certes, lorsqu’on s’apprête à prendre le pouvoir – fût-ce légalement, on s’attend à avoir à faire face à des problèmes prodigieusement complexes, aux interrelations multiples. On ne s’engage par conséquent pas trop, tant d’imprévus peuvent survenir…
Ce qui est remarquable, c’est qu’aucune des revendications exprimées par le P.C.F. n’est incompatible avec « l’ordre bourgeois », et que, fondamentalement, le programme dans son ensemble ne remet pas en cause le mode de production capitaliste.
En réalité, tel qu’il est présenté, le programme du P.C.F. est tout au plus un programme de centre-gauche. C’est un programme que des bourgeois intelligents pourraient, à peu de choses près, présenter. (Il est bien connu que les capitalistes français sont parmi les plus cons et les plus attardés qui soient.) Aux capitalistes, le P.C.F. n’oppose pas les travailleurs : il oppose aux « grands monopoles » toutes les forces « anti-monopolistiques », ce qui comprend, outre les travailleurs, tout ce qui n’est pas grand monopole : petits porteurs de titres, petite et moyenne bourgeoisie, etc., bref, tous les « petits », y compris les petits capitalistes. Le programme préserve les petits porteurs de titres, il abolira les privilèges fiscaux bénéficiant aux gros détenteurs d’actions, il combattra la mobilité du capital à la recherche de « superprofits ». Petits, gros, super, moyen, voilà les découvertes dont le P.C.F. se sert pour traduire le caractère de classe de la société bourgeoise, en définitive pour prouver qu’il existe des affinités entre toutes les victimes des monopoles, qu’ils soient prolétaires ou bourgeois.
Les réalités économiques
Dans le programme, nous pouvons lire : « La résorption complète du chômage et du sous-emploi chronique, notamment celui des femmes et des jeunes, est un objectif démocratique primordial » (p. 48). Et deux lignes plus bas : « L’équilibre de l’emploi, jamais réalisé en régime capitaliste, sera au centre de l’élaboration des politiques économiques et d’aménagement du territoire » (Souligné par nous).
Effectivement, le plein emploi est impossible tant qu’il y a propriété privée des moyens de production, tant qu’il y a un secteur privé dans l’économie. Imaginons un régime où existe réellement le plein emploi, et où il y a encore des capitalistes. Le plein emploi signifie qu’il n’y a pas de marché du travail, tous les travailleurs étant par définition « casés ». Un capitaliste investit, construit une usine. Il a besoin de main‑d’œuvre pour son usine. On ne peut pas la prendre dans cette « armée industrielle de réserve » que sont les chômeurs, puisqu’il n’y a pas de chômeurs. Il ne pourra trouver cette main‑d’œuvre dont il a besoin que dans les autres entreprises, privées ou… nationalisées. Mais pour inciter ces travailleurs à quitter leur emploi, il devra les payer mieux que ce qu’ils gagnent déjà. Cela fera monter les salaires moyens dans la branche d’industrie, cela se répercutera dans toute l’économie en faisant monter les prix.
Dans le mode de production capitaliste, toute tentative visant à supprimer le chômage conduit à un échec. Cela, même les économistes qu’on peut le moins taxer de sympathie pour le socialisme le reconnaissent. Les économistes du P.C.F. ne sont pas non plus sans le savoir.
Peut-on en rester encore aujourd’hui à la course interminable entre les salaires et les prix de détail lorsqu’on sait qu’en dix ans :
– La production intérieure brute a plus que doublé ;
– Les ventes à l’étranger ont presque triplé ;
– Le rendement de l’impôt a plus que triplé ;
– Le revenu national a doublé en 15 ans.
Entre 1959 et 1969, le nombre des contribuables est passé de 4.985.000 à 10.480.000. Cette progression de 110% a concerné essentiellement les salariés.
Entre le même intervalle de temps, les revenus imposables ont augmenté de 248%, passant de 48 à 167 milliards de francs. C’est dire que le rendement de l’impôt est passé de 8,2 milliards en 1959 à 27,2 milliards en 1970, soit une augmentation de 234% en 11 ans.
Puisque durant cette période la production intérieure brute a plus que doublé en valeur (de 245 à 730 milliards), on conclut que la pression fiscale réelle a augmenté de plus d’un tiers entre 1959 et 1970. Si l’on s’en tient aux évaluations du ministère de l’Économie et des Finances, pour 1972, les chiffres sont encore plus frappants. Par rapport à 1959, la production intérieure brute aura augmenté de 262% tandis que l’impôt sur le revenu aura progressé de 308%, c’est à‑dire que la pression fiscale directe aura augmenté de près de la moitié.
Entre 1959 et 1972, le rendement de la T.V.A. sera passé de 18 milliards à 88 milliards, soit une augmentation de 380%.
On voit que l’économie se porte bien… Quelle est la part qui revient aux petits, aux vieux, aux salariés dans cet amoncellement de richesse ? Le Monde du 14 septembre 1971 nous apprend que « la hiérarchie des revenus nets (après impôts) entre groupes extrêmes allait de 1 à 184 (204 F à 5.800 F par mois). Et les patrons P.-D.G. ne déclarent pas ce qu’ils font passer dans les frais de l’entreprise. »
Une étude récente du Comptoir national du patronat français nous dit : « Les investissements conservent un très haut niveau et la quasi totalité des activités d’équipement atteignent des records absolus. » Autrement dit, les capitalistes atteignent des records de chiffre d’affaires.
Le 9 novembre 1971, le
Ces commentaires montrent donc que la bourgeoisie et dans son sillage la petite bourgeoisie, se gavent présentement comme jamais elles n’ont pu le faire. Face à cette accumulation de richesses par le capital, alors que le tiers des sociétés françaises ne déclarent aucun bénéfice quand leurs dirigeants touchent des revenus copieux, est-il encore d’actualité d’en rester à l’échelle mobile des salaires ?
Ce tiers de parasites : ce sont soit des fraudeurs (faudra-t-il les exproprier?), soit des « petits » qui ne s’en sortent pas (faudra-t-il les soutenir?).
Plutôt que de verser dans les phrases creuses, pourquoi le P.C.F. n’expose-t-il pas aux travailleurs, avec des exemples simples et chiffrés, la part que constitue leur contribution à cette création de richesses, et la part qui leur revient, c’est-à-dire, en définitive, pourquoi le P.C.F. ne donne-t-il pas aux travailleurs la mesure exacte de leur surexploitation ? Est-ce par peur qu’ils deviennent révolutionnaires ?
En ce qui nous concerne, nous pensons qu’il est plus important d’exposer aux travailleurs la science de leurs malheurs, pour reprendre l’expression de Fernand Pelloutier, le fondateur des bourses du travail, que de les endormir sous 200 pages de formules creuses où nous retrouvons l’écho de nos aspirations (et encore!) mais sous forme de vagues promesses, sans rien de précis.
Pour que tous les exploités puissent devenir des lutteurs révolutionnaires, il faut, avant tout, qu’ils aient pleinement conscience et connaissance de leur surexploitation.
Signification politique et économique du « programme »
Les militants ouvriers dans les entreprises ont pu se rendre compte de l’attitude du P.C.F. à travers sa centrale syndicale, lors des derniers conflits. C’est la politique qu’il suit à chaque fois que point à l’horizon une élection qui peut lui donner quelque espoir d’arriver au pouvoir.
Depuis que le P.C. a été écarté du pouvoir en 1947, sa politique consiste inlassablement à dire que le seul moyen pour satisfaire les revendications des travailleurs, c’est d’amener au pouvoir un gouvernement populaire. C’est en fonction de cela que depuis 25 ans, le P.C.F. fait cesser les grèves, appelle à la « responsabilité » les travailleurs qui ne veulent pas en rester là, invite les travailleurs à la « dignité », à attendre la solution de leurs problèmes de la venue au pouvoir d’un gouvernement de « gôche » plutôt que de la lutte. Il ne faut pas verser dans « l’aventurisme », tomber dans la « provocation » qui « cherche à entraîner les ouvriers dans des épreuves de force dans le but de leur infliger des défaites spectaculaires ».
On ne peut comprendre l’attitude du P.C.F. sans se reporter à la politique extérieure de la bureaucratie soviétique, essentiellement défensive. Le rôle essentiel de la bureaucratie du P.C.F. est de défendre, dans les pays capitalistes, la bureaucratie soviétique. Dans les périodes, comme c’est le cas actuellement, où la bureaucratie soviétique parvient à des accords avec les pays capitalistes, le rôle de la bureaucratie du P.C.F. est de ne pas gêner ces accords et de freiner, détourner les luttes du prolétariat qui pourraient mettre en cause ces accords. Aussi la direction du P.C.F. emploie-t-elle un vocabulaire plus patriote que les patriotes, plus tricolore que les gaullistes. On fait front commun contre l’ennemi du moment, « l’impérialisme américain », « le pouvoir personnel » ou le « pouvoir des monopoles », mais non pas contre le véritable ennemi, la bourgeoisie française et le pouvoir tout court.